La prévention, parent pauvre de la santé
La prévention vise à supprimer ou à diminuer le risque. Elle est au centre de la contradiction entre la recherche du risque zéro et le respect du libre arbitre, au centre de l’interaction entre l’action collective et les comportements individuels.
Le rôle de l’État est de faire en sorte que chaque citoyen prenne conscience qu’il est responsable de son « capital santé », et que c’est à lui-même d’agir pour l’entretenir ou l’améliorer.
Une telle politique peut susciter l’émergence d’une nouvelle offre de services de santé, tournés vers la prévention des risques, et allier développement humain et développement économique.
Les déterminants de la santé
La santé est un bien à la fois individuel et collectif, dont la représentation est culturelle et propre à chaque société. La définition de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) est celle d’un état complet de bien-être, physique, psychique et social, et pas seulement l’absence de maladie ou d’infirmité.
Les « déterminants de la santé » sont multiples.
Quatre facteurs déterminants
Le modèle de Dever a été construit en calculant, pour les dix principales causes de mortalité, la part respective des quatre groupes de facteurs déterminants de la santé :
– 43 % des décès peuvent être évités par un comportement approprié au maintien de la santé (style de vie) ;
– 11 % des décès peuvent être évités par les soins ;
– 27 % sont liés à des causes biologiques ;
– 19 % sont liés à l’environnement.
Dès 1977, le modèle de G. Dever (voir encadré) montrait le pourcentage de décès évités, selon quatre groupes de facteurs déterminants de la santé.
L’examen de ce modèle conduit à une observation majeure : l’état de santé d’une population relève dans une très large mesure de facteurs extérieurs au système de soins. Les comportements individuels et les environnements de vie représentent des déterminants fondamentaux de la santé des individus.
Par conséquent, la prévention mérite d’être placée au cœur de la politique de santé publique. L’allocation de moyens financiers supplémentaires dans le système de soins doit donc s’inscrire dans le cadre d’une action plus large sur l’ensemble des déterminants de la santé, dont l’environnement et les styles de vie. C’est à cette condition seulement que l’on peut améliorer les indicateurs de résultat de la santé publique.
La prévention au service de l’équité
La France est le pays dans lequel l’espérance de vie est la plus élevée après 60 ans. En 2000, l’OMS a classé notre pays au premier rang pour son système global de santé. Toutefois, la mortalité prématurée (mortalité évitable avant 65 ans) y est élevée et se concentre sur cinq facteurs de risques : le tabac, l’alcool, les facteurs nutritionnels, le suicide, les accidents de la circulation, qui entraînent 160 000 décès précoces chaque année.
Paris détient le triste rang de tête de l’indice de tuberculose parmi les capitales des pays industrialisés
En outre, les inégalités de santé sont croissantes. Les bénéfices de la politique de santé sont inégalement répartis selon les régions, les sexes et les catégories socioprofessionnelles. Pour les maladies cardiovasculaires, la mortalité avant 65 ans a globalement diminué de 32 % entre 1970 et 1990, mais cette diminution a bénéficié trois fois plus aux cadres et professions libérales (- 42 %) qu’aux employés et ouvriers (- 14 %). Plus de sept ans d’espérance de vie séparent les catégories socioprofessionnelles les plus aisées des plus défavorisées. Ces dernières sont plus exposées aux conduites à risque (tabac, alcool, alimentation déséquilibrée) et ont moins recours aux structures de soins et aux biens médicaux.
Face à cette situation, le rapport « Stratégies nouvelles de prévention », remis au ministre de la Santé en 2006, définit une typologie des inégalités de santé.
Au regard de cette classification, et à la lumière des déterminants de la santé exposés précédemment, le rétablissement d’une équité de la santé exige l’adoption du principe d’actions ciblées sur les populations à risque. L’efficacité d’une telle politique a été démontrée dans la lutte contre la tuberculose aux États-Unis, alors que Paris détient le triste rang de tête de l’indice de tuberculose parmi les capitales des pays industrialisés.
Le rôle de l’État est prééminent
Une typologie des inégalités de santé
– les inégalités sociétales : la société génère les ferments de ses propres inégalités, qui présentent des répercussions sur la santé, précarité, violence, addictions, etc. ;
– les inégalités sociales : elles s’expriment en termes de revenu, de logement, d’éducation, d’emploi et ne concernent pas seulement les populations en difficulté ;
– les inégalités intrinsèques : elles relèvent des déterminants personnels, notamment génétiques.
Les évolutions récentes de la médecine révèlent le déterminisme génétique de certaines pathologies, isolément ou en relation avec les facteurs de comportement individuel ou d’environnement.
