La précaution, pas le principe !
Notre camarade Philippe Kourilsky, coauteur d’un important rapport sur le principe de précaution, revient ici sur son dévoiement actuel, à la lumière de plusieurs débats de santé publique récents, et notamment de la crise sanitaire de la Covid-19.
Il y a plus de vingt ans, je fus chargé avec une éminente juriste, Mme Geneviève Viney, de rédiger pour le Premier ministre un rapport sur le principe de précaution. Il nous fallut un an de travail avec deux rapporteurs et une centaine d’auditions pour produire un opus de 500 pages aux conclusions très nuancées, qui fut remis fin 1999 à Lionel Jospin. Loin d’être enterré, comme beaucoup d’autres, ce rapport fut largement diffusé et commenté. Nous n’avions pas recommandé que le principe soit constitutionnalisé, ce que fit Jacques Chirac en 2005. Mon avis sur le principe de précaution est devenu de plus en plus critique à mesure que j’ai observé l’usage qui en a été fait. J’estime aujourd’hui que, tel qu’il est majoritairement entendu (et sous-entendu), il est devenu plus nuisible qu’utile, alors que la précaution garde toute sa valeur. Comme je l’écrivais dans Le Point le 4 octobre 2013, je persiste et signe : La précaution, pas le principe !
La Charte de 2004 annexée à la Constitution de 2005 stipule : « Lorsque la réalisation d’un dommage, bien qu’incertaine en l’état des connaissances scientifiques, pourrait affecter de manière grave et irréversible l’environnement, les autorités publiques veillent, par application du principe de précaution et dans leurs domaines d’attributions, à la mise en œuvre de procédures d’évaluation des risques et à l’adoption de mesures provisoires et proportionnées afin de parer à la réalisation du dommage. »
La malhonnêteté intellectuelle est tristement banale. J’en avais fait l’expérience pendant l’élaboration du rapport. Un jour, nous avions entendu (en privé) un militant écologiste avec qui nous avions dialogué de façon parfaitement raisonnable et même agréable. Comme je m’en réjouissais naïvement en le raccompagnant à la porte, il éclata de rire en me disant : « Vous savez bien que, une fois franchie cette porte, je dirai exactement le contraire. »
Les problèmes posés par le principe de précaution
Ce principe soulève de nombreux problèmes. Le premier a trait à son ambivalence. Il est trop souvent compris comme une attitude d’abstention face aux risques potentiels en situation d’incertitude, alors qu’il devrait être une incitation à l’action, comme le préconisent les « dix commandements de la précaution », que j’ai mis en avant dans mon livre Du bon usage du Principe de précaution (Odile Jacob, 2001). Ceux-ci sont bien mal observés. En particulier, l’obligation de recherche nécessaire pour sortir de l’incertitude est loin d’être toujours suivie.
Il se prête aussi à l’instrumentalisation politique et aux manipulations idéologiques que facilite la complexité des situations à risque. Le traitement de la complexité requiert une rigueur d’analyse particulière. En ajoutant la complexité à l’incertitude, le principe de précaution est propice aux glissements du sens et fournit un terrain fertile pour la malhonnêteté intellectuelle, les infox et la « postvérité ».
Par exemple, les résultats de la recherche sont souvent contestés par des détracteurs qui n’hésitent pas à agiter des arguments non scientifiques, en invoquant entre autres de possibles conflits d’intérêts impliquant les chercheurs et leurs commanditaires. Les mêmes sont moins regardants sur les financements de certaines ONG.
Proportionnalité et réversibilité
Autre problème : la proportionnalité, et les critères qui la gouvernent. Lors de la catastrophe nucléaire de Fukushima en 2011, l’écrasante majorité des victimes a résulté de l’évacuation de plusieurs centaines de milliers de personnes de la zone jugée contaminée (de l’ordre de 1 500 victimes d’accidents de la route et de suicides, surtout de personnes âgées, versus moins de dix décès directement attribuables à la radioactivité). D’où je déduis que, si le périmètre de sécurité avait été réduit, on aurait sans doute évité des centaines de morts. Les arbitrages en cours dans le choix des personnes vaccinées en priorité en France relèvent d’une problématique semblable, dont la dimension morale ne peut évidemment être ignorée. Une planification visant à minimiser le nombre de morts fait sens tant que les conséquences économiques et sociales ne viennent pas contrebalancer les « bénéfices » de l’approche.
