La pleine conscience comme étape vers une culture de paix économique
Le monde de l’entreprise aime les métaphores guerrières. Pourtant ces métaphores sont contradictoires avec la nature originelle de l’entreprise, qui est collaborative en vue de l’atteinte d’une meilleure satisfaction de ses membres. Pourquoi donc ne pas à l’inverse recourir aux métaphores pacifiques et, pour viser à une conception constructive de l’activité tant collective qu’individuelle, recourir à la méditation de pleine conscience ? Cette technique a montré son efficacité pour les individus et pour le travail en équipe.
Si les crises à répétition des dernières années – climatique, environnementale, économiques, sociales et internationales – sont dues aux excès de notre modèle économique à travers les « hypers » – compétition, consommation, financiarisation, exploitation et globalisation –, alors il nous faut rapidement et en profondeur changer la façon dont nous formons nos futurs manageurs et nos leaders. La transformation des organisations est nécessaire, mais comment la conduire si nos projections ou conditionnements ne sont pas questionnés ou simplement reconnus ?
Travailler sur ses conditionnements
« Aucun problème n’est résolu à partir du niveau de conscience qui l’a créé », disait Albert Einstein. Le travail sur nos conditionnements est incontournable si nous voulons être des acteurs de changement. Cette transformation contribuera à l’évolution d’une culture de guerre économique vers une culture de paix économique, en questionnant nos représentations sur ce qu’est la vie, ce qu’est être humain, faire société et faire entreprise.
Quand il est nécessaire d’apporter des réponses pacifiées face aux événements de la vie, notre monde offre tous les arguments, des plus contradictoires aux plus rationnels, pour élaborer de magnifiques stratégies d’évitement des efforts à fournir ou des risques à prendre. Les organisations sont devenues le lieu de référence des paradoxes et de violences plus ou moins souterraines et parfois auto-infligées pour répondre à l’injonction de performance, alors qu’elles devraient permettre de renforcer notre dignité et notre contribution au monde.
Trois réponses insatisfaisantes
Pour vivre en paix avec soi, les autres ou le monde, il n’y a pas meilleure entame que de percevoir clairement ce qui se joue dans l’instant, en moi, avec les autres et l’environnement. Qui parmi nous n’a pas vécu la situation suivante : vous êtes en réunion, ce qui est dit vous inquiète, vous blesse ou pire vous met en cause.
Vous aimeriez être capable de réagir dans l’instant, de dire les choses vraies. Mais l’enjeu, soudain, semble trop élevé, le stress augmente et les risques d’une réponse « non maîtrisée » et de ses conséquences vous poussent… à fuir… de trois façons qui, une fois la situation terminée, seront toujours insatisfaisantes. L’évitement arrive en tête : « Ne dis rien, de toute façon, ils ne comprendront pas. » La manipulation suit de près et, pour contrer votre contradicteur, rien de tel qu’une bonne blague finement humiliante. Et enfin l’agression : « Qui est-il celui-là pour me contredire, je vais le casser ! »
Lire aussi : Réussir une restructuration sensible en travaillant sur soi
Parler des soft skills
Dans ce monde-là, où la compétition ou l’agressivité semblent être des valeurs centrales de la réussite, parler des soft skills n’est pas chose facile. Les compétences psychosociales prennent, pour les uns la forme inepte d’une panacée et, pour les autres, elles seront soit rejetées sans être entendues ou combattues sans être comprises.
D’un côté, le cercle vicieux des personnes en souffrance qui désespèrent de vivre mieux et qui sont éblouies par les profiteurs de détresse ; de l’autre le cycle non moins malsain de ceux qui ne veulent pas regarder le monde en face (entre autres, car les errements de l’économie nourrissent leur cupidité) et qui s’appuient sur une prétendue rationalité pour s’absoudre d’avoir à affronter les réalités, en risquant d’y perdre leur humanité. Dans les deux cas une double erreur : un individualisme abscons, quand il est urgent de nous penser comme les « êtres en relations » d’une communauté coproductrice ; et l’adoration d’un outillage prétendument rapide et opérationnel, là où il nous faut penser culture et éducation.
