La qualité de la loi

Dossier : La réforme de l'ÉtatMagazine N°595 Mai 2004
Par Philippe PORTAL

« La légis­la­tion et la régle­men­ta­tion natio­nales sont-elles condam­nées à se dégra­der inexorablement ? »
C’est sous cette forme pro­vo­cante que la revue du Juris­clas­seur pré­sen­tait la situa­tion fran­çaise de la « qua­li­té régle­men­taire », c’est-à-dire l’en­semble des pro­cé­dures impo­sées aux admi­nis­tra­tions pour pro­duire des textes juri­diques répon­dant à leurs objectifs.

Le secré­taire géné­ral du gou­ver­ne­ment dans une inter­ven­tion au col­loque orga­ni­sé par le secré­taire d’É­tat à la réforme de l’É­tat, le 28 novembre der­nier, appor­tait quelques élé­ments sta­tis­tiques : le volume du Jour­nal offi­ciel (J.O.) est pas­sé de 16 000 à 22 000 pages en douze ans ; celui des lois de 285 à 343 ; 65 % des articles du Code géné­ral des col­lec­ti­vi­tés ter­ri­to­riales ont été modi­fiés depuis son adop­tion en 1996… Com­plexi­té des règles, obs­cu­ri­té du lan­gage, insta­bi­li­té des textes : telles sont les mani­fes­ta­tions de la dégra­da­tion de la qua­li­té de la loi.

Dans le même temps, la simple lec­ture de la presse démontre que l’o­pi­nion publique attend sou­vent de la loi – et de la loi nou­velle en par­ti­cu­lier – la réso­lu­tion de tous les pro­blèmes, qu’ils soient d’ailleurs géné­raux ou par­ti­cu­liers. Dans une socié­té qui admet de plus en plus mal le risque, le texte légis­la­tif semble être deve­nu une garan­tie contre toute forme d’in­sé­cu­ri­té. Ber­nard Tapie n’a­vait-il pas pro­po­sé d’in­ter­dire le chômage ?

Et pour­tant l’in­con­tes­table réus­site atteinte par le gou­ver­ne­ment dans le domaine de la sécu­ri­té rou­tière n’est-elle pas là pour mon­trer que la valeur de mesures légis­la­tives dépend non pas tant de leur exis­tence mais d’a­bord de leur per­ti­nence et de la cohé­rence du dis­po­si­tif admi­nis­tra­tif et judi­ciaire mis en place pour les appli­quer (forces de police, radars auto­ma­tiques, cam­pagnes de com­mu­ni­ca­tion) ? On a même pu consta­ter que la pre­mière inflexion des sta­tis­tiques avait été enre­gis­trée avant la pro­mul­ga­tion de la loi…

Il y a là un enjeu majeur pour notre socié­té qui, outre des réponses tech­niques, appelle une mobi­li­sa­tion déci­sive des admi­nis­tra­tions et sans doute un débat politique.

UN ENJEU MAJEUR

L’en­jeu est de plu­sieurs ordres. En pre­mier lieu, sur le strict plan juri­dique, l’ins­ta­bi­li­té de règles de plus en plus détaillées lance un défi au juriste pro­fes­sion­nel. Com­ment sou­te­nir que nul n’est cen­sé igno­rer la loi quand l’a­vo­cat ou le magis­trat sont astreints à de longues recherches pour prendre connais­sance du texte appli­cable à l’af­faire qu’ils traitent ? De même l’ad­mi­nis­tra­tion qui rédige et applique ces lois et règle­ments est contrainte à un effort dis­pro­por­tion­né et crois­sant pour en suivre l’application.

Sur le plan poli­tique, il est clair que la cré­di­bi­li­té des ins­ti­tu­tions de la Répu­blique est enta­mée par la pro­li­fé­ra­tion de textes peu ou pas appli­qués car peu ou pas connus – voire par la len­teur de sor­tie ou même l’ab­sence de décrets d’ap­pli­ca­tion. Sur le plan éco­no­mique interne, une rela­tive sim­pli­ci­té de la régle­men­ta­tion – ou au moins une forte clar­té et une grande sta­bi­li­té des règles appli­cables – paraît être un élé­ment néces­saire à la » libé­ra­tion des éner­gies » appe­lée de ses vœux par le Pre­mier ministre. Sur le plan inter­na­tio­nal, l’at­trac­ti­vi­té du ter­ri­toire fran­çais repose aus­si pour par­tie sur la sécu­ri­té juri­dique qui peut être assu­rée aux entre­prises étran­gères. Celles-ci ont besoin de connaître avec une cer­taine fia­bi­li­té les règles appli­cables, notam­ment sur le plan fis­cal, à leurs investissements.

