« La propulsion nucléaire militaire connaît une période faste et recrute massivement »
Tout comme le nucléaire civil, le nucléaire militaire connaît une forte activité avec des programmes qui vont mobiliser la filière sur les 30 prochaines années. Laurent Sellier (X87), directeur de la propulsion nucléaire à la direction des applications militaires du CEA (CEA/DAM), dresse pour nous un état des lieux et nous en dit plus sur les perspectives et les enjeux de cette filière. Rencontre.
Le CEA/DAM dispose d’une expertise avérée en matière de propulsion et de chaufferie nucléaire. Qu’en est-il ?
Le CEA/DAM exerce la fonction de maîtrise d’ouvrage pour tous les projets de propulsion nucléaire. Il pilote l’ensemble des savoir-faire de ses maîtrises d’œuvre industrielless et des organismes étatiques concernés. En sa qualité de maître d’ouvrage, le CEA/DAM passe des contrats à TechnicAtome, en charge du développement et de la conception, et à Naval Group qui s’occupe de la fabrication des capacités principales puis du module réacteur des chaufferies nucléaires. Dans ce cadre, l’ensemble de la propriété intellectuelle sur l’ensemble de la chaîne de valeur est et reste la propriété du CEA. D’ailleurs, une grande partie des outils logiciels qui permettent de comprendre et simuler le fonctionnement d’une chaufferie est réalisée par le CEA (direction des énergies ou CEA/DES). Il en est de même pour la plupart des codes qui sont utilisés et mis en œuvre par les industriels.
Pour exercer cette expertise, nous avons une organisation relativement simple avec un chef de projet par type de chaufferie qui s’appuie sur différents experts du CEA/DAM, ainsi que sur les compétences du CEA/DES. En parallèle, nous nous appuyons aussi sur un organisme unique en son genre, le service technique mixte des chaufferies nucléaires ou STXN, qui regroupe l’ensemble des sachants du domaine nucléaire de la marine, de la DGA et du CEA. La salle café du STXN réunit tous les jours des physiciens du nucléaire, des architectes de réacteurs et des exploitants de chaufferies.
Les programmes nucléaires militaires s’enchaînent avec beaucoup de rythme. Ainsi, depuis 2018, nous avons fait diverger trois nouvelles chaufferies nucléaires : le réacteur d’essai (RES) à Cadarache et deux chaufferies pour les deux premiers sous-marins du programme Barracuda, programme de sous-marins nucléaires d’attaque.
Comment cette expertise a‑t-elle évolué au cours des décennies ?
Historiquement, cette expertise était portée par le CEA qui s’appuyait sur la DGA pour les fabrications des grosses capacités. Puis du CEA est né TechnicAtome, qui est aujourd’hui le maître d’œuvre des chaufferies nucléaires. L’industriel est le fruit de la réunion du département de la construction des piles et du département de la propulsion nucléaire du CEA dans les années 70. Plus récemment, à la fin des années 1990, la Direction des constructions navales, qui depuis est devenue Naval Group, est sortie à son tour du giron étatique, de la DGA pour ce qui la concerne. Au début des années 2000, la Direction de la Propulsion Nucléaire (DPN), rattachée au CEA/DAM, devient donc le maître d’ouvrage unique des programmes de chaufferies nucléaires embarquées.
Aujourd’hui, cette séparation entre la maîtrise d’ouvrage et la maîtrise d’œuvre est définitivement actée. Il y a un donneur d’ordre et des industriels fournisseurs.
Dans son rôle de maître d’ouvrage, le CEA/DAM est aussi en charge du maintien des compétences et de l’expertise sur les chaufferies nucléaires dans le temps, tant en termes de conception, de production que d’exploitation, et ce, au CEA comme dans l’industrie.
C’est une responsabilité qui s’appuie sur des enchaînements cycliques de programmes de chaufferies pour perpétuer un savoir-faire à la fois reconnu et fragile : SNLE type Le Redoutable, SNA type Rubis, SNLE type Le Triomphant, porte-avions Charles-de-Gaulle, SNA type suffren, SNLE 3G, porte-avions de nouvelle génération…
Et aujourd’hui, quels sont les sujets et enjeux qui vous mobilisent ?
Notre principal enjeu est de livrer les chaufferies nucléaires dans le calendrier des programmes de navires à propulsion nucléaire. Aujourd’hui, nous avons un calendrier de développement et de production qui va nous conduire à livrer 9 chaufferies nucléaires sur les 20 prochaines années.
Avec cet enjeu, nous avons le devoir de maintenir les compétences de la propulsion nucléaire, de les faire évoluer et de les régénérer. Pour ce faire, nous avons l’opportunité de lancer des programmes nouveaux et innovants d’ampleur pour attirer de jeunes ingénieurs, afin de leur transmettre les compétences et les expertises développées par leurs aînés autour des précédents programmes. Nous avons trois programmes en cours. Nous sommes en mesure de garantir une activité continue de conception et de production chez nos industriels qui ont ainsi les moyens de produire des chaufferies nucléaires alliant les meilleures performances et le plus haut niveau de sûreté. Avec la remontée du nucléaire civil, nous avons un enjeu encore plus important en matière de maintien de compétences. En effet, le risque est fort que l’ingénierie nucléaire civile recrute nombre de ses ingénieurs dans le vivier aujourd’hui en charge des programmes militaires. C’est pourquoi nous mettons en avant avec la propulsion nucléaire notre capacité à proposer dans la continuité et la durée des projets à différents stades – conception, développement, production, exploitation – à tous les ingénieurs passionnés de physique nucléaire : la propulsion nucléaire, c’est vraiment la possibilité pour ces ingénieurs de travailler sur tous les stades de projets, depuis la conception jusqu’à la mise en service.
Et aujourd’hui, qu’est-ce que ce secteur en plein développement peut offrir à de jeunes diplômés de l’École ?
Historiquement, nous avons travaillé en série. D’abord sur la conception et le développement des premiers sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (type Le Redoutable) qui ont servi à partir des années 70. S’en sont suivi les sous-marins nucléaires d’attaque qui ont été mis en service au début des années 80. Les premiers SNLE ont ensuite été remplacés par les SNLE de 2e génération dont les chaufferies ont été également embarquées sur le porte-avions Charles-de-Gaulle. Actuellement, nous entrons dans une période de rénovation de tous ces bâtiments et de leurs chaufferies en même temps. Nous sommes ainsi mobilisés sur la production du programme Barracuda (SNA de type Suffren), en même temps que le développement des programmes de SNLE de 3e génération et de porte-avions nucléaire de nouvelle génération qui entreront en service dans les années 30.
Ainsi, la propulsion nucléaire militaire connaît une période faste et recrute massivement dans les domaines étatiques et industriels. Ce domaine, très intéressant sur le plan scientifique, avec notamment des enjeux de sûreté et de qualité très poussés, peut offrir de très belles carrières aux diplômés de l’École qu’ils soient issus du corps de l’Armement ou non, d’ailleurs.
Pour un jeune ingénieur, c’est la possibilité de commencer une carrière scientifique dans la physique nucléaire, avant d’évoluer vers des fonctions de chefs de projet. Plus particulièrement, au regard des projets qui nous mobilisent, c’est encore la possibilité de se consacrer pendant plusieurs années à des projets phares de l’industrie nucléaire et d’avoir ainsi la possibilité de suivre l’évolution, étape par étape, d’un programme.