Vers une culture de paix… économique
Le monde économique est souvent présenté en hypercompétition ou en guerre. Parler de guerre économique ne surprend personne – mais parler de paix économique provoque immédiatement une suspicion d’angélisme – n’est-ce pas surprenant ? L’entreprise valorise la puissance, l’excellence, la domination des marchés, le rang ou le classement. On ne peut y survivre que si l’on est plus fort.
“Parler de paix économique provoque une suspicion d’angélisme.”
La représentation d’une guerre économique mondiale et permanente, enracinée dans la vision présocratique de Polémos, incarnation divine de la guerre, pose comme naturelles et légitimes les conditions d’un conflit présenté par Héraclite comme nécessaire et père de toute chose. Individualisme, rareté, compétition, expansion et appropriation en seraient alors les fils et les filles.
La guerre économique
Mais la guerre économique ne propose au « combattant », en récompense de son engagement, aucun espoir particulier d’un temps meilleur autre que les illusions de la richesse, du pouvoir et de l’orgueil. Elle n’a pour horizon qu’elle-même et justifie un état de violence institutionnel permanent, de violence structurelle, dont on mesure aujourd’hui les dégâts sur les personnes (stress, burn out, suicide), les relations (conflits, marginalisation), la société (crises sociales ou économiques), les nations (crises internationales et guerres) et la nature (crise environnementale ou climatique). Par un langage guerrier – task force, cibles, stratégie, tactique – est véhiculée une représentation biaisée de notre nature même.
La culture de guerre économique se présente alors comme la fille de cette nature humaine agressive. De nombreuses croyances et systèmes de justifications renforcent cette erreur d’analyse – l’homme est un loup pour l’homme, qui veut la paix prépare la guerre, la compétition est mère de toute réussite, qui, elle, ne vaut que dans la souffrance. Est-il sérieux d’adhérer sans regard critique à cet implicite qui fait de la culture une déclinaison directe de notre nature ?
Nature et culture
La littérature scientifique sur l’anthropologie du potentiel humain pour la paix soutient que l’agression n’est pas une façon naturelle de gérer les tensions, mais plus une conséquence culturelle : « Les humains ne sont pas inévitablement agressifs et l’agressivité ne cause pas inévitablement la guerre, les soldats sont entraînés à augmenter leur agressivité » (Douglas P. Fry), non pas par désir, mais par besoin de survie.
C’est l’état de guerre qui dicte sa loi, pas la nature ou l’envie d’être agressif. Et il en est de même dans l’économie ! Si la guerre était une conséquence de la nature humaine, pourquoi encore l’expression faire preuve d’humanité serait-elle utilisée pour évoquer la relation, le lien, le soin, la compassion ou l’amour envers son prochain ? De même que la violence n’est pas une conséquence de notre nature – contrairement à un potentiel agressif, qui lui peut avoir des vertus salvatrices –, la bienveillance ne révèle pas la nature humaine, mais bien ses mœurs, sa culture.
Qu’est-ce qu’une culture ?
La culture est l’ensemble des connaissances, des comportements, des habitudes, des savoirs et des systèmes de sens, transmis par les croyances, le raisonnement ou l’expérimentation. Elle représente l’ensemble de l’acquis de l’espèce, indépendamment de l’héritage génétique. Elle est constituée entre autres des arts et des lettres, des modes de vie, des droits fondamentaux de l’être humain, des systèmes de valeurs et de structures sociales, des traditions et des techniques.
Savoir si nous sommes agressifs par nature ou plutôt collaboratifs est un débat qui nous semble sans intérêt. La véritable question est bien celle de la culture et de l’éducation : que souhaitons-nous transmettre à nos enfants ? Comment voulons-nous former nos futurs leaders et manageurs ? Si en nous existent les deux tendances, violence et paix, chaque matin laquelle voulons-nous nourrir ? Dans son préambule, l’Acte constitutif de l’Unesco proclame que « les guerres prenant naissance dans l’esprit des hommes, c’est dans l’esprit des hommes que doivent être élevées les défenses de la paix ».
