La prolifération dans une économie en voie de mondialisation
Article publié dans la revue Politique étrangère numéro 3/2004 et reproduit avec son aimable autorisation.
Dans les dernières années du XXe siècle, le risque de prolifération nucléaire semblait écarté, et même les essais indiens et pakistanais, en 1998, n’entamaient pas cet optimisme. Comme celui d’Israël, les arsenaux de l’Inde et du Pakistan avaient été réalisés dans des circonstances historiques anciennes qui ne se reproduiraient pas. Le Traité de non-prolifération (TNP), prorogé en 1995 pour une période indéfinie, était en effet devenu universel. Or il prévoit que tous les signataires, s’ils n’ont pas fait exploser un engin avant le 1er janvier 1967, s’engagent à ne pas essayer de se procurer d’armes nucléaires, et à placer toutes leurs installations sous le contrôle de l’Agence internationale de l’énergie atomique. Il n’est plus possible désormais de s’équiper sans violer ses obligations internationales.
Pourtant, à la fin de l’été 2002, le monde apprenait coup sur coup que l’Iran et la Corée du Nord avaient acquis, avec l’aide du Pakistan, les moyens d’enrichir de l’uranium1 par centrifugation. Et à la fin de l’année 2003, la Libye renonçait aux projets nucléaires qu’elle avait lancés. Le principal artisan de ces trois opérations était le « père » de la bombe pakistanaise, Abdul Khader Khan. Les procédés qu’il a utilisés pour procurer à ces trois pays, dans le plus grand secret, les connaissances et les équipements dont ils avaient besoin, ont fait entrer la prolifération dans une phase nouvelle, et les moyens utilisés jusqu’à présent pour la combattre risquent de devenir dangereusement inefficaces.
Les nouveaux proliférateurs
Selon les informations disponibles dans la littérature ouverte, la construction en Iran d’installations qui n’avaient pas été déclarées à l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) a été révélée au cours de l’été 2002. Depuis lors, l’Agence a pu en faire un inventaire beaucoup plus complet. Elles comprennent toute la panoplie des activités nécessaires à un programme militaire, depuis l’extraction de minerai d’uranium jusqu’à la construction d’une usine d’eau lourde pour un réacteur plutonigène qui doit être réalisé à Arak, en passant par l’expérimentation des méthodes d’extraction du plutonium, et par des recherches sur l’enrichissement de l’uranium par laser. Les Iraniens étudiaient l’enrichissement par centrifugation2 depuis de nombreuses années et leurs travaux ont fait des progrès décisifs lorsqu’ils ont reçu d’Abdul Khader Khan les plans des premières centrifugeuses utilisées pour l’usine pakistanaise de Kahuta. Actuellement, l’Iran dispose à Ispahan d’une usine de conversion de l’uranium en hexafluorure3, le composé gazeux nécessaire aux opérations d’enrichissement. Une usine située près de Téhéran, la Kalaye Electric Company, fabrique les centrifugeuses ; l’usine de centrifugation est située à Natanz, où ont déjà été produites de petites quantités d’uranium enrichi à 36 %.
Il était connu, depuis 1992, que la Corée du Nord dispose des installations nécessaires pour se procurer du plutonium militaire, mais aucune indication confirmée ne permet de savoir quelle quantité de plutonium a déjà été extraite, ni si un ou plusieurs engins explosifs ont été fabriqués. L’élément nouveau est que les Nord-Coréens ont échangé avec le Pakistan les techniques d’enrichissement de l’uranium par centrifugation, ainsi que quelques centrifugeuses, contre les connaissances concernant la construction de missiles balistiques et un missile de type No Dong. L’échange aurait commencé en 1987, et la CIA en avait soupçonné l’existence ; l’information semble avoir été confirmée à l’automne 2002 par Abdul Khader Khan, qui aurait été l’artisan de ce troc. Il n’existe cependant aucune indication permettant de savoir si la Corée du Nord a les moyens matériels de fabriquer d’autres centrifugeuses, ni si elle a entrepris la construction d’une usine d’enrichissement.