DES RÉPONSES TECHNOLOGIQUES

Les pre­mières réponses qui peuvent être appor­tées à des défis revêtent une forme tech­no­lo­gique : il s’a­git de gérer la com­plexi­té, l’obs­cu­ri­té et l’ins­ta­bi­li­té de la règle en met­tant à la dis­po­si­tion de tous des bases de don­nées gra­tuites, exhaus­tives et tenues à jour. Le recours de plus en plus sys­té­ma­tique aux NTIC (l’e-admi­nis­tra­tion) per­met ain­si de mas­quer une par­tie de la dif­fi­cul­té. Le site legifrance.gouv.fr créé par décret du 7 août 2002 offre un accès gra­tuit à l’en­semble des lois, ordon­nances et décrets appli­cables (dans une rédac­tion mise à jour quo­ti­dien­ne­ment) et à de nom­breuses déci­sions de jus­tice. Ce site, géré par le SGG, reçoit 1,7 mil­lion de visites par mois : 700 000 pages sont télé­char­gées chaque jour. Le site service-public.fr pro­pose, lui, des infor­ma­tions concrètes quant aux démarches impo­sées aux usa­gers. Il reçoit plus de 2 mil­lions de visites par mois. En région Rhône-Alpes, ces infor­ma­tions sont acces­sibles par télé­phone (numé­ro 3939 » allo ser­vice public »), dans le cadre d’une expé­ri­men­ta­tion devant débou­cher sur la géné­ra­li­sa­tion dans toute la France.

Sur un plan plus juri­dique, l’ef­fort de codi­fi­ca­tion, c’est-à-dire de regrou­pe­ment sous une forme maniable et coor­don­née de l’en­semble des textes appli­cables à une matière, est une autre forme de réponse. En dix ans, treize codes ont été publiés grâce à l’ac­ti­vi­té de la com­mis­sion supé­rieure de codi­fi­ca­tion. La loi Pla­gnol du 2 juillet 2003 a accen­tué ce mou­ve­ment en habi­li­tant le gou­ver­ne­ment à éta­blir par ordon­nance non plus seule­ment des codes » à droit constant « , qui pho­to­gra­phient la loi appli­cable sans la modi­fier sauf sur des points de pure forme, mais aus­si en consti­tuant des codes » dyna­miques « , qui non seule­ment pré­sentent les règles appli­cables mais pro­cèdent aus­si à leur révi­sion et à leur sim­pli­fi­ca­tion. Les deux pre­miers por­te­ront sur l’ar­ti­sa­nat et les pro­prié­tés publiques.

LA MOBILISATION ADMINISTRATIVE

Mais des mesures tech­niques de ges­tion de la com­plexi­té ne peuvent résoudre le fond du pro­blème. Trop sou­vent les ministres, les par­le­men­taires, voire les fonc­tion­naires, voient dans la fixa­tion de nou­velles règles juri­diques le moyen gra­tuit et d’ap­pli­ca­tion immé­diate de régler tous les pro­blèmes de la socié­té. C’est pour­quoi, vou­lant aller plus loin et cher­chant à com­battre le mal à sa racine, le gou­ver­ne­ment s’est enga­gé sur la voie de la refonte de la pro­cé­dure admi­nis­tra­tive de rédac­tion des textes. Cette opé­ra­tion a été effec­tuée par le secré­ta­riat géné­ral du gouvernement.