Nos concitoyens s’accordent volontiers sur la nécessité d’une politique publique en matière de santé. Ils citent au premier rang de leurs préoccupations la composition des produits alimentaires, la pollution de l’air, les déchets nucléaires, l’amélioration du dépistage et de la prévention des maladies ; ils déclarent aussi avoir fait contrôler leur tension artérielle ou avoir subi des tests de dépistage du sida ou de l’hépatite C, toutes choses importantes, mais qui ne révèlent pas forcément une prise de conscience des incidences de leur comportement individuel sur leur santé ou sur celle de leurs proches.
Or, la santé est un domaine concerné par de très fortes « externalités » : le comportement de certaines personnes fait supporter des inconvénients et des risques ou procure des avantages à d’autres, indépendamment de leur volonté propre. Par exemple, lorsqu’une personne est atteinte d’une maladie transmissible, elle subit la maladie et accroît le risque de voir ses proches la contracter ; à l’inverse, si elle se vaccine ou prend les précautions nécessaires, elle le réduit. De la même manière, le comportement d’une industrie peut présenter de fortes externalités positives ou négatives sur les consommateurs, sur ses employés ou sur les citoyens.
La santé est donc un bien individuel déterminé par l’action collective, autant qu’un bien collectif déterminé par les comportements individuels. Ceci explique le rôle important que détiennent les États en matière de politique de santé, y compris dans les pays industrialisés les plus libéraux. À l’inverse, on peut observer les effets catastrophiques de l’absence de régulation ou d’action sanitaire dans les pays pauvres.
De manière plus générale, nombreux sont les aspects des politiques publiques ayant des impacts sur la santé publique : le logement, les transports, l’éducation. En outre, les modes d’action peuvent être multiples : réglementation, infrastructures, accompagnement de populations à risque, incitations sociales ou fiscales, sanctions… c’est leur combinaison qui offre une efficacité optimale. Cette orchestration ne peut relever que de l’État, dont le rôle est donc prééminent.
L’acteur principal est le citoyen
La route et le tabac
Les illustrations du rôle de l’État en matière de santé ont fait l’objet de nombreuses publications. Parmi les exemples récents, il convient de citer les mesures courageuses prises par le gouvernement français en matière de sécurité routière et de lutte contre le tabac, qui ont montré des effets immédiats. Elles sont à coût nul pour la collectivité et présentent des bénéfices importants, autant pour les individus pris isolément que pour la collectivité. On estime ainsi à 3,3 milliards d’euros sur deux ans le gain en termes d’économie de santé de la politique publique de sécurité routière (vies épargnées et dépenses de soins évitées).
Si une action efficace de l’État est un prérequis, elle n’est pas toujours suffisante en matière de prévention, tant les comportements individuels sont déterminants.
On définit trois niveaux de prévention :
– la prévention primaire concerne les personnes non malades et vise à éviter la survenue de la maladie ou de problèmes de santé, notamment par l’éducation pour la santé, en cherchant à agir sur les comportements,
– la prévention secondaire vise au dépistage de maladies ou de lésions qui les précèdent ; elle s’applique à des populations à risque selon l’âge, le sexe, la CSP, l’exposition à des risques identifiés… avec, par exemple, le dépistage du cancer du sein,
– la prévention tertiaire vise à réduire la progression et les complications d’une maladie avérée ou d’un problème de santé, diminuer les récidives, les incapacités et favoriser la réinsertion sociale.
Selon les chartes d’Ottawa et de Bangkok de l’OMS en matière de promotion de la santé, les politiques publiques doivent, par une action sur les déterminants environnementaux et sociaux, individuels et collectifs, permettre à chaque citoyen d’exercer un meilleur contrôle sur sa propre santé, en créant les conditions qui lui permettent d’opter pour des choix sains en connaissance de cause.
Le principe de responsabilité individuelle est posé.
Le tabac est, avec l’alcool, un des principaux facteurs de mortalité prématurée.
Certes, certaines personnes ou catégories de population ne sont pas en mesure de prendre en charge elles-mêmes la gestion de leur santé, pour des raisons économiques, sociales ou psychologiques. Ces personnes doivent être accompagnées par des programmes communautaires appropriés (également proposés par le rapport « Stratégies nouvelles de prévention »). Pour les autres citoyens, l’incitation à des démarches personnelles de prévention primaire est indispensable si l’on veut maintenir, voire améliorer, sur le long terme, l’état de santé de la population, prévenir les effets du vieillissement démographique, et contribuer à la bonne utilisation des fonds publics affectés à l’assurance-maladie.