Enfin, la réversibilité. Lorsque les décisions de précaution sont inscrites dans des lois ou dans des réglementations, l’irréversibilité est installée de fait, et le principe de précaution opère comme une machine à cliquets dont les effets sont rarement corrigés, même lorsqu’il est certain que la décision de départ était mal fondée. Bien qu’inhérente à ce dernier, la réversibilité est présentée comme un recul. L’irréversibilité devient ainsi un enjeu politique, comme le montre le cas des OGM.
Le cas des OGM
C’est au nom du principe de précaution que les OGM, comme toutes les avancées technologiques des dernières décennies, ont été soumis « à la question », entendue comme une torture pour faire avouer le mal dont les innovations sont censées être porteuses. Les opposants aux OGM ont obtenu leur quasi-interdiction en France et en Europe. Celle-ci est injustifiée sur le plan sanitaire et techniquement absurde, même si elle a indirectement, ce qui est une bonne chose, stimulé le marché du « bio ». Qui est conscient aujourd’hui que les problèmes des abeilles n’ont rien à voir avec les OGM, que certains, bien à tort, mettent sur le même pied que les pesticides ? La Cour européenne de justice a, en 2018, considéré que l’usage des ciseaux génétiques (Crispr-Cas9) sur les plantes entrait dans le cadre de la réglementation sur les OGM. Ce qui équivaut à les interdire. Se priver de ce progrès majeur, honoré par le prix Nobel en 2020, est une aberration, une faute contre l’esprit, une balle tirée dans le pied de l’agriculture moderne et, incidemment dans la lutte contre le réchauffement climatique, qui va imposer une adaptation rapide de certaines espèces végétales. Après les OGM, ce seront les « ondes », la 4G, la 5G, que sais-je ? N’oublions pas que dans les années 2000 le séquençage de l’ADN fut contesté au motif que les connaissances acquises pouvaient être dangereuses. Aujourd’hui, il nous sauve littéralement la vie : c’est grâce à lui que nous avons si vite disposé de diagnostics, de suivi et de vaccin pour lutter contre la Covid-19.
Santé et précaution
Le domaine de la santé a été envahi par le principe de précaution dans les années 1980 avec les affaires du sang contaminé et de l’hormone de croissance. Leur résolution ne lui doit rien, hormis des procès interminables qui ont nourri plus d’avocats que de victimes. Elles ont surtout promu une judiciarisation qui n’a cessé de croître. Aujourd’hui, plus de la moitié des nouveaux médicaments anticancéreux et une bonne part des nouveaux vaccins sont des OGM. Ceux-là sont largement exonérés du péché originel dont sont affublés leurs équivalents végétaux.
Justement, dira-t-on, le principe de précaution n’a pas interféré avec le développement et la mise en place de la vaccination dans la pandémie de Covid-19. Jamais on n’aura été aussi vite dans le développement et la mise en place d’un vaccin. Mais que n’a‑t-on entendu sur le manque de recul par rapport aux vaccins anti-Covid, qui allaient trop vite sans aller assez vite, particulièrement les vaccins à ARN particulièrement innovants ! L’opposition à la vaccination est remarquable par sa prégnance dans le pays de Pasteur. Elle a plusieurs causes, mais je suis convaincu que le principe de précaution lui fournit un terrain permissif.
Judiciarisation et politisation
Judiciarisation et politisation sont devenues les deux mamelles du principe de précaution. Pour moi, hormis l’épisode initial des masques, la crise de la Covid-19 a été très bien gérée par un gouvernement conseillé par d’excellents scientifiques. Pourtant, et souvent sous la bannière du principe de précaution, la politisation a été outrancière et la critique systématique. On notera que les charges sont toujours dirigées contre l’exécutif et non contre l’administration. Comme s’il suffisait qu’un ministre décide pour que tout arrive.
“Nous allons devoir
vivre avec ce virus
comme nous vivons
avec la grippe.”
Je pense au prétendu « scandaleux » retard de vaccination d’une huitaine de jours début janvier 2021, dans les Ehpad, qui ont effectivement reçu un guide de 45 pages décrivant comment faire une piqure. Mais d’où venait ce document ? De la plume du ministre ? Et pourquoi pas du Président de la République ? On devrait s’interroger plus avant sur le degré de pénétration du principe de précaution dans des administrations déjà enclines au contrôle a priori, au petit pouvoir qu’il procure, mais aussi au parapluie qu’il offre.
