La Princesse d’Élide et L’Affaire Dussaert
Je présume que peu de lecteurs de La Jaune et la Rouge connaissent La Princesse d’Élide, de Molière : pour la plupart anciens bons élèves de l’enseignement secondaire montés en graine, ils étudièrent cet auteur sous la houlette d’un agrégé de lettres et dans un classique Hachette bourré de notes d’une soporifique niaiserie. Cette calamité me fut épargnée : existait dans la bibliothèque paternelle une édition des oeuvres complètes de Molière, en huit volumes je crois bien, mais sans la moindre note. On y trouvait, avant chaque pièce, tout juste une brève présentation, mais de Jacques Copeau, pas moins. Comme on n’aimait pas la dépense inutile, me voilà donc à Montaigne puis à Louisle- Grand, assis devant le tome comportant la pièce en cours d’explication. Il arrivait que cette explication fût d’un mortel ennui. Je tentai d’y échapper en lisant les autres pièces contenues dans le même tome.
Mis à part Don Garcie de Navarre, quasiment illisible, surtout à quatorze ans, je connus ainsi, et fort bien, la totalité du théâtre de Molière. Mais il ne m’était jamais venu à l’esprit que je pourrais un jour entendre Moron, le bouffon attitré de la princesse (d’Élide), essayer, tout tremblant de frayeur, d’amadouer un ours menaçant en le couvrant de compliments : Ah ! beau poil, belle tête, beaux yeux brillants et bien fendus ! Ah ! beau petit nez ! belle petite bouche ! petites quenottes jolies… Or cela s’est produit, tout récemment. “ Comédiens et Compagnie ” ont eu la merveilleuse idée de jouer La Princesse d’Élide dans un petit théâtre, le Ciné 13, sis avenue Junot s’il vous plaît, en plein Montmartre, à deux pas de là où habita Marcel Aymé. Vous pensez si j’en ai profité. Je crains malheureusement que vous n’ayez pas cette chance : le spectacle doit quitter l’affiche le 31 décembre. Ce sera donc chose faite quand paraîtront ces lignes. Quel dommage !
Existent bien des manières d’interpréter Molière. En l’occurrence, le metteur en scène Jean Hervé Appéré a choisi le mode bouffon. C’est là sans doute la plus grande marque de fidélité que l’on puisse accorder à Molière, dont on oublie trop souvent qu’il fut aussi un clown éblouissant. Appéré s’est également souvenu que Molière compta les Italiens parmi ses maîtres à jouer. Bon observateur de leurs contorsions de tréteaux dans sa jeunesse, il partagea ensuite, par nécessité, la scène du Petit-Bourbon, puis celle du Palais-Royal, avec Tiberio Fiorelli, dit Scaramouche. Cela impliquait de nombreux contacts entre les deux chefs de troupe, à l’occasion de quoi ils ne devaient pas manquer de “ parler métier ”. C’est donc une Princesse d’Élide en version commedia dell’arte à quoi nous assistons, avec une Princesse irascible et teigneuse, un Moron en Arlequin, des masques, des danses et des chants, au son d’un théorbe et d’une viole de gambe.
À côté de trouvailles gestuelles d’une exquise finesse, peut-être trop d’inutiles roulés-boulés pour mon goût, mais il y avait quantité d’enfants dans la salle, qui riaient tant que c’en était contagieux. Et puis, lorsque l’ours est enfin tué et que la didascalie indique : les chasseurs dansent pour manifester leur joie d’avoir remporté victoire, ne voilà-t-il pas que tout le plateau entonne le joyeux et entraînant Chœur des chasseurs du Freischütz. Et l’on n’éprouvait aucun sentiment d’anachronisme, mais éclatait au contraire cette allégresse de vivre qui fut celle de la jeune cour d’un roi de vingt-six ans, lors des Plaisirs de l’île enchantée, dont La Princesse d’Élide fut l’un des spectacles, en mai 1664.
Bien compris, et c’était le cas, Molière n’aura jamais fini de nous mettre le coeur en fête.
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Dans un tout autre genre, cette fois celui d’une fête de l’esprit, notez l’apparition à l’affiche du Petit Hébertot, de L’Affaire Dussaert, de Jacques Mougenot, dite par lui-même. Une reprise puisque, sur la scène du Théâtre de Nesles, il nous aura déjà régalés de cette virulente mais désopilante évocation des divagations de la peinture d’avant-garde et du snobisme qui l’accompagne.
J. Mougenot sait de quoi il parle quand il s’agit de peinture et j’espère bien que vous aviez vu son Corot, joué en 1996 et 1997 par la Compagnie Jean-Laurent Cochet. Mais dans L’Affaire Dussaert il aborde une tout autre école de peinture, celle du “ mouvement vacuiste ”, dont le peintre Dussaert fut l’initiateur, hélas peu connu du grand public. Avec une érudition consommée, l’auteur-comédien- conférencier expose en quoi consiste ce mouvement, qui posa la différence, en matière de peinture, entre le vide et le néant, le premier étant réel, le second conceptuel. Il narre ensuite les extraordinaires répercussions qu’eut, dans le monde de l’art, l’exercice par l’État de son droit de préemption lors de la mise en vente par enchères publiques de la dernière œuvre de Dussaert, intitulée Après tout, œuvre constituant la quintessence même du mouvement vacuiste, puisqu’elle n’existe pas.
Un tourbillon d’humour, dit avec un sérieux déconcertant, qu’il ne faut surtout pas manquer !