La précaution, un risque pour la recherche ?
Le 30 juin 2011, la France devenait le premier pays à interdire l’exploitation et l’exploration des gaz de schiste par fracturation hydraulique, seule technique connue pour valoriser cette ressource.
Auguste Comte,
fondateur du positivisme.
Quant à la recherche sur les techniques alternatives, bien que n’ayant pas été frappée de la même interdiction, elle devenait un sujet tabou.
Cette décision venait s’inscrire dans la continuité d’une tendance plus générale et désormais bien installée : la méfiance à l’égard des sciences et de la technique et l’aspiration à la « précaution » sont devenues assez fortes pour éconduire certains sujets de recherche ou bloquer brusquement le développement de nouvelles technologies.
Et en effet, les exemples ne manquent pas : farines animales, clonage, OGM, nanotechnologies, voire ondes électromagnétiques, autant de sujets passés entre les fourches caudines de l’opinion publique et pour lesquels les conséquences furent lourdes voire funestes.
La précaution, une posture très française
Cette perception du risque et cette attitude de la société à l’égard des sciences et des technologies ne sont pas uniformément partagées sur le globe. Nos cousins américains, notamment, ont la plupart du temps une approche fondamentalement opposée, en initiant et promouvant ces innovations qui nous font peur, et s’étonnent – quand ils ne s’irritent pas – de voir la France si hermétique aux progrès techniques qu’apporteraient immanquablement OGM et autres gaz de schiste.
France et États-Unis représentent certainement les deux antipodes de la façon de concevoir la cohabitation entre sciences, technologies, et société : l’un où, au nom de la précaution, on peut envisager de bloquer jusqu’à la recherche pour éviter toute dérive ; l’autre laissant la bride sur le cou à des innovations mal connues dans un cadre réglementaire inexistant.
“ Hiroshima et Nagasaki ont ébranlé la foi dans les bénéfices de la science ”
Ces différences ont évidemment un lien avec la valeur que les Américains confèrent à la liberté. Mais peut-être faut-il y voir aussi une question de croyance. Ces terrains nouveaux et inconnus que nous font entrevoir les sciences et les nouvelles technologies sont des terres vierges, sans loi ni ordre, des far west.
Et le Far West n’effraye pas les Américains. Ce n’est qu’une étape vers la civilisation.
Un phénomène nouveau
La France n’a pas toujours manifesté cette méfiance à l’égard de la science. Au contraire, au XIXe siècle, sous la tutelle emblématique d’Auguste Comte, elle devient le pays du positivisme, foi presque religieuse dans le progrès scientifique.
“ La bonne échelle, dans un monde fortement globalisé, est bien souvent mondiale ”
Les progrès techniques spectaculaires du XXe siècle et la transformation brutale qu’ils apportent au quotidien de la population viennent apporter des gages indiscutables à cette doctrine, jusqu’en 1945, où le traumatisme causé par le bombardement d’Hiroshima et Nagasaki vient sérieusement ébranler la foi inconditionnelle dans les bénéfices de la science.
Mais l’enthousiasme reste la règle générale. Comment pourrait-il en être autrement, à une époque où on pouvait naître dans une maison sans électricité ni eau courante, et quelques décennies plus tard, voir sur sa télévision Neil Armstrong faire ses premiers pas sur la Lune ?
La croyance que les sciences peuvent résoudre tous les problèmes ne sera écornée qu’à la fin du siècle, où on s’aperçoit par exemple que les déchets nucléaires qu’on avait stockés « en attendant que la science apporte des solutions » sont toujours dans leurs stockages.
L’éventualité d’un mauvais usage
L’éventualité d’un mauvais usage est le grief qui est fait à la science, et ce sur quoi la société lui demande des comptes. Ce mauvais usage ne concerne pas uniquement « l’intentionnel », il englobe également les conséquences indirectes : la physique nucléaire se voit ainsi reprocher la bombe, mais aussi les déchets nucléaires provenant de la production d’électricité.
François Rabelais :
« Science sans conscience
n’est que ruine de l’âme. »
Faut-il, au nom de la précaution, bloquer toute recherche pouvant donner lieu à un « mauvais usage » ? Un principe aussi simpliste est nécessairement idiot, et son application, à la simple évocation de la chaise électrique, du supplice de la roue et de quelques autres brillantes créations du cerveau humain, suffirait à nous renvoyer à l’âge de pierre en un clin d’œil.
L’extrême opposé, qui consisterait à affranchir la recherche scientifique de toute considération morale, est tout aussi inacceptable, comme nous le rappelle François Rabelais : « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme. » Et cette conscience n’est pas la seule responsabilité du scientifique, mais aussi celle de la société dans laquelle il évolue.
Se limiter aux applications
Mais alors, quand la société est-elle légitime à faire valoir un droit de regard sur la recherche ? Naturellement, tout est dans la nuance et le discernement.
L’illustration précédente tend à sanctuariser la recherche fondamentale, mais la distinction entre recherche fondamentale et appliquée est insuffisante. Intuitivement, on comprend bien qu’il serait hasardeux de juger une recherche appliquée généraliste, avec des retombées très diverses.
La situation est différente si la recherche est dédiée à une application bien identifiée, c’est-à-dire s’il s’agit d’un « développement d’application ». Dans ce cas, la finalité est bien établie, et la société ne fait plus à la science de procès d’intention.
Le principe de précaution, pour être appliqué avec discernement, ne devrait donc pas peser sur la recherche non dédiée, mais uniquement sur le développement d’applications.
Selon leurs impacts
Quant à savoir si le développement d’une application donnée relève d’un choix de société, les scientifiques ne sont plus compétents pour y répondre.
Sur la base du principe qui veut que « la liberté de chacun s’arrête là où commence celle d’autrui », le développement d’une application pourrait relever d’un choix de société si cette application présente des externalités négatives potentielles dont l’impact sur l’Homme ou sur l’environnement serait perceptible.
Des outils inadaptés à un monde globalisé
Alors, introduire de nouvelles énergies fossiles dans notre bouquet énergétique relève-t-il d’un choix de société ? Selon le principe proposé, il faudrait y répondre par l’affirmative, ne serait-ce qu’à cause de l’impact du dioxyde de carbone sur l’environnement.
Mais est-ce encore pertinent de demander son avis à la population française, alors que le réchauffement climatique a une origine planétaire et que les États-Unis n’ont pas ratifié le protocole de Kyoto ?
Cette question illustre une difficulté supplémentaire pour associer la société au développement d’applications générant des risques ou des nuisances : pour être pertinent, cela doit se faire à la bonne échelle, et dans un monde fortement globalisé, cette échelle est bien souvent mondiale.
Mais, faute d’instance de gouvernance à cette échelle, la notion de choix de société n’existe qu’au niveau local, en dépit de la globalité des problèmes, et les efforts faits en matière de concertation, qu’il convient de saluer, ne peuvent que nous laisser un arrière-goût d’insatisfaction.
Les États-Unis n’ont pas ratifié le protocole de Kyoto. © iStock