La culture de paix
Il nous faut donc sans détour promouvoir une culture de paix économique, afin que soit élevée dans l’esprit des dirigeants et des manageurs de demain une culture qui redonne à l’entreprise son but premier : s’unir pour assurer une vie heureuse par une assistance réciproque et la création commune de plus grand que nous au service de tous. Il convient alors de compter ce qui compte. La finance et les KPI (Key Performance Indicators) sont de bons serviteurs, mais de mauvais maîtres.
Rien ne sert de faire plus, mais de faire mieux pour surtout être utile. La culture de paix comprend deux orientations majeures. D’une part il convient de savoir détecter, en tout lieu et à chaque instant, ce qui fait violence, pour apprendre à la réduire sans violence. Mais cela ne suffit pas ! Notre culture centrée sur le problème oublie que ce n’est pas parce que rien ne va mal que tout va bien.
Le bonheur n’est pas sur le même continuum que la souffrance, et la réduction de celle-ci n’augmente pas celui-là ; nous traversons tous ces moments où nous pourrions dire que rien ne va mal, mais que nous ne nous sentons pas bien. Il nous faut donc d’autre part apprendre à détecter ce qui concourt à la paix, pour permettre son épanouissement vers la joie et là aussi de l’intime à la dimension très organisationnelle des entreprises. La pleine conscience est pour cela une excellente porte d’entrée.
La pleine conscience, première étape
Il ne s’agit pas ici de décrire dans le détail cette pratique, mais d’aborder un ensemble d’éléments clés pour sa compréhension, sa mise en œuvre et son lien avec la réduction des tensions, de la violence, et l’instauration d’une culture pacifiée. Ancrée dans de nombreuses traditions et écoles de pensée, la méditation de pleine conscience fait référence à un ensemble de pratiques conçues pour exercer le sujet à cultiver une attention au moment présent dépourvue de jugement et empreinte de bienveillance. Elle permet, par un « entraînement de l’esprit », de mieux comprendre notre fonctionnement et de cultiver la liberté intérieure, domaine où nous fonctionnons bien souvent de manière automatique et conditionnée. Elle invite ainsi à une conscience de notre interdépendance avec les autres et le vivant dans un contexte culturel qui promeut l’illusion de la toute-puissance de l’individu.
Des effets positifs
La recherche a montré un ensemble d’effets positifs de cette pratique. En voici quelques-uns : résilience accrue face à l’incertitude ; efficacité collective et créativité ; ancrage dans l’opérationnel et engagement ; décisions plus éthiques ; apprendre mieux de ses erreurs. Les pratiquants évoquent, entre autres, une ouverture aux perspectives multiples, une proximité avec les opérations, une valorisation de l’expertise plutôt que du rang, une focalisation sur le processus plus que sur le but et une solidarité qui prévaut sur l’ego.
Éteignons ici, dans l’œuf, une représentation véhiculée par les contradicteurs ; non, la pratique de la pleine conscience n’est pas un renforcement de l’individualisme. Au contraire, elle est un engagement d’intériorité citoyenne incontournable pour tout projet de transformation opérationnelle. Elle ne peut se développer qu’à partir de soi et de sa propre expérience de la vie, sans complaisance pour nos dérives et nos erreurs – entre puissance et vulnérabilité. Son objet central est la mise en relation ; avec soi, pour enrichir les relations avec les autres, le monde, la nature.
Deux formes complémentaires
Si sa finalité est « d’aller mieux », son principe revêt deux formes complémentaires. D’une part, elle permet de baisser le seuil de détection de ce qui « est » en nous et dans le contexte vécu, que ce soit neutre, agréable ou désagréable. Ainsi, nous observons mieux et plus tôt nos tensions physiques, réponses émotionnelles et pensées automatiques, devenant ainsi capables d’apporter une réponse plus adaptée à la situation plutôt que d’être enfermés dans nos réponses automatiques insatisfaisantes.
D’autre part, baissant notre seuil de détection, elle nous oblige à ne plus fuir nos tensions, à nous « rendre à l’évidence » : « J’ai peur de le dire devant le patron, mais il le faut. » Si réduction du stress il y a, c’est parce que j’apprends à mieux faire face à la situation avec courage. Elle n’est donc pas immédiate, comme dans la fuite quand on évite « de dire les choses ». Mais elle est structurelle car, ayant choisi l’action, le stress grimpe sur l’instant, mais la satisfaction de s’être exprimé clairement renforce sur le long terme l’estime de soi.
