La protection de la biodiversité à l’épreuve de la société
En prenant du recul sur les outils de protection de la nature mobilisés par les États, on discerne différentes approches, qui font encore l’objet de débats. Le constat de leurs défaillances et notre compréhension de la biodiversité conduisent maintenant à engager l’ensemble de la société dans des changements transformateurs.
Celui qui observe comment ses prédécesseurs se sont saisis de la question de la biodiversité, avant même l’invention de ce terme, ne peut qu’être frappé par l’expression d’alertes clairement formulées, portant sur ce que nous appelons aujourd’hui des « pressions », déplorant leurs « impacts » et recherchant leur cause dans les évolutions de la société.
Dès le XIXe siècle…
La déforestation a souvent été identifiée, notamment par l’ingénieur François-Antoine Rauch dès les premières années du XIXe siècle, comme la principale pression ayant des impacts sur le climat et la gestion de l’eau ; les nombreuses inondations que la France a connues pendant ce siècle lui sont alors attribuées, avant que les émissions de gaz à effet de serre ne soient désignées comme cause du dérèglement climatique. Un peu plus tard, en 1868, Honoré Sclafer constate la disparition des haies du paysage rural et s’inquiète de l’effet de cette disparition sur la faune.
Vers la fin du siècle, l’usage des pesticides commence à inquiéter, avec l’emploi dérogatoire du « vert de Paris », composé arsenical, pour combattre le silphe opaque dont la larve s’attaque aux betteraves, et déjà utilisé aux États-Unis contre le doryphore ; Fletcher, en 1885, est l’un des premiers scientifiques à démontrer l’intoxication des abeilles par ce pesticide, bien avant les mêmes alertes, aujourd’hui, sur l’impact des néonicotinoïdes. Ces pressions n’étaient pas seulement constatées mais analysées dans leurs causes et dans leurs effets, et des réponses étaient proposées.
Ainsi, la déforestation est analysée comme une conséquence de la Révolution française qui, avec la vente des forêts et le démantèlement de l’administration des forêts, autorisait dorénavant le défrichement par les propriétaires privés ; ses effets seraient aujourd’hui décrits comme la perte de certains services écosystémiques, notion qui n’a été popularisée que par le Millennium Ecosystem Assessment en 2005 ; la réponse était à l’évidence un programme de reforestation. Quant à l’usage des pesticides, des méthodes non chimiques de lutte contre les ravageurs sont connues dès la fin du XIXe siècle.
On savait déjà, il y a longtemps. Pourquoi ces alertes n’ont-elles pas été suivies d’effet ? Sans doute parce que les gains apportés par le progrès technique les rendaient inaudibles. Pourtant, l’idée d’une Nature à protéger commençait à s’imposer, mais pour de toutes autres raisons.
Préservation et conservation
Ce qu’on entend par protection a longtemps été l’objet d’un débat, entre les deux pôles de la préservation et de la conservation. La préservation consiste à rendre sa vie à la Nature, la conservation à bien gérer ses ressources pour notre usage. De ces deux pôles, c’est à la conservation, certainement le plus ancien, que nous devons une grande part de notre patrimoine naturel : ce que nous appelons maintenant « l’utilisation durable » était déjà un objectif fixé par l’ordonnance de Brunoy, édictée par Philippe VI de Valois en 1346, pour régir l’exploitation forestière de telle sorte que les « forêts se puissent perpétuellement soutenir en bon état », réagissant aux défrichements de l’époque médiévale.
Quant à la préservation, sa vision a été profondément renouvelée par la compréhension de ce qu’est la biodiversité : ni la Nature, ni la totalité des êtres vivants, mais la présence d’un réseau d’interactions au sein et entre les trois niveaux génétique, spécifique et écosystémique de la biosphère. Préserver la biodiversité, ce n’est pas « mettre sous cloche la Nature », c’est préserver ce potentiel d’interactions ; c’est parfois l’assister, par la restauration, pour que ce potentiel soit rétabli et maintenu, et que les dynamiques propres à la biodiversité soient réactivées, ce qu’on appelle la libre évolution.
La préservation de ce potentiel est d’autant plus nécessaire dans un contexte de dérèglement climatique sans retour en arrière possible – même si nous contenions l’augmentation de température à 1,5 °C – afin d’assurer une certaine résilience des écosystèmes face aux pressions qui les affectent.
Les espaces protégés
Telles n’étaient pas encore les préoccupations qui animèrent les débats sur la création des premiers espaces protégés : les forestiers défendaient la conservation, tandis que les artistes et les naturalistes, soutenus par le Club Alpin et le Touring Club, lui préféraient la préservation d’une Nature à contempler et à visiter. Ce sont ces derniers qui ont gagné en obtenant en 1861 la protection réglementaire de la forêt de Fontainebleau, préservée de l’exploitation forestière.
