La qualité de la loi
« La législation et la réglementation nationales sont-elles condamnées à se dégrader inexorablement ? »
C’est sous cette forme provocante que la revue du Jurisclasseur présentait la situation française de la « qualité réglementaire », c’est-à-dire l’ensemble des procédures imposées aux administrations pour produire des textes juridiques répondant à leurs objectifs.
Le secrétaire général du gouvernement dans une intervention au colloque organisé par le secrétaire d’État à la réforme de l’État, le 28 novembre dernier, apportait quelques éléments statistiques : le volume du Journal officiel (J.O.) est passé de 16 000 à 22 000 pages en douze ans ; celui des lois de 285 à 343 ; 65 % des articles du Code général des collectivités territoriales ont été modifiés depuis son adoption en 1996… Complexité des règles, obscurité du langage, instabilité des textes : telles sont les manifestations de la dégradation de la qualité de la loi.
Dans le même temps, la simple lecture de la presse démontre que l’opinion publique attend souvent de la loi – et de la loi nouvelle en particulier – la résolution de tous les problèmes, qu’ils soient d’ailleurs généraux ou particuliers. Dans une société qui admet de plus en plus mal le risque, le texte législatif semble être devenu une garantie contre toute forme d’insécurité. Bernard Tapie n’avait-il pas proposé d’interdire le chômage ?
Et pourtant l’incontestable réussite atteinte par le gouvernement dans le domaine de la sécurité routière n’est-elle pas là pour montrer que la valeur de mesures législatives dépend non pas tant de leur existence mais d’abord de leur pertinence et de la cohérence du dispositif administratif et judiciaire mis en place pour les appliquer (forces de police, radars automatiques, campagnes de communication) ? On a même pu constater que la première inflexion des statistiques avait été enregistrée avant la promulgation de la loi…
Il y a là un enjeu majeur pour notre société qui, outre des réponses techniques, appelle une mobilisation décisive des administrations et sans doute un débat politique.
UN ENJEU MAJEUR
L’enjeu est de plusieurs ordres. En premier lieu, sur le strict plan juridique, l’instabilité de règles de plus en plus détaillées lance un défi au juriste professionnel. Comment soutenir que nul n’est censé ignorer la loi quand l’avocat ou le magistrat sont astreints à de longues recherches pour prendre connaissance du texte applicable à l’affaire qu’ils traitent ? De même l’administration qui rédige et applique ces lois et règlements est contrainte à un effort disproportionné et croissant pour en suivre l’application.
Sur le plan politique, il est clair que la crédibilité des institutions de la République est entamée par la prolifération de textes peu ou pas appliqués car peu ou pas connus – voire par la lenteur de sortie ou même l’absence de décrets d’application. Sur le plan économique interne, une relative simplicité de la réglementation – ou au moins une forte clarté et une grande stabilité des règles applicables – paraît être un élément nécessaire à la » libération des énergies » appelée de ses vœux par le Premier ministre. Sur le plan international, l’attractivité du territoire français repose aussi pour partie sur la sécurité juridique qui peut être assurée aux entreprises étrangères. Celles-ci ont besoin de connaître avec une certaine fiabilité les règles applicables, notamment sur le plan fiscal, à leurs investissements.
DES RÉPONSES TECHNOLOGIQUES
Les premières réponses qui peuvent être apportées à des défis revêtent une forme technologique : il s’agit de gérer la complexité, l’obscurité et l’instabilité de la règle en mettant à la disposition de tous des bases de données gratuites, exhaustives et tenues à jour. Le recours de plus en plus systématique aux NTIC (l’e-administration) permet ainsi de masquer une partie de la difficulté. Le site legifrance.gouv.fr créé par décret du 7 août 2002 offre un accès gratuit à l’ensemble des lois, ordonnances et décrets applicables (dans une rédaction mise à jour quotidiennement) et à de nombreuses décisions de justice. Ce site, géré par le SGG, reçoit 1,7 million de visites par mois : 700 000 pages sont téléchargées chaque jour. Le site service-public.fr propose, lui, des informations concrètes quant aux démarches imposées aux usagers. Il reçoit plus de 2 millions de visites par mois. En région Rhône-Alpes, ces informations sont accessibles par téléphone (numéro 3939 » allo service public »), dans le cadre d’une expérimentation devant déboucher sur la généralisation dans toute la France.
Sur un plan plus juridique, l’effort de codification, c’est-à-dire de regroupement sous une forme maniable et coordonnée de l’ensemble des textes applicables à une matière, est une autre forme de réponse. En dix ans, treize codes ont été publiés grâce à l’activité de la commission supérieure de codification. La loi Plagnol du 2 juillet 2003 a accentué ce mouvement en habilitant le gouvernement à établir par ordonnance non plus seulement des codes » à droit constant « , qui photographient la loi applicable sans la modifier sauf sur des points de pure forme, mais aussi en constituant des codes » dynamiques « , qui non seulement présentent les règles applicables mais procèdent aussi à leur révision et à leur simplification. Les deux premiers porteront sur l’artisanat et les propriétés publiques.
LA MOBILISATION ADMINISTRATIVE
Mais des mesures techniques de gestion de la complexité ne peuvent résoudre le fond du problème. Trop souvent les ministres, les parlementaires, voire les fonctionnaires, voient dans la fixation de nouvelles règles juridiques le moyen gratuit et d’application immédiate de régler tous les problèmes de la société. C’est pourquoi, voulant aller plus loin et cherchant à combattre le mal à sa racine, le gouvernement s’est engagé sur la voie de la refonte de la procédure administrative de rédaction des textes. Cette opération a été effectuée par le secrétariat général du gouvernement.