Les tentatives de la Libye constituent, plus que celles de la Corée du Nord ou de l’Iran, une rupture profonde avec les procédés employés dans le passé par d’autres États. Au moment où le colonel Khadafi décidait d’abandonner ses programmes d’armes non conventionnelles, la Libye avait acheté 4 000 cylindres de centrifugeuses. L’opération avait été coordonnée par le Pakistanais Abdul Khader Khan, qui fournissait les connaissances techniques et assurait la direction du projet, assisté par un intermédiaire d’origine sri-lankaise, également implanté en Malaisie et au Qatar. Les équipements avaient été fabriqués en Malaisie, sous la supervision d’un ingénieur suisse ; ils avaient été envoyés vers les Émirats arabes unis, d’où ils devaient être réexpédiés vers la Libye à bord d’un cargo allemand. D’autres composants avaient été achetés auprès d’entreprises européennes ou sud-africaines, des techniciens libyens ont été formés en Espagne, deux tonnes d’uranium auraient été livrées par la Corée du Nord, et la technique de fabrication de l’hexafluorure d’uranium a été communiquée par une firme japonaise. Des sociétés-écrans ont été créées pour dissimuler le plus possible les destinataires finals, et des expéditions ont été faites par l’intermédiaire de plates-formes de transit, comme Dubaï, où les transferts sont peu surveillés, et d’où les marchandises peuvent être réorientées vers un destinataire autre que celui qui apparaissait à l’origine. Il faut ajouter que les inspecteurs de l’AIEA ont retrouvé en Libye les plans d’une arme nucléaire expérimentée par la Chine en 1984, et transmis au Pakistan l’année suivante.
La part prépondérante prise par Khan dans ces trois affaires rappelle la façon dont le Pakistan a pu s’équiper dans les années 1980. Abdul Khader Khan, ingénieur métallurgiste, a été recruté en 1972 par un sous-traitant du consortium anglo-germano-néerlandais URENCO, et en 1974, il avait un bureau dans l’usine de centrifugation d’Almelo, aux Pays-Bas, qui produisait de l’uranium faiblement enrichi destiné aux réacteurs électronucléaires du monde entier. En 1976, Khan regagnait le Pakistan en emportant les plans des centrifugeuses et de l’installation, ainsi que la liste des fournisseurs des équipements les plus sensibles . Il était alors chargé de construire et de faire fonctionner l’usine de Kahuta, d’où est sorti l’uranium enrichi des premières bombes pakistanaises.
Le recours à l’enrichissement de l’uranium par centrifugation, le rôle joué par des entreprises européennes évoquent le programme nucléaire clandestin découvert en Irak en 1991. À partir de 1983, l’Irak a entrepris la construction d’une usine de centrifugation, pour laquelle il a été aidé par deux ingénieurs allemands travaillant dans une entreprise qui fabriquait des centrifugeuses pour URENCO. Le gouvernement irakien a été le principal coordonnateur du projet, il a essayé de réaliser son programme le plus possible en autarcie, tout en créant des sociétés-écrans pour acheter, surtout en Europe occidentale, ce qui ne pouvait pas être fabriqué sur place. Dans le cas de la Libye, au contraire, le pouvoir politique s’est contenté d’ordonner et de financer, les achats et leur acheminement vers Tripoli étant organisés par Khan et son réseau. C’est une innovation capitale.
De nouvelles réalités techniques et industrielles
Les moyens employés par ces cinq pays sont largement dus à des bouleversements techniques, industriels, institutionnels, survenus à partir du milieu des années 1970. Jusque-là aucun pays n’utilisait l’enrichissement par centrifugation, que ce soit pour des usages civils ou pour des applications militaires. Les progrès réalisés vers 1975 dans l’emploi de nouveaux matériaux ont permis de fabriquer des cylindres capables de tourner à très grande vitesse sans être trop fréquemment détériorés. Le procédé de l’ultracentrifugation sortait de la phase expérimentale, et à partir de cette date, toutes les usines civiles et la plupart des installations destinées à des activités illicites ont utilisé cette technique. Or les cylindres de centrifugeuses ont des dimensions réduites, permettant des trafics clandestins très difficiles à déceler, comme l’ont montré les images, diffusées par toutes les télévisions, des tubes d’aluminium trouvés en Irak, dont la CIA affirmait qu’ils étaient destinés à la fabrication de centrifugeuses, et dont l’AIEA et le ministère américain de l’Énergie ont démontré qu’ils ne pouvaient servir à cet usage, et qu’ils devaient servir à fabriquer des tubes lance-roquettes.