Au début du XXe siècle, le débat sera entre les naturalistes, qui défendent des réserves intégrales où toute activité doit être prohibée, et les partisans des parcs nationaux américains, où les activités sont contrôlées pour permettre au public d’apprécier ce qui reste de wilderness. La France expérimentera ces deux formules dans ses colonies, notamment en Algérie où le modèle du parc national est privilégié pour développer le tourisme et à Madagascar et dans les autres colonies où c’est la réserve intégrale qui est choisie.
Défenseurs d’un usage et défenseurs de la Nature
L’usage de ces outils ne s’est pas fait sans confrontation ni sans arrière-pensée. Comme la Nature est rarement inhabitée et sans usage, sa protection fut souvent invoquée afin de contrôler et d’exclure un groupe social accusé de sa destruction, au profit d’un autre groupe se l’appropriant pour son usage et au nom de ses valeurs. Ce furent les forêts royales et leur gibier protégés contre les paysans, la « série artistique » de Fontainebleau contre les bûcherons, les parcs et réserves des colonies contre la population indigène accusée de dégrader l’environnement, le gibier d’une chasse bourgeoise récréative, puis gestionnaire, contre les pratiquants d’une chasse locale de subsistance assimilée au braconnage.
Peu à peu, les principes du développement durable ont conduit à concilier la protection des milieux naturels avec les modes de vie et pratiques identitaires des territoires, comme le pastoralisme ou l’agriculture itinérante sur brûlis pratiquée en Guyane. Déjà présente dans les parcs naturels régionaux, cette approche est maintenant appliquée dans une partie étendue du territoire des parcs nationaux et dans les parcs naturels marins. Néanmoins, la conservation de la biodiversité reste un point de confrontation sociale entre défenseurs d’un usage et défenseurs de la Nature, qui se cristallise souvent sur la protection de certaines espèces, dans des configurations variables, comme l’élevage face aux grands prédateurs, la chasse face aux espèces menacées de disparition ou les projets d’aménagement face aux habitats d’espèces voués à la destruction.
Des dérogations
Outre les aires protégées, on dispose aujourd’hui d’un arsenal étendu d’outils de protection : réseaux écologiques (trames intégrées dans les outils de planification), listes d’espèces protégées, principe « zéro perte nette de biodiversité » et des procédures administratives pour sa mise en œuvre. Ces outils ne sont néanmoins pas parvenus à enrayer le déclin de la biodiversité.
La plupart d’entre eux sont d’ailleurs assortis de mécanismes juridiques de dérogation, afin de concilier la protection de la Nature avec d’autres objectifs : économiques, sociaux et parfois environnementaux, comme le développement des énergies renouvelables. Face à ces dérogations, on retrouve le clivage historique entre la conservation et la préservation : admissibles et nécessaires pour les uns, les dérogations sont contraires à l’objectif de protection pour les autres, qui voient notre Code de l’environnement comme une manière d’organiser pudiquement l’exploitation de la Nature, plutôt que de la protéger.
Les changements transformateurs
La protection de la biodiversité ne peut se limiter à certains espaces ou espèces remarquables : elle doit porter aussi sur les deux tiers du territoire et les espèces qui ne bénéficient d’aucun statut de protection, comme les océans au-delà des eaux sous juridiction nationale, ou les sols.
De nouveaux outils doivent être recherchés pour s’attaquer, partout, aux causes de l’effondrement de la biodiversité, maintenant bien connues et aux effets exacerbés par le changement climatique : le changement d’usage des terres, avec la périurbanisation pavillonnaire, l’homogénéisation des paysages ruraux et la dégradation des sols, la contamination des milieux, notamment par les pesticides, la surpêche et la destruction des fonds marins, la surconsommation et le gaspillage alimentaire.
Ce qui est nouveau, c’est que cet effondrement est constaté à l’échelle planétaire, que ses causes, déjà discernées au XIXe siècle, sont maintenant établies sur des fondements scientifiques reconnus et que des changements transformateurs sont réclamés, appelant à une bifurcation écologique dans les politiques, l’économie et la société.