Il s’est tout d’a­bord appuyé sur un rap­port pré­sen­té en 2002 par le conseiller d’É­tat Man­del­kern, dont les conclu­sions étaient les suivantes :

  • recher­cher sys­té­ma­ti­que­ment des alter­na­tives à l’é­dic­tion de règles juri­diques nou­velles afin de mettre en œuvre des poli­tiques publiques : ces alter­na­tives peuvent être juri­diques (contrats par exemple), admi­nis­tra­tives (cam­pagne de com­mu­ni­ca­tion, mobi­li­sa­tion des ser­vices autour d’un axe fort) ou fis­cales (inci­ta­tions diverses) ;
  • sim­pli­fier les règles ;
  • mesu­rer les coûts et les gains liés à de nou­velles règles ;
  • mieux gérer les consul­ta­tions préa­lables à la rédac­tion des textes.

Sur cette base, le Pre­mier ministre a dif­fu­sé le 26 août 2003 de nou­velles ins­truc­tions rela­tives à la » maî­trise de l’in­fla­tion nor­ma­tive « . Celles-ci imposent aux ministres de prendre les mesures suivantes :

  • adop­tion d’une charte minis­té­rielle de la qua­li­té de la régle­men­ta­tion fixant les pro­cé­dures d’é­la­bo­ra­tion des textes en fonc­tion des spé­ci­fi­ci­tés de chaque minis­tère et impo­sant notam­ment la tenue d’in­di­ca­teurs sta­tis­tiques de la pro­duc­tion normative ;
  • nomi­na­tion d’un haut fonc­tion­naire char­gé de la qua­li­té de la réglementation ;
  • pro­gram­ma­tion rigou­reuse des tra­vaux d’é­la­bo­ra­tion des pro­jets de loi et des décrets d’application.

En com­plé­ment de ces ins­truc­tions, une réforme de la pro­cé­dure inter­mi­nis­té­rielle d’é­la­bo­ra­tion des textes et en par­ti­cu­lier des études d’im­pact a été lan­cée et fait actuel­le­ment (30 mars 2004) l’ob­jet d’é­changes entre les minis­tères, le secré­ta­riat géné­ral du gou­ver­ne­ment (SGG) et le Conseil d’É­tat. Cer­taines pistes nova­trices, ins­pi­rées d’exemples étran­gers (Aus­tra­lie, Cana­da), méritent d’être citées.

Dans un pre­mier temps est-il envi­sa­geable de deman­der aux ministres de ne pas rédi­ger de pro­jets de loi sans avoir aupa­ra­vant sou­mis à concer­ta­tion inter­mi­nis­té­rielle un dos­sier com­po­sé de plu­sieurs options qui, outre la modi­fi­ca­tion des textes juri­diques, devrait pro­po­ser des solu­tions alter­na­tives ? Il s’a­gi­rait de décrire l’exis­tant et de pré­sen­ter de façon som­mai­re­ment jus­ti­fiée diverses variantes en iden­ti­fiant à chaque fois incon­vé­nients et avan­tages puis pré­co­ni­sant un choix particulier.

Dans un second temps, le Pre­mier ministre ayant rete­nu une des options pro­po­sées, le ministre por­teur d’une réforme pour­rait-il remettre à l’ap­pui du pro­jet de loi une ana­lyse d’im­pact fon­dée sur des élé­ments pré­cis ? On peut, par exemple, pen­ser à la défi­ni­tion exacte du pro­blème à résoudre, à la capa­ci­té de l’ad­mi­nis­tra­tion et des tri­bu­naux à trai­ter les mesures nou­velles, à cal­cu­ler leur coût pour les per­sonnes publiques et pri­vées, leur impact éven­tuel sur la com­pé­ti­ti­vi­té de l’é­co­no­mie nationale.

Il convient éga­le­ment de valo­ri­ser le rôle que les grands corps de l’É­tat – au pre­mier rang des­quels se trouvent le Conseil d’É­tat et la Cour des comptes – pour­raient jouer afin d’é­clai­rer la sphère poli­tique sur la por­tée juri­dique et finan­cière de ses choix.

LE DÉBAT POLITIQUE

Au-delà des for­mules admi­nis­tra­tives de ratio­na­li­sa­tion de la pro­duc­tion nor­ma­tive, on peut évo­quer l’in­té­rêt d’é­lar­gir le débat dans deux directions.

