La question de la fidélité Mesurer l’utilité de la relation client
La corrélation entre taux de fidélisation des clients et croissance dans de nombreuses entreprises concurrentielles semble évidente. Pour croître, les entreprises recourent pourtant plus naturellement à la conquête parfois héroïque de nouvelles parts de marché qu’à la culture patiente d’un portefeuille de clients heureux. Certes, on sait en général ce qu’il en coûte de perdre des clients. Mais on sait moins combien conserver des clients mécontents peut détruire de valeur. Faute sans doute d’outils fiables et simples, la fidélité est rarement gérée comme un actif essentiel. Au mieux, elle est considérée comme allant de soi…
Fred Reichheld, associé senior chez Bain et auteur de L’effet loyauté1, vient de publier un nouveau livre consacré à la relation client2. Il propose une méthode simple et essentielle pour mesurer la fidélité client « utile » à l’entreprise et pour la faire fructifier.
Mesurer la fidélité
Things should be made as simple as possible but not simpler.
Albert Einstein
Question décisive : recommanderiez-vous la marque que vous utilisez (voiture, ordinateur, opérateur de téléphonie mobile, banque, etc.) à vos collègues ou à vos amis ? Les réponses sur une échelle de 10 à 0 (de oui, très certainement à non, jamais) permettent de répartir en trois groupes les clients de pratiquement toutes les entreprises, quels que soient leur secteur et leur activité.
Le premier groupe comprend les prescripteurs qui attribuent les notes 9 ou 10. Ils présentent les taux les plus élevés de fidélisation et sont à l’origine de plus de 80 % des recommandations de la marque et du bouche à oreille positif, se comportant ainsi comme de véritables alliés des forces de vente.
Un deuxième groupe de clients attribuant les notes 7 ou 8 constitue les neutres. Ils rachètent plus ou moins régulièrement la marque, mais leurs recommandations sont molles et ils ne jouent pas un rôle de prescripteurs enthousiastes.
Le troisième groupe comprend les détracteurs. Leur taux de rétention est en général beaucoup plus faible et leur pouvoir de nuisance est redoutable. Selon l’adage, si un client heureux fait part de sa satisfaction à un ami, le client mécontent en prévient dix.
En calculant la différence entre le pourcentage des prescripteurs et celui des détracteurs, on obtient le score de prescription net (net promoter score ® ou NPS)3.
Échapper à la tyrannie de la satisfaction moyenne
La corrélation entre le score de prescription net et l’augmentation du taux de croissance de l’entreprise dans la plupart des secteurs ne surprendra personne. On peut s’attendre en effet à ce qu’une majorité de clients « prêts à prescrire » fassent prospérer l’entreprise.
La forme directe et conditionnelle de la question (recommanderiez-vous… ?) fait pourtant toute la différence avec les enquêtes classiques de satisfaction qui s’attachent aux différents facteurs censés composer les éléments d’une satisfaction « moyenne », prétendu fondement de la fidélité. Après tout, même dans des secteurs concurrentiels, certaines entreprises ont des clients captifs mais furieux. Ils attendent la première occasion pour passer à la concurrence (fin de la durée d’un contrat, évolution technologique ou simplement temps et énergie nécessaires pour effectuer les démarches…). La petite question est la clé qui ouvre la boîte aux clients et permet de distinguer la fidélité « choisie », utile à l’entreprise, de la captivité subie et dangereuse de clients coincés.
En étudiant les différences de comportement et de motivation entre prescripteurs et détracteurs, on peut dégager des éléments décisifs tant du point de vue opérationnel que du point de vue stratégique.
Taux de rétention
La valeur de la relation client varie au cours du temps. En classant ses clients en prescripteurs ou détracteurs, l’entreprise peut faire ressortir les vrais motifs de rétention pour toute la durée de vie de la relation.
Dans le secteur automobile français, selon une étude de Bain qui vient de paraître4, la durée moyenne de vie d’un prescripteur est de 8,8 ans contre 6,9 ans pour les détracteurs. Le score de prescription chute fortement entre la troisième et la quatrième année. Cette période critique pour les constructeurs correspond à la fin de la garantie, au moment où les problèmes surgissent. Des périodes de garantie allongées maximisent donc les chances de réachat pour les constructeurs, certains comme le constructeur coréen Kia poussant la durée de garantie jusqu’à cinq ans.