À ces changements techniques, des bouleversements industriels se sont ajoutés à peu près à la même époque. Pendant longtemps, il était acquis que seuls les pays industriels les plus avancés étaient capables de fabriquer les éléments cruciaux des activités nucléaires. Pour éviter des exportations dangereuses, il suffisait de réunir les pays traditionnellement industrialisés en un « Groupe des fournisseurs nucléaires », qui a dressé une liste, régulièrement mise à jour, des équipements sensibles, dont l’exportation exige une licence engageant la responsabilité de l’État exportateur. Le mécanisme était fondé sur la conviction qu’aucun proliférateur ne pourrait s’approvisionner en dehors des membres du Groupe, et si les pays respectables contrôlaient rigoureusement leurs exportations, toute fraude serait impossible. Cette croyance était assez conforme aux réalités industrielles de l’époque.
Cependant, dans les années 1980, l’évolution de l’économie mondiale a bouleversé la géographie industrielle. Pour réduire les coûts de production, les entreprises multinationales ont délocalisé leurs activités vers des pays d’Amérique latine, et surtout d’Asie. Ce sont d’abord les industries lourdes qui ont été touchées, et de plus en plus, dans les années 1990, les industries de pointe. La main-d’œuvre de ces États a peu à peu acquis une expérience importante dans le traitement de matériaux nouveaux, la fabrication d’équipements très délicats, et le respect de spécifications rigoureuses.
À cette date, le développement des activités militaires du Pakistan n’a pas surpris puisque, apparemment, les équipements les plus sensibles avaient été importés d’Europe de l’Ouest. Lorsque le programme irakien a été découvert en 1991, beaucoup de spécialistes de l’industrie nucléaire ont appris avec stupéfaction que les Irakiens étaient en train de construire à Al Furat une usine de fabrication de centrifugeuses. L’Iran, après avoir acquis quelques centrifugeuses au Pakistan, construit aujourd’hui sa propre usine près d’Ispahan. Et il aurait été impensable, il y a une vingtaine d’années, que les équipements destinés à la Libye soient fabriqués en Malaisie. Aucun de ces nouveaux pays industriels n’est membre du Groupe des exportateurs nucléaires, bon nombre d’entre eux sont soumis à des régimes où la réglementation peut être primitive, et les administrations inexpérimentées, insuffisamment compétentes, ou très sensibles à la corruption. Tous ces facteurs facilitent des trafics ou des activités échappant aux systèmes de contrôle mis au point dans le passé.
Le système Khan
Jusqu’à ce que le cas de la Libye introduise une innovation majeure, les pouvoirs publics, dans tous les pays, contrôlaient étroitement tout ce qui pouvait contribuer à une activité nucléaire. Si un État décidait d’en aider un autre à se procurer des armes, comme la France l’a fait pour Israël en 1956, ou la Chine pour le Pakistan dans les années 1980, il s’agissait d’une décision inspirée par des considérations politiques ou stratégiques, qui ne joueraient vraisemblablement en faveur d’aucun autre pays, et la question relevait des mécanismes applicables dans les relations internationales, négociations par la voie diplomatique, pressions économiques ou politiques. La prolifération était une affaire entre États.
Dans les années 1970, URENCO avait fait une première entorse à ce principe : une entreprise directement contrôlée par les pouvoirs publics néerlandais n’aurait peut-être pas accepté d’accueillir Khan, ressortissant d’un pays refusant d’adhérer au TNP, dans une installation aussi sensible qu’une usine de centrifugation en lui laissant libre accès à tous les documents de l’entreprise. La surveillance des États s’est relâchée aussi, en Europe occidentale, sur les fabricants de centrifugeuses, et l’Irak, l’Iran, la Corée du Nord en ont bénéficié. Mais dans chacun de ces pays, l’État est resté maître d’œuvre de son projet.
Dans le cas de la Libye au contraire, les canaux adoptés n’évoquent pas une coopération entre deux gouvernements, mais le fonctionnement d’une entreprise multinationale ou d’un réseau de trafiquants organisés à l’échelle mondiale. Les tâches ont été réparties entre une douzaine de pays, pour bénéficier des réglementations les moins rigoureuses et des contrôles les plus laxistes, mais aussi pour qu’aucun gouvernement ne puisse percevoir l’ensemble de l’opération, dont seul le coordonnateur connaît tous les rouages. Dispersé sur au moins trois continents, le réseau échappe aux investigations, aux contrôles et aux poursuites d’États bloqués à l’intérieur de leurs frontières.
Les moyens de se procurer des matières fissiles, seul véritable obstacle technique à la prolifération, ont été livrés clefs en mains par Khan et son réseau, à un État qui n’est plus que commanditaire. Tout un aspect de la prolifération, l’acquisition des techniques d’enrichissement, échappe ainsi au contrôle des États et des organisations internationales, elles relèvent d’abord des services de renseignements et des polices.