Il s’est tout d’abord appuyé sur un rapport présenté en 2002 par le conseiller d’État Mandelkern, dont les conclusions étaient les suivantes :
- rechercher systématiquement des alternatives à l’édiction de règles juridiques nouvelles afin de mettre en œuvre des politiques publiques : ces alternatives peuvent être juridiques (contrats par exemple), administratives (campagne de communication, mobilisation des services autour d’un axe fort) ou fiscales (incitations diverses) ;
- simplifier les règles ;
- mesurer les coûts et les gains liés à de nouvelles règles ;
- mieux gérer les consultations préalables à la rédaction des textes.
Sur cette base, le Premier ministre a diffusé le 26 août 2003 de nouvelles instructions relatives à la » maîtrise de l’inflation normative « . Celles-ci imposent aux ministres de prendre les mesures suivantes :
- adoption d’une charte ministérielle de la qualité de la réglementation fixant les procédures d’élaboration des textes en fonction des spécificités de chaque ministère et imposant notamment la tenue d’indicateurs statistiques de la production normative ;
- nomination d’un haut fonctionnaire chargé de la qualité de la réglementation ;
- programmation rigoureuse des travaux d’élaboration des projets de loi et des décrets d’application.
En complément de ces instructions, une réforme de la procédure interministérielle d’élaboration des textes et en particulier des études d’impact a été lancée et fait actuellement (30 mars 2004) l’objet d’échanges entre les ministères, le secrétariat général du gouvernement (SGG) et le Conseil d’État. Certaines pistes novatrices, inspirées d’exemples étrangers (Australie, Canada), méritent d’être citées.
Dans un premier temps est-il envisageable de demander aux ministres de ne pas rédiger de projets de loi sans avoir auparavant soumis à concertation interministérielle un dossier composé de plusieurs options qui, outre la modification des textes juridiques, devrait proposer des solutions alternatives ? Il s’agirait de décrire l’existant et de présenter de façon sommairement justifiée diverses variantes en identifiant à chaque fois inconvénients et avantages puis préconisant un choix particulier.
Dans un second temps, le Premier ministre ayant retenu une des options proposées, le ministre porteur d’une réforme pourrait-il remettre à l’appui du projet de loi une analyse d’impact fondée sur des éléments précis ? On peut, par exemple, penser à la définition exacte du problème à résoudre, à la capacité de l’administration et des tribunaux à traiter les mesures nouvelles, à calculer leur coût pour les personnes publiques et privées, leur impact éventuel sur la compétitivité de l’économie nationale.
Il convient également de valoriser le rôle que les grands corps de l’État – au premier rang desquels se trouvent le Conseil d’État et la Cour des comptes – pourraient jouer afin d’éclairer la sphère politique sur la portée juridique et financière de ses choix.
LE DÉBAT POLITIQUE
Au-delà des formules administratives de rationalisation de la production normative, on peut évoquer l’intérêt d’élargir le débat dans deux directions.
La première et la plus fondamentale est de conduire l’opinion et ses représentants à s’interroger sur la nature et la forme du système législatif dont notre société a besoin. Quel degré de précision et d’évolution des textes est, par exemple, nécessaire pour faire face aux problèmes nouveaux ? Au contraire quel degré de généralité et de stabilité ne devrait pas être introduit pour éviter des réformes trop nombreuses ou trop rapides ? Ne faudrait-il pas – sauf alternance politique – inviter la représentation nationale à ne pas modifier des lois nouvelles pendant un nombre minimal d’années après leur adoption ?
La seconde est institutionnelle : ne faut-il pas relire la Constitution de 1958 et envisager d’en faire une complète application ? Une opinion reçue veut que ce texte ait été inspiré avant tout par la volonté du général de Gaulle de subordonner les assemblées à l’exécutif. Même si cette interprétation est soutenable et correspond pour partie aux exigences historiques, l’examen attentif du texte constitutionnel ainsi que les propos des rédacteurs des dispositions relatives à la procédure législative (Michel Debré mais aussi les anciens présidents du Conseil de la IVe République comme Guy Mollet) aboutissent à nuancer cette approche.
La Constitution encadre, certes, la production législative du Parlement. Mais cet encadrement reste souple – c’est-à-dire qu’il est pour l’essentiel à la discrétion du gouvernement qui peut parfaitement ne pas faire usage des pouvoirs qu’il tient du texte de 1958 et les gouvernements successifs, par souci de courtoisie à l’égard de leur majorité, ont toujours veillé à n’en faire qu’un usage prudent.
Soulignons surtout que la finalité de cet encadrement n’était pas tant la subordination d’un pouvoir à l’autre que la rationalisation des procédures parlementaires, obtenue en transposant sur les rives de la Seine des pratiques naturelles à Londres ou à Bonn.
Rationaliser la procédure, c’est préparer sérieusement les débats pléniers par les travaux des commissions. C’est recentrer le domaine de la loi et les débats des assemblées sur des enjeux stratégiques, véritablement politiques et sur lesquels la droite et la gauche peuvent (et parfois doivent) exprimer des points de vue clairs – et clairement différents afin d’être compris par le pays. Tel n’est plus malheureusement le cas aujourd’hui. Submergé de textes trop nombreux, trop détaillés, portant sur des objets variés et souvent secondaires, le Parlement a perdu sa fonction de cadre central du débat législatif pour devenir une enceinte occupée par des préoccupations essentiellement techniques. Cela implique le réexamen de certaines pratiques (comme la séparation de la loi et du règlement) ainsi que l’étude de certaines novations (comme le vote de certaines lois en commission).
Recentrer le Parlement sur sa fonction fondamentale, c’est mieux faire la loi – c’est aussi travailler à rétablir la crédibilité des institutions de la République. Voilà pourquoi la qualité réglementaire est avant tout un sujet politique qui doit à terme faire l’objet d’un débat politique.