Un risque pour la démocratie ?
Cette remarque est moins anecdotique qu’il n’y paraît. Elle illustre le fait que le principe de précaution présente des risques pour la démocratie, notamment parce qu’il en diminue l’efficacité. L’efficacité sociale de la démocratie est une notion trop peu répandue qui me paraît aujourd’hui essentielle, vitale même, et urgente à promouvoir. Face aux performances de pays autoritaires comme la Chine dans la lutte contre l’épidémie (et dans bien d’autres domaines), les démocraties occidentales sont mises en demeure de démontrer que l’on peut combiner efficacité sociale, libertés individuelles et procédures de discussion et de décision démocratiques.
La démocratie a des lourdeurs dont certaines ne manquent pas de légitimité. Reconnaissons toutefois que le principe de précaution en rajoute : il n’incite pas l’innovation ; il encourage la judiciarisation de pans entiers de l’action publique et privée ; il exalte les vérifications tatillonnes ex ante comme ex post ; et il flatte le goût bien français de la double négation. Certes, l’arithmétique nous enseigne que moins par moins égale plus, mais on est moins rapide et efficace en progressant par obstacles surmontés qu’en visant directement le but. Finalement, on peut craindre que son introduction dans la Constitution ouvre la voie à l’inclusion d’autres principes tout aussi confus dont on débat aujourd’hui au sujet de l’environnement.
Hasard, probabilités et doute
Le principe de précaution est censé nous aider à prendre les meilleures (ou les moins mauvaises) décisions en situation d’incertitude. Qui dit incertitude dit hasard. Qui dit hasard en sciences dit probabilités. Qui dit recherche scientifique dit doute. Hasard, probabilités, doute : trois termes qui renvoient à des notions et des postures mal perçues, mal comprises ou mal acceptées par un public qui est surtout avide de certitudes et qui manifeste une appétence croissante pour le risque zéro, avec pour faux nez le risque infinitésimal : tout individu doté d’un cortex normal affirmera avec la plus grande vigueur que le risque zéro n’existe pas. Toutefois, si un risque malheureux se réalise, il ne sera pas attribué au hasard : on ne se privera pas de dégager sa responsabilité sur une autorité supérieure (jusqu’au sommet de l’État) et à judiciariser le dommage. Cela doit faire partie de nos biais cognitifs. Plus les risques objectifs diminuent, plus la perception du risque résiduel devient insupportable.
Ce déni recouvre un refus de la science. Les deux sont trop souvent observés chez les défenseurs du principe de précaution. Le refus de la science est injustifié. S’agissant du climat, les vrais lanceurs d’alerte ont été les experts du GIEC, plus que les ONG qui s’en prévalaient. S’agissant de la pandémie, le travail scientifique a été d’une efficacité extraordinaire. Je l’affirme sans complexe : la science a bien fait son boulot. Et elle continuera de le faire si les idéologies rétrogrades et les manipulations politiques n’y font pas obstacle. Bien sûr, les ONG ont leur place, la science n’est pas tout et ne peut pas tout. Mais elle peut et doit éclairer les décisions publiques qui relèvent du pouvoir politique, surtout lorsque, face aux incertitudes, comme dans la crise sanitaire, celui-ci ne peut que piloter à vue. En outre, elle dégage des solutions pratiques et efficaces dont les vaccins anti-Covid sont l’avatar spectaculaire.
Épilogue
J’écris ces lignes fin janvier 2021. Je suis convaincu que la vaccination, désormais en cours et très convenablement programmée, nous sortira collectivement de l’ornière. Imagine-t-on, dans la grogne ambiante, dans quelle situation nous serions si (comme je le croyais il y a un an) il avait fallu dix ans pour mettre au point un vaccin, ce qui était la règle commune il y a seulement deux ans ? De la même manière, la science restera indispensable dans le suivi de la vaccination et la surveillance, essentielle, de variants dangereux. Bien qu’aléatoire, leur émergence est quasi inéluctable, en raison de l’énorme masse de virus qui circule. Nous allons devoir vivre avec ce virus comme nous vivons avec la grippe. Et c’est aussi pourquoi il faudra vacciner le monde entier et faire preuve d’une générosité et d’une solidarité mondiales, qui pour l’instant font plutôt défaut dans la lutte, elle aussi urgente et vitale, contre le réchauffement climatique et pour la préservation de la planète.