La prévention des trafics d’équipements sensibles
De nouveaux systèmes de surveillance et de contrôle doivent donc s’ajouter à ceux qui ont été adoptés dans le passé. Il s’agit d’empêcher le transfert illicite d’équipements sensibles, dont la liste est régulièrement mise à jour par le Groupe des fournisseurs nucléaires. Bon nombre de pays ne disposent d’aucune réglementation dans ce domaine, et pour tenter d’y remédier, le président des États-Unis et le Conseil de Sécurité de l’ONU ont enjoint à tous les États d’adopter une législation punissant sévèrement le trafic d’éléments utiles à la production d’armes non conventionnelles. Il faut espérer que cet appel soit entendu, mais de nouveaux instruments juridiques risquent d’être inefficaces si tous les pays n’ont pas les moyens et la volonté de les faire respecter. Cela supposerait des administrations compétentes, énergiques, insensibles à la corruption, capables d’appliquer rigoureusement la réglementation existante.
Tous les États auront-ils la volonté et les moyens d’imposer, pour les équipements nucléaires, des règles qu’ils ne peuvent faire respecter quand il s’agit de trafics d’êtres humains, de drogues, d’armes, de faux passeports, ou de voitures volées ?
Aussi décidés qu’ils soient à réagir contre les trafics illicites, les gouvernements et les administrations risquent en outre de se heurter à des détails techniques ou matériels. Il arrive par exemple que, pour échapper à la surveillance, des industriels fabriquent des équipements dont les spécifications sont légèrement inférieures à celles qui leur imposeraient de demander une licence d’exportation. L’existence de zones dans lesquelles ne s’applique aucun contrôle sérieux, dont Dubaï a fourni un bon exemple dans le cas des transferts de centrifugeuses vers la Libye, facilite également les actions des fraudeurs. Et les communications par Internet ne permettent pas toujours d’exercer une surveillance quelconque sur la transmission d’informations qui devraient rester confidentielles.
L’expérience montre aussi que, face à des groupes organisés sur le plan international, seule une étroite coopération entre tous les pays peut avoir quelque efficacité, et c’est bien l’objectif poursuivi par George W. Bush lorsqu’il demande aux États responsables de saisir en mer les cargaisons contenant des équipements sensibles. Là encore, ce sont les difficultés d’application qui constituent l’obstacle essentiel : pour arraisonner un navire, il est souhaitable de disposer d’informations sur sa cargaison, or ce n’est pas par les services de renseignements que les trafics entre le Pakistan et la Corée du Nord, l’Iran ou la Libye ont été connus, mais par les confidences faites par Kahn après que ses agissements ont été découverts.
La détection des activités clandestines
Des bouleversements sont intervenus dans la fabrication et l’exportation de composants sensibles, mais la construction et l’exploitation des usines, la fabrication des armes restent sous la responsabilité des États, et elles sont soumises aux règles fixées en 1968 : l’AIEA constatera qu’en se lançant dans un programme militaire un État viole les dispositions du TNP, et elle pourra saisir le Conseil de Sécurité de l’ONU. L’expérience de l’Irak en 1991, de la Corée du Nord, de l’Iran et de la Libye montre que la réalité est plus complexe. Pendant de nombreuses années, les inspecteurs internationaux ont eu pour seule mission d’empêcher le détournement, vers des activités militaires, de matières fissiles utilisées dans une installation civile officiellement déclarée. Ils n’étaient pas autorisés à essayer de vérifier s’il n’y avait pas dans le pays d’autres installations soigneusement dissimulées.
La réalisation d’un programme nucléaire clandestin était en effet considérée comme impossible, et cette conviction pouvait sembler raisonnable compte tenu des réalités de l’époque. La seule technique d’enrichissement utilisée était alors la diffusion gazeuse4, qui exige de grandes usines, facilement repérables, mobilisant un investissement considérable, consommant d’énormes quantités d’électricité, et qui ne peuvent fournir de l’uranium à usage militaire si elles ont été conçues pour des usages civils. En outre, les États-Unis disposaient d’un monopole de fait pour la production d’uranium faiblement enrichi, et aucun pays n’envisageait de les concurrencer. Il était exclu, dans ces conditions, de tenter de réaliser un engin à uranium enrichi, la seule fraude concevable étant le recours au plutonium. Il faut pour se le procurer disposer d’un réacteur et d’une usine de retraitement, deux types d’installations d’assez grandes dimensions, facilement identifiables. Il faut ajouter qu’à cette époque les seuls pays susceptibles de se doter d’un armement étaient des pays ouverts, démocratiques, où un projet d’aussi grande ampleur ne pouvait manquer d’attirer l’attention du Parlement, de la presse, de l’opinion.