La pre­mière et la plus fon­da­men­tale est de conduire l’o­pi­nion et ses repré­sen­tants à s’in­ter­ro­ger sur la nature et la forme du sys­tème légis­la­tif dont notre socié­té a besoin. Quel degré de pré­ci­sion et d’é­vo­lu­tion des textes est, par exemple, néces­saire pour faire face aux pro­blèmes nou­veaux ? Au contraire quel degré de géné­ra­li­té et de sta­bi­li­té ne devrait pas être intro­duit pour évi­ter des réformes trop nom­breuses ou trop rapides ? Ne fau­drait-il pas – sauf alter­nance poli­tique – invi­ter la repré­sen­ta­tion natio­nale à ne pas modi­fier des lois nou­velles pen­dant un nombre mini­mal d’an­nées après leur adoption ?

La seconde est ins­ti­tu­tion­nelle : ne faut-il pas relire la Consti­tu­tion de 1958 et envi­sa­ger d’en faire une com­plète appli­ca­tion ? Une opi­nion reçue veut que ce texte ait été ins­pi­ré avant tout par la volon­té du géné­ral de Gaulle de subor­don­ner les assem­blées à l’exé­cu­tif. Même si cette inter­pré­ta­tion est sou­te­nable et cor­res­pond pour par­tie aux exi­gences his­to­riques, l’exa­men atten­tif du texte consti­tu­tion­nel ain­si que les pro­pos des rédac­teurs des dis­po­si­tions rela­tives à la pro­cé­dure légis­la­tive (Michel Debré mais aus­si les anciens pré­si­dents du Conseil de la IVe Répu­blique comme Guy Mol­let) abou­tissent à nuan­cer cette approche.

La Consti­tu­tion encadre, certes, la pro­duc­tion légis­la­tive du Par­le­ment. Mais cet enca­dre­ment reste souple – c’est-à-dire qu’il est pour l’es­sen­tiel à la dis­cré­tion du gou­ver­ne­ment qui peut par­fai­te­ment ne pas faire usage des pou­voirs qu’il tient du texte de 1958 et les gou­ver­ne­ments suc­ces­sifs, par sou­ci de cour­toi­sie à l’é­gard de leur majo­ri­té, ont tou­jours veillé à n’en faire qu’un usage prudent.

Sou­li­gnons sur­tout que la fina­li­té de cet enca­dre­ment n’é­tait pas tant la subor­di­na­tion d’un pou­voir à l’autre que la ratio­na­li­sa­tion des pro­cé­dures par­le­men­taires, obte­nue en trans­po­sant sur les rives de la Seine des pra­tiques natu­relles à Londres ou à Bonn.

Ratio­na­li­ser la pro­cé­dure, c’est pré­pa­rer sérieu­se­ment les débats plé­niers par les tra­vaux des com­mis­sions. C’est recen­trer le domaine de la loi et les débats des assem­blées sur des enjeux stra­té­giques, véri­ta­ble­ment poli­tiques et sur les­quels la droite et la gauche peuvent (et par­fois doivent) expri­mer des points de vue clairs – et clai­re­ment dif­fé­rents afin d’être com­pris par le pays. Tel n’est plus mal­heu­reu­se­ment le cas aujourd’­hui. Sub­mer­gé de textes trop nom­breux, trop détaillés, por­tant sur des objets variés et sou­vent secon­daires, le Par­le­ment a per­du sa fonc­tion de cadre cen­tral du débat légis­la­tif pour deve­nir une enceinte occu­pée par des pré­oc­cu­pa­tions essen­tiel­le­ment tech­niques. Cela implique le réexa­men de cer­taines pra­tiques (comme la sépa­ra­tion de la loi et du règle­ment) ain­si que l’é­tude de cer­taines nova­tions (comme le vote de cer­taines lois en commission).

Recen­trer le Par­le­ment sur sa fonc­tion fon­da­men­tale, c’est mieux faire la loi – c’est aus­si tra­vailler à réta­blir la cré­di­bi­li­té des ins­ti­tu­tions de la Répu­blique. Voi­là pour­quoi la qua­li­té régle­men­taire est avant tout un sujet poli­tique qui doit à terme faire l’ob­jet d’un débat politique.

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