Le citoyen doit donc être lui-même mis en situation d’être le responsable de son « capital santé ». Cela suppose des changements de comportement, qui ne s’opèrent pas spontanément. Il faut des éléments catalyseurs, que seul l’État, là encore, peut apporter : l’incitation et la dissuasion.
L’incitation vise seulement à déclencher une évolution bénéfique des comportements (voir encadré).
La dissuasion vise, quant à elle, à empêcher ou restreindre la réalisation d’actes et la consommation de produits nuisant à la santé publique. Elle s’exprime par la taxation, comme c’est le cas pour l’alcool et le tabac. La taxation des aliments riches en graisses ou en sucre est envisagée, pour lutter contre ce nouveau fléau qu’est l’obésité.
On observe dans les pays pauvres les effets catastrophiques de l’absence de régulation ou d’action sanitaire
Lorsque des comportements présentent de fortes externalités négatives, les sanctions deviennent pénales : on en trouve notamment dans le code du travail et dans le code de la route.
Mais, si l’État doit être le catalyseur d’évolutions des comportements de la population générale par l’incitation ou la sanction, il ne peut en être l’animateur. D’une part, l’État et la CNAM conduisent des actions importantes (prévention buccodentaire, campagnes de dépistage systématique de cancers), mais ont encore une conception trop médicale de la prévention, et d’autre part ils devraient concentrer leurs efforts, en vertu du principe d’équité, sur les populations en difficulté, dont les besoins sont considérables. Il appartient donc au citoyen de prendre en mains la gestion de son « capital santé », et la prévention des risques auxquels sa santé est exposée.
Le marché naissant de la prévention
Deux exemples d’incitation
Depuis 1974, la politique de protection maternelle et infantile (PMI) a mis en place un dispositif d’aide financière aux jeunes mères, à condition qu’elles suivent des visites médicales pré et postnatales. Depuis 2004, la loi prévoit que les contrats collectifs de prévoyance en entreprise doivent comporter, entre autres, des mesures de prévention pour tenir compte de leur non-assujettissement aux charges sociales comme à l’impôt sur le revenu.
C’est désormais aussi dans la communauté de l’entreprise que des actions collectives de prévention peuvent être conduites. Déjà, de grands groupes français ont mis en place, avec efficacité, des programmes de prévention ; ainsi, le groupe PSA a conduit un programme sur la nutrition, ayant abouti à une baisse significative de l’indice de masse corporelle (IMC) des ouvriers sur de grands sites industriels.
La Poste s’est, quant à elle, engagée dans un vaste programme « entreprise sans tabac ». Le cadre légal existe désormais, avec la loi du 13 août 2004 relative à l’assurance-maladie, instituant des actions de prévention dans les contrats collectifs de protection sociale. C’est un nouveau domaine de discussion entre les partenaires sociaux, sur un véritable thème d’intérêt général. Malheureusement, les décrets d’application de cette loi récente sont en retrait par rapport à la volonté du législateur et il conviendrait d’être plus ambitieux pour permettre l’émergence d’une prévention primaire en entreprise, sur les thèmes ne relevant pas de la seule sécurité au travail.
Il faut également se préoccuper de ceux qui ne bénéficient pas d’une protection sociale collective. Ce sont principalement les étudiants, les salariés de PME, les chômeurs, les retraités, populations qui sont les plus exposées, et dont les besoins de santé sont souvent les plus importants, alors qu’ils ne relèvent pas toujours de programmes publics ou communautaires.
Il appartient au citoyen de prendre en mains la prévention des risques auxquels sa santé est exposée
L’État peut agir par des incitations positives, peu coûteuses : par exemple, en offrant un crédit d’impôt, ou une allocation déductible du coût de l’assurance complémentaire santé aux assurés, ainsi qu’une déductibilité des charges sociales aux entreprises, s’étant engagées dans un programme de prévention correspondant aux objectifs de la politique publique.
De telles incitations provoqueraient le développement d’une offre de produits et de services de promotion de la santé, aujourd’hui naissante, avec l’intérêt croissant que portent nos concitoyens à la thalassothérapie ou aux aliments « bio ». C’est donc un nouveau marché, porteur d’innovation, de création de valeur et d’intérêt général qui peut ainsi émerger.
La prévention est un domaine pour lequel la capacité d’innovation du marché peut relayer la puissance de l’État, au service d’un projet d’intérêt général, et susciter l’apparition de nouveaux métiers autour de la santé. Alors, elle ne sera plus seulement le parent pauvre de la santé !