La découverte du programme clandestin irakien en 1991 a montré que cette époque était révolue, et souligné l’importance de la lacune existant dans le système de contrôle de l’AIEA. Pourtant, c’est seulement en 1997 que le Conseil des Gouverneurs a adopté le Protocole additionnel, qui étend les pouvoirs des inspecteurs. Désormais, chaque pays devra leur fournir un grand nombre d’informations sur l’importation ou la fabrication de tout élément pouvant contribuer à une activité nucléaire ; ils pourront se déplacer en dehors des installations officiellement déclarées, et prélever des échantillons dans l’environnement. S’ils décèlent des contradictions ou des anomalies entre informations d’origine différente, ils exigeront qu’elles soient expliquées de façon satisfaisante.
Le protocole additionnel représente un progrès considérable, mais ce n’est pas une panacée. Il s’applique uniquement aux pays qui l’ont signé, aujourd’hui au nombre de 90, parmi lesquels ne figurent pas quelques-uns des États qu’il serait souhaitable d’y trouver, comme l’Arabie Saoudite, la Birmanie, l’Égypte, la Malaisie, ou la Syrie. Surtout, dans le meilleur des cas, la comparaison des données collectées par les inspecteurs montrera qu’il existe peut-être dans le pays des activités ne correspondant pas à ce que l’État a déclaré. Mais, sauf s’ils ont beaucoup de chance, ils ne sauront pas où se trouvent les installations clandestines : les fonctionnaires internationaux sont tenus de respecter la souveraineté des pays qu’ils contrôlent, ce ne sont pas des espions.
Seuls les services de renseignement peuvent essayer de déceler l’implantation des usines secrètes, or la technique de la centrifugation rend leur tâche particulièrement difficile. Les centrifugeuses peuvent être abritées dans un bâtiment de taille relativement modeste, d’apparence banale, ressemblant à bien d’autres constructions, et échappant facilement à la vigilance des satellites. Leur consommation d’électricité n’est pas aussi importante que celle des usines de diffusion gazeuse, et le démarrage ou l’arrêt de l’installation n’aura pas de répercussions sur l’ensemble du réseau, il ne se fera sentir que dans le voisinage de l’usine. Il ne s’en échappe que peu de fluides caractéristiques, qui ne se répandent pas sur de grandes distances, et les prélèvements dans l’environnement faits par les inspecteurs ne fourniront d’indices que s’ils sont déjà à proximité de l’installation secrète.
Actuellement le seul moyen efficace dont disposent les services de renseignement sont les informations fournies par des indicateurs, ou les données qu’ils pourraient recueillir sur place par des indiscrétions. Or, la diffusion des connaissances et les délocalisations industrielles ont mis la fabrication des armes à la portée de pays qui ne pouvaient l’envisager naguère, souvent soumis à des régimes dictatoriaux, dans lesquels il n’existe aucun contre-pouvoir, où l’état de droit n’est pas assuré, où l’information ne circule pas, où l’opinion publique ne joue aucun rôle, et où l’indiscrétion est découragée par la brutalité de la répression. Le renseignement humain y est par conséquent très difficile, si ce n’est impossible. L’une des seules solutions pour améliorer l’efficacité du renseignement consiste à poursuivre les recherches sur des indices permettant de détecter à grande distance le fonctionnement d’une usine de centrifugation, mais les travaux engagés sur ce thème n’ont jusqu’à maintenant donné aucun résultat probant.
La non-prolifération en échec ?
La combinaison des techniques modernes d’enrichissement de l’uranium et de trafics empruntant les chemins de l’économie mondialisée peut faire échec aux techniques permettant d’empêcher la dissémination des armes. Le risque est réel, et Khan a peut-être déjà apporté ses services à d’autres pays, au Moyen-Orient, en Asie ou même en Afrique. Ce n’est pas cependant un danger imminent : il faudrait aux Iraniens encore plusieurs années pour pouvoir fabriquer un engin explosif, et la Libye, quand elle a abandonné ses ambitions, était encore bien loin du but. De plus, si la Corée du Nord et l’Iran sont obligés de renoncer à leurs projets, alors que les installations irakiennes ont été détruites en 1992, bien des pays hésiteront sans doute à se lancer dans une aventure où plusieurs autres auraient déjà échoué.