La gestion des incidents est capitale : le score de prescription tombe à 13 % lorsque le délai entre deux réparations imprévues est inférieur à dix-huit mois contre 33 % si le délai est supérieur à trois ans. Deux des marques préférées des Français, Toyota et Mercedes, ont mis en place des outils permettant de gérer au mieux ces incidents.
Montant des achats annuels et rentabilité moyenne
La valeur de la durée de vie dépend également des dépenses du client. Prescripteurs et détracteurs se comportent très différemment en matière d’achat. 42 % des prescripteurs rachètent la même marque contre 28 % des détracteurs. C’est là l’enjeu majeur pour les marques, à la fois pour assurer leur croissance et leur rentabilité. Plus un client est ancien, plus il est « rentable » : le client fidèle demande moins de remise et nécessite le déploiement de moins d’efforts commerciaux pour le faire passer à l’acte d’achat.
De plus, les clients prescripteurs achètent de nouveau la marque, assurant des revenus récurrents aux réseaux.
Dans le secteur bancaire, les mêmes études mènent aux mêmes conclusions, même si les chiffres diffèrent. Le départ d’un client avec dix années d’ancienneté nécessite pour être compensé le recrutement d’au moins trois nouveaux clients. Au bout de vingt ans, il faut au moins sept nouveaux clients !
Bouche à oreille
Pour un coût pratiquement nul, les prescripteurs jouent grâce au bouche à oreille un rôle de promotion extrêmement efficace car crédible et ciblé. Malheureusement cette efficacité joue aussi en sens inverse. Les consultants de Bain ont calculé dans leur étude que 50 % des prescripteurs recommandent leur marque 4,3 fois par an en moyenne, contre 10 % des détracteurs qui déconseillent leur marque 5,3 fois par an.
Améliorer le score de prescription net
La façon de faire évoluer le NPS varie selon les secteurs et les entreprises. Faut-il augmenter le nombre des prescripteurs ou s’attaquer aux détracteurs ?
Un moyen utile pour visualiser les priorités stratégiques sera de représenter le portefeuille des clients en croisant leur rentabilité et leur répartition en prescripteurs, passifs et détracteurs (le coût du capital peut servir de démarcation entre haute et basse rentabilité).
La matrice qui en résulte segmente les clients comme sur le schéma ci-dessous, où la grosseur des bulles indique la taille des différents clients ou catégories de clients.
Lorsqu’une division de General Electric a passé ses grands comptes par cette grille, les dirigeants ont rapidement réagi par des stratégies spécifiques. En haut à gauche, par exemple, les clients étaient rentables mais furieux. Des équipes envoyées sur place ont analysé les causes de leur insatisfaction et inventé des solutions. Ce qui est envisageable dans les activités de grands comptes peut s’appliquer dans la consommation, on travaille alors par échantillon.
Comment concentrer le maximum de clients dans la partie droite et haute… ? Trois grands principes se dégagent.
Récompenser la fidélité
Rentables et fidèles, les clients de rêve existent. Mais comment la majorité des entreprises les traitent-elles ? Au mieux, elles considèrent leur fidélité comme allant de soi. Au pire, elles les exploitent allégrement afin de financer des solutions pour d’autres clients, moins fidèles ou moins rentables…
Cela explique souvent pourquoi tant d’entreprises voient fondre leur portefeuille clients et mettent en péril leur croissance, voire leur rentabilité. Ainsi American Express dans les années quatre-vingt.
L’entreprise s’est servie des solides bénéfices dégagés par ses cartes pour financer des percées dans le secteur très large des services financiers. Visa et MasterCard ont vite fait de s’emparer de pans entiers de clients qui se sont laissés d’autant plus facilement convaincre qu’ils n’avaient rien à perdre en passant à la concurrence. La réaction de American Express a été à la mesure de la fonte de ses parts de marché et de la chute de sa rentabilité : l’entreprise a appris à construire de solides propositions de valeurs pour ses bons clients. Notamment, ses programmes de fidélisation (miles ou autres avantages accumulés par l’utilisation de la carte American Express), de mesquins et précautionneux, sont passés à la vitesse supérieure, avec de vrais avantages fondés notamment sur des partenariats avec d’autres entreprises de services.