La précaution est une attitude inspirée et instruite par la science. Personne, et certainement pas moi, n’est hostile à la précaution. Le principe de précaution a eu pour vertu d’insister, après Hans Jonas, sur la responsabilité à l’égard des générations futures. Je lui en fais crédit. Au-delà, il ne sert pas à grand-chose et il est même contre-productif. C’est la précaution qui compte. Pour bien gérer la précaution, nous n’avons pas besoin d’un principe qui véhicule ambiguïtés, dogmatismes et idéologies, mais de bon sens, d’honnêteté et de beaucoup de science.
Pour aller plus loin :
Philippe Kourilsky et Geneviève Viney, Le principe de précaution, Odile Jacob, La documentation française, 2000.
Philippe Kourilsky, Du bon usage du Principe de précaution, Odile Jacob, 2001, notamment p. 77.
Philippe Kourilsky, Le jeu du hasard et de la complexité, Odile Jacob, 2014.
Philippe Kourilsky, De la science et de la démocratie, Odile Jacob, 2019.
3 Commentaires
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J’ai lu cet article juste avant d’apprendre que l’utilisation du vaccin AstraZeneca était suspendue en France. À croire que les responsables de cette décision avaient lu eux aussi l’article et tenaient à montrer que Philippe Kourilsky avait raison : le risque zéro n’existe pas mais 17 cas sur 4 000 000 (si j’ai bien retenu les nombres) justifient de prendre du retard sur une vaccination indispensable..
Bonjour, vous ne mentionnez pas la question du changement climatique et pour cause. Le risque d’augmentation de la température globale a minima de +1.5°C en 2050 n’est qu’un risque a minima puisque d’autres scenarii évoquent +2°C et bien pire. Le principe de précaution ne s’applique certes pas compte tenu qu’on est en présence d’un risque quasi certain. Pour autant les changements nécessaires n’ont encore aucun caractère contraignant et pire, on en est encore à débattre de s’il faut accélérer le « progrès » tout azimuth, au risque de provoquer une flambée d’émissions GES par des effets rebond non anticipés. J’aurais donc bien aimé avoir votre éclairage sur les mesures juridiques à mettre en place pour nous éviter la catastrophe. Merci, bien à vous
Julien Lefèvre
Réponse de P. Kourilsky
Excellente question bien que je ne saisisse pas le sens du « et pour cause » dans la phrase :
vous ne mentionnez pas la question du changement climatique et pour cause.
La question du changement climatique (à laquelle je fais allusion en renvoyant au GIEC et en mentionnant que nous aurons besoin d’OGM pour aider à la combattre) est absolument majeure et je la tiens pour telle, J’en traite abondamment dans d’autres écrits.
La question de la contrainte que vous posez justement appelle de mon coté quelques remarques
1- Elle est bien présente sous forme de réglementations : ex : interdiction à venir des moteurs Diesel et bien d’autres en cours et à venir. C’est du cas par cas, mais c’est plus adapté à mon sens que des dispositions trop générales.
2- La modification de la Constitution a une valeur symbolique et de façon générale encourage et facilite la judiciarisation. Mais :
a- Il y a un grave problème de définition. Ainsi la définition de la précaution reste ambigüe et comprise différemment par les uns et les autres. Idem pour le « crime d’écocide » dont il est impossible de cerner le périmètre pour l’excellente raison qu’il est impossible de délimiter (sauf par consensus) le périmètre d’un écosystème naturel : problème théorique et pratique très réel et profond
b- Cela revient alors à laisser l’appréciation au juge, lequel, en ces matières, est largement incompétent et peut commettre de lourdes erreurs
3- On peut trouver paradoxal de s’interroger longuement sur le fait de rendre ou non le vaccin anti-Covid obligatoire, alors qu’on pense nécessaire de réglementer les comportements anti-écologiques. Cela revient à la question très idéologique (ou plus noblement philosophique) d’un choix de priorité entre la nature et l’homme ou l’inverse.
4- Une question majeure est celle du partage au niveau international et des éventuelles contraintes qui peuvent y être associées. Elle me parait beaucoup plus grave que toutes les autres en matière d’efficacité de résolution du problème à l’échele mondiale, qui est sa véritable dimension.