La politique d’intervention de l’État
Dans les politiques publiques, c’est d’abord la politique d’intervention de l’État qui est mise en cause : un rapport d’inspection générale publié début 2023 estime que les subventions dommageables à la biodiversité, par exemple lorsqu’elles favorisent l’artificialisation des sols ou l’intensification de l’agriculture, sont d’un montant 4,4 fois supérieur aux dépenses qui lui sont favorables. C’est aussi l’éclatement des politiques du vivant entre les administrations (la santé pour le vivant humain, l’écologie pour le vivant sauvage et l’agriculture pour le vivant domestiqué), que la nouvelle approche « Une seule santé » promue à l’échelle internationale devra surmonter.
Les relations des mammifères humains aux autres vivants
Dans l’économie et la société, ce sont surtout des changements systémiques, porteurs de ruptures, qui sont nécessaires : transformer notre alimentation et les modèles de production agricole, halieutique et forestière, l’aménagement du territoire et notre manière de l’habiter, et plus profondément notre relation au vivant et le système de valeurs qui la soutient.
La variété des relations des mammifères humains aux autres vivants ne peut être ignorée à l’échelle des peuples : elle résulte de multiples visions et expériences de la Nature – vivre de la nature, dans la nature, contre la nature, avec la nature, en tant que nature… – et des valeurs qui lui sont attachées – bienfaits, appartenance, maîtrise, responsabilité, symbiose… C’est un champ de recherches des anthropologues, comme Philippe Descola, qui ont analysé une autre diversité, celle des systèmes de représentation de la Nature.
Dans notre société, Charles Stépanoff montre comment une forme de « division du travail moral » distribue aux uns la compassion envers les animaux et aux autres la violence, qui leur est déléguée pour exploiter la matière vivante à distance des premiers, bénéficiaires insouciants de l’élevage et de l’abattage industriels. En outre, les changements attendus viendraient percuter d’autres transformations, voulues, acceptées et parfaitement réussies dans la seconde moitié du XXe siècle, à la fois techniques et sociales, comme la modernisation de l’agriculture, l’exploitation de la mer, l’accès au logement individuel, la société de consommation et de loisirs : c’était la « croissance soutenue », à défaut d’être soutenable.
Certaines de ces transformations réussies sont désormais inscrites solidement dans le territoire et dans le droit, comme – un legs du régime de Vichy, maintenu à la Libération – le remembrement agricole, l’obligation de lutter « contre les ennemis des cultures », l’organisation « en quelque sorte corporative » de la chasse.
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L’obstacle du droit de propriété
Si la mise en œuvre de nouveaux changements rencontre des obstacles considérables, c’est aussi parce qu’ils toucheraient à des structures ancrées en profondeur dans la société, comme le droit de propriété.
Peut-on encore acquiescer à sa définition, inscrite depuis 1804 dans le Code civil, comme « droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue », droit « inviolable et sacré » inscrit dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, alors même que notre Code de l’environnement reconnaît les êtres vivants comme « partie du patrimoine commun de la nation » ?
Les animaux, désormais considérés comme êtres sensibles, restent pourtant régis selon les cas comme des biens, meubles ou immeubles : les animaux sauvages comme des choses sans maître qui peuvent être appropriés par la chasse ou la pêche, alors que le sol et les choses enracinées ont d’emblée un propriétaire.
L’exemple des pays nordiques
D’autres pays, comme les pays nordiques, ont institué un droit, littéralement de tout un chacun, qui permet de se déplacer librement dans les espaces naturels tout en les préservant et en respectant la tranquillité de ceux qui y vivent.
Les espaces naturels et forestiers n’y sont pas enclos, sauf pour des raisons d’intérêt général, en particulier pour la protection du milieu ou d’une activité comme l’élevage, mais pas pour revendiquer le droit de « clore son héritage » de notre Code civil. Ce droit nordique reflète une tout autre relation à la Nature, jusque dans son intitulé : nul besoin de préciser « droit d’accès à la Nature », comme on le ferait en France, révélant implicitement notre regard en surplomb du monde vivant.
Des circonstances favorables
On l’aura compris, la protection de la biodiversité ne concerne pas une Nature mise à distance, mais avant tout notre société et sa capacité à se transformer en profondeur. Y sommes-nous prêts ? Plusieurs facteurs sont maintenant favorables au passage à l’action : la compréhension partagée de l’enchevêtrement des crises globales, la prise en considération des limites planétaires, l’évaluation des dépendances au vivant des grandes entreprises et des institutions financières.
L’accord de Kunming à Montréal adopté fin 2022 traduit une volonté d’agir à l’échelle internationale, visible aussi par la multiplication des initiatives locales. Encore faut-il que le passage à l’action, à l’échelle d’une société, soit nourri d’un désir de transformation et d’une vision du monde où la coexistence de confrontation doit céder le pas à une coviabilité de destin.