Cependant, le succès de la politique de non-prolifération n’a jamais été garanti, pas plus que son échec n’est assuré. S’il faut un jour reconnaître que la politique lancée en 1968 avec le TNP a échoué, certains États considéreront probablement que le mieux est de ne rien faire : comme les vieux pays, les nouveaux venus n’utiliseront jamais leurs armes, confirmant le jugement porté par un historien américain : » Il est toujours facile d’imaginer les raisons pour lesquelles on a besoin des armes lorsqu’on n’en a pas. Il est beaucoup plus difficile de savoir ce qu’on peut en faire une fois qu’on les a. » Ce serait un pari très dangereux, car un conflit peut toujours survenir par accident, ou à la suite d’une erreur d’appréciation sur les gestes d’un voisin ou d’un adversaire. En outre, rien n’impose à un gouvernement de considérer les armes nucléaires comme un moyen de dissuasion, et chacun peut dresser sa propre liste des responsables, à commencer par Hitler, qui les auraient utilisées ou les utiliseraient comme instruments d’anéantissement s’ils en disposaient. Or plus le nombre de pays détenteurs d’armes est élevé, plus ces risques sont grands.
D’autres États préféreraient sans doute se doter de défenses antimissiles, comme le font actuellement le Japon, la Corée du Sud et Taiwan. D’autres enfin s’orienteraient vers la destruction préventive des installations adverses. Chacune de ces politiques présente des risques considérables pour le monde entier. Malgré les difficultés que présentent les nouvelles formes de prolifération, il est bien préférable que tout soit fait, et même plus, pour tenter de préserver la réussite d’une politique de non-prolifération fondée sur les engagements internationaux et les mécanismes de sécurité collective.
_________________________________________
1. La réalisation d’un engin nucléaire exige de vingt à trente kilogrammes d’uranium contenant 93 % d’uranium 235, ou entre six et dix kilogrammes de plutonium. À l’état naturel, l’uranium contient 0,7 % d’uranium 235, et pour porter cette teneur à 93 % il faut le séparer de l’uranium 238, qui en représente 99,3 %.
Le plutonium, qui n’existe pas à l’état naturel, se forme à partir de l’uranium 238 contenu dans les combustibles d’un réacteur. Une fois que les combustibles ont été déchargés, le plutonium doit être séparé des autres corps par une opération chimique, dans une usine de retraitement. La très forte radioactivité des combustibles irradiés fait de la construction et de l’exploitation de ces usines une opération très délicate.
2. La technique de l’ultracentrifugation consiste à séparer l’uranium 235 de l’uranium 238 en tirant parti de la très faible différence de masse entre les deux isotopes (l’un et l’autre sont formés de 92 protons et 92 électrons, mais l’uranium 238 contient 3 neutrons supplémentaires, qui expliquent cette différence de masse). L’hexafluorure d’uranium, gazeux, est introduit dans des cylindres tournant à une vitesse égale ou supérieure à celle du son. L’uranium 238, un peu plus lourd, se concentre plutôt à la périphérie, et on recueille au centre un composé contenant un peu plus d’uranium 235. En répétant l’opération des milliers de fois, on finit par obtenir un produit contenant 93 % d’uranium 235.
3. Tous les procédés d’enrichissement actuellement utilisés reposent sur l’emploi d’uranium sous forme gazeuse. L’hexafluorure est obtenu par combinaison de l’uranium avec de l’acide fluorhydrique ; le composé est un corps très corrosif, qui ne se trouve à l’état gazeux qu’au-delà de 80°, ce qui fait de sa fabrication et de son utilisation une opération délicate, exigeant des connaissances particulières et des équipements élaborés.
4. La diffusion gazeuse consiste à faire passer le composé gazeux de l’uranium, l’hexafluorure, à travers les pores de filtres très fins. L’uranium 238, un peu plus lourd, passe plus rapidement que l’uranium 235, et là encore, en répétant l’opération des milliers de fois, on peut obtenir de l’uranium contenant 93 % d’uranium 235. Ce procédé est encore employé en France pour des usages civils dans l’usine d’Eurodif, et il l’était à Pierrelatte pour les besoins de la défense.