S’attaquer aux détracteurs
Si les prescripteurs rentables sont la cible prioritaire, la case en haut à gauche, celle des détracteurs rentables, vient juste après dans l’ordre des priorités. Certaines actions peuvent s’avérer urgentes, notamment du fait du pouvoir de nuisance et de contamination par le bouche à oreille. Le mécontentement des détracteurs les fera quitter à la première occasion.
Mais leur rentabilité vaut bien les efforts pour investir dans la recherche de solutions à leurs problèmes. Parfois, un simple contact suffit, avec une explication, des excuses et éventuellement un geste commercial. Plus souvent, ils sont mécontents du fait d’une politique, tarifaire ou autre, qui peut être adaptée, voire abandonnée. Ainsi un opérateur de téléphonie mobile s’est rendu compte qu’un grand nombre de ses détracteurs étaient des clients qui avaient signé une formule d’abonnement à long terme. Les prix n’étaient plus compétitifs et ils étaient ligotés à l’opérateur jusqu’à échéance du contrat. L’opérateur les a contactés un à un pour leur proposer un renouvellement de leur abonnement à un prix nettement plus avantageux. Le coût de la campagne a été largement compensé par la neutralisation du pouvoir de nuisance des détracteurs.
Quant aux clients ni contents ni rentables, qu’en faire ? Ils détruisent de la valeur, ils nuisent à l’image de l’entreprise, ils contaminent des prospects, ils découragent les employés qui sont en contact direct avec eux, ils encombrent les services juridiques. La règle est simple : les faire évoluer, ou les sortir. Il s’agit soit de trouver un moyen de les servir plus efficacement, soit de les adresser aux concurrents. Parfois, il suffit de modifier l’offre. Ainsi, les banques ont réussi à convertir des segments de clients peu rentables en baissant leurs coûts grâce aux services en ligne.
Convertir de nouveaux prescripteurs
Comment accroître la population des prescripteurs rentables ? Deux possibilités : enthousiasmer les neutres ou rendre solvables les non-rentables. Pour ce qui est des seconds, il faut en général résister à la tentation d’augmenter leurs prix, ou agir avec délicatesse. L’ingratitude peut coûter cher. Il s’agit plutôt d’essayer d’augmenter leurs dépenses. C’est ce que fait Amazon.com avec ses recommandations personnalisées et des avantages telle la livraison gratuite.
Pousser les neutres à devenir prescripteurs nécessite d’autres tactiques. Il faudra mener des enquêtes approfondies sur leur niveau de satisfaction et sur ce qui les ferait basculer d’une bienveillance passive à une fougue militante. Les investissements nécessaires à cette conversion devront être soigneusement pesés. Il ne s’agit pas de mobiliser des ressources qui pourraient être investies avec beaucoup plus d’efficacité auprès du cœur de cible : les prescripteurs ayant l’art de cibler leurs recrues mieux que tous les services de marketing réunis, les nouveaux clients issus de ce canal ont de fortes chances de devenir à leur tour des adeptes.
L’intérêt du NPS est que cet indicateur simple permet l’expérimentation. Une entreprise qui met cet indicateur à son tableau de bord et le suit avec régularité peut évaluer ses progrès mois après mois et constater rapidement les effets des politiques mises en œuvre. Il constitue un vrai outil d’aide à la décision, tant stratégique qu’opérationnelle. Grâce à sa simplicité et sa polyvalence, chacun dans l’entreprise peut se l’approprier, permettant ainsi à la culture client de se diffuser naturellement…
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1. L’effet loyauté, Fred Reichheld, Dunod, 1996.
2. The Ultimate Question, Fred Reichheld, Harvard Business School Press, 2006, traduction française La question décisive, Fred Reichheld et Bertrand Pointeau, à paraître chez Village Mondial en octobre 2006.
3. Net promoter score ® est une marque déposée par Bain & Company, Inc., Fred Reichheld et Satmetrix Systems, Inc.
4. Les champions de la fidélisation client dans le secteur automobile, Étude NPS – Automobile, Bain & Company, juin 2006.