Dans l’entreprise la pratique n’est pas là pour réduire, c’est-à-dire trop souvent masquer les tensions, les surcharges, les conflits ou encore les paradoxes. Elle est là pour nous permettre de comprendre que le « bel-agir », la mise en œuvre la plus efficace de nos compétences et, par conséquent, la performance seront d’autant plus grands que nous saurons créer des espaces où chacun se sentira suffisamment en sécurité pour dire ce qu’il a à dire – surtout si c’est un désaccord !
Des risques, aussi
Comme toute pratique la pleine conscience ouvre la porte à des instrumentalisations malsaines. En voici quelques-unes. Nous avons déjà cité la dérive des consultants qui, s’appuyant sur des résultats de recherche, s’égarent parfois à faire d’une pratique complexe une panacée. La pleine conscience éclaire les situations problématiques, elle ne les résout pas. Il faudra toujours équiper les employés pour améliorer leurs compétences ; ce n’est pas parce que le chemin se dégage que les ronces ne continuent pas de pousser. D’autres risques sont présents : proposer le séminaire comme récompense et non comme engagement sérieux ; stigmatiser des personnes « s’il y va, c’est qu’il est incompétent » ; focaliser sur la dimension pathologique « vous êtes stressé, allez méditer » ; favoriser la marque employeur sans engager de réelles transformations organisationnelles.
Résister à l’insensibilisation
Il reste un point clé. Tous les conflits, toutes les guerres, démarrent par une tentative d’insensibilisation à l’ennemi. Qu’il soit un peuple (« les Ukrainiens sont des nazis »), des animaux (« les renards sont des nuisibles ») ou des concurrents (« leurs produits sont antiécologiques »), le procédé est le même. J’insensibilise mon équipe commerciale afin de la pousser à user de tous les moyens pour détruire la concurrence. La pleine conscience redonne place à notre discernement et à notre sensibilité au vivant, par-delà les propagandes. Si je suis sensible à l’autre, je me sens en lien et je ne peux plus le détruire ou l’exploiter.
Références
- Steiler, D. (2017), Osons la paix économique. De la pleine conscience au souci du bien commun, De Boeck, Bruxelles.
- Mintzberg, H. (2008). Leadership et communityship. Gestion, 33, 16–17. https://doi.org/10.3917/riges.333.0016.
- Galtung, J., Peace, Positive and Negative, In The Encyclopedia of Peace Psychology, Blackwell Publishing Ltd, 2011.
- Fry Douglas P., The human potential for peace, Oxford University Press, New York, 2006, p. 63.
- Érasme (2017), Complainte de la paix, Folio sagesses n° 6306, éditions Gallimard, Paris.
- Steiler, D. (2012), La mindfulness en entreprise : bien-être et performance, In Psychologie positive et bien-être au travail, J. Cottraux, p. 133–152, Elsevier Masson, Paris, 2012.
- Narayanan & Moynihan, Mindfulness at work ; the beneficial effects on job burn out in call centers, 2017, doi.org/10.5465/ambpp.2006.22898626.
- Weick & al., Organizing for high reliability : Processes of collective mindfulness, Crisis Management, 3, 1, 81–123, 2008.
- Leroy & al., Mindfulness, authentic functioning, and work engagement : A growth modeling approach, Journal of vocational behavior, 82(3), 238–247, 2013.
- Ruedy & Schweitzer, The effects of mindfulness on ethical decision making, Journal of Business ethics, 95, 73–87, 2010.
- Reb & al., Leading Mindfully : Two Studies on the Influence of Supervisor Trait Mindfulness on Employee Well-Being and Performance, Mindfulness, DOI 10.1007/s12671-012‑0144‑z.
- Steiler, D., Tarquinio, C., Grégoire, S., Strub, L. et Kotsou, I. (2018). Les dangers liés à l’instrumentalisation de la pleine conscience, Ad Machina n° 2, 73–84.