La question de la fidélité Mesurer l’utilité de la relation client

Dossier : Entreprise et managementMagazine N°618 Octobre 2006
Par Paul de LEUSSE (92)

La cor­ré­la­tion entre taux de fidé­li­sa­tion des clients et crois­sance dans de nom­breuses entre­prises concur­ren­tielles semble évi­dente. Pour croître, les entre­prises recourent pour­tant plus natu­rel­le­ment à la conquête par­fois héroïque de nou­velles parts de mar­ché qu’à la culture patiente d’un por­te­feuille de clients heu­reux. Certes, on sait en géné­ral ce qu’il en coûte de perdre des clients. Mais on sait moins com­bien conser­ver des clients mécon­tents peut détruire de valeur. Faute sans doute d’ou­tils fiables et simples, la fidé­li­té est rare­ment gérée comme un actif essen­tiel. Au mieux, elle est consi­dé­rée comme allant de soi…
Fred Rei­ch­held, asso­cié senior chez Bain et auteur de L’ef­fet loyau­té1, vient de publier un nou­veau livre consa­cré à la rela­tion client2. Il pro­pose une méthode simple et essen­tielle pour mesu­rer la fidé­li­té client « utile » à l’en­tre­prise et pour la faire fructifier.

Mesurer la fidélité

Things should be made as simple as pos­sible but not simpler.
Albert Einstein

Ques­tion déci­sive : recom­man­de­riez-vous la marque que vous uti­lisez (voi­ture, ordi­na­teur, opé­ra­teur de télé­pho­nie mobile, banque, etc.) à vos col­lègues ou à vos amis ? Les réponses sur une échelle de 10 à 0 (de oui, très cer­tai­ne­ment à non, jamais) per­mettent de répar­tir en trois groupes les clients de pra­ti­que­ment toutes les entre­prises, quels que soient leur sec­teur et leur activité.

Le pre­mier groupe com­prend les pres­crip­teurs qui attri­buent les notes 9 ou 10. Ils pré­sentent les taux les plus éle­vés de fidé­li­sa­tion et sont à l’o­ri­gine de plus de 80 % des recom­man­da­tions de la marque et du bouche à oreille posi­tif, se com­por­tant ain­si comme de véri­tables alliés des forces de vente.

Un deuxième groupe de clients attri­buant les notes 7 ou 8 consti­tue les neutres. Ils rachètent plus ou moins régu­liè­re­ment la marque, mais leurs recom­man­da­tions sont molles et ils ne jouent pas un rôle de pres­crip­teurs enthousiastes.

Le troi­sième groupe com­prend les détrac­teurs. Leur taux de réten­tion est en géné­ral beau­coup plus faible et leur pou­voir de nui­sance est redou­table. Selon l’a­dage, si un client heu­reux fait part de sa satis­fac­tion à un ami, le client mécon­tent en pré­vient dix.

En cal­cu­lant la dif­fé­rence entre le pour­cen­tage des pres­crip­teurs et celui des détrac­teurs, on obtient le score de pres­crip­tion net (net pro­mo­ter score ® ou NPS)3.

Échapper à la tyrannie de la satisfaction moyenne

La cor­ré­la­tion entre le score de pres­crip­tion net et l’aug­men­ta­tion du taux de crois­sance de l’en­tre­prise dans la plu­part des sec­teurs ne sur­pren­dra per­sonne. On peut s’at­tendre en effet à ce qu’une majo­ri­té de clients « prêts à pres­crire » fassent pros­pé­rer l’entreprise.

La forme directe et condi­tion­nelle de la ques­tion (recom­man­de­riez-vous… ?) fait pour­tant toute la dif­fé­rence avec les enquêtes clas­siques de satis­fac­tion qui s’at­tachent aux dif­fé­rents fac­teurs cen­sés com­po­ser les élé­ments d’une satis­fac­tion « moyenne », pré­ten­du fon­de­ment de la fidé­li­té. Après tout, même dans des sec­teurs concur­ren­tiels, cer­taines entre­prises ont des clients cap­tifs mais furieux. Ils attendent la pre­mière occa­sion pour pas­ser à la concur­rence (fin de la durée d’un contrat, évo­lu­tion tech­no­lo­gique ou sim­ple­ment temps et éner­gie néces­saires pour effec­tuer les démarches…). La petite ques­tion est la clé qui ouvre la boîte aux clients et per­met de dis­tin­guer la fidé­li­té « choi­sie », utile à l’en­tre­prise, de la cap­ti­vi­té subie et dan­ge­reuse de clients coincés.

En étu­diant les dif­fé­rences de compor­te­ment et de moti­va­tion entre pres­crip­teurs et détrac­teurs, on peut déga­ger des élé­ments déci­sifs tant du point de vue opé­ra­tion­nel que du point de vue stratégique.

Taux de rétention

La valeur de la rela­tion client varie au cours du temps. En clas­sant ses clients en pres­crip­teurs ou détrac­teurs, l’en­tre­prise peut faire res­sor­tir les vrais motifs de réten­tion pour toute la durée de vie de la relation.

Dans le sec­teur auto­mo­bile fran­çais, selon une étude de Bain qui vient de paraître4, la durée moyenne de vie d’un pres­crip­teur est de 8,8 ans contre 6,9 ans pour les détrac­teurs. Le score de pres­crip­tion chute for­te­ment entre la troi­sième et la qua­trième année. Cette période cri­tique pour les construc­teurs cor­res­pond à la fin de la garan­tie, au moment où les pro­blèmes sur­gissent. Des périodes de garan­tie allon­gées maxi­misent donc les chances de réachat pour les construc­teurs, cer­tains comme le construc­teur coréen Kia pous­sant la durée de garan­tie jus­qu’à cinq ans.

La ges­tion des inci­dents est capi­tale : le score de pres­crip­tion tombe à 13 % lorsque le délai entre deux répa­ra­tions impré­vues est infé­rieur à dix-huit mois contre 33 % si le délai est supé­rieur à trois ans. Deux des marques pré­fé­rées des Fran­çais, Toyo­ta et Mer­cedes, ont mis en place des outils per­met­tant de gérer au mieux ces incidents.

Montant des achats annuels et rentabilité moyenne

La valeur de la durée de vie dépend éga­le­ment des dépenses du client. Pres­crip­teurs et détrac­teurs se compor­tent très dif­fé­rem­ment en matière d’a­chat. 42 % des pres­crip­teurs rachètent la même marque contre 28 % des détrac­teurs. C’est là l’en­jeu majeur pour les marques, à la fois pour assu­rer leur crois­sance et leur ren­ta­bi­li­té. Plus un client est ancien, plus il est « ren­table » : le client fidèle demande moins de remise et néces­site le déploie­ment de moins d’ef­forts com­mer­ciaux pour le faire pas­ser à l’acte d’achat.

De plus, les clients pres­crip­teurs achètent de nou­veau la marque, assu­rant des reve­nus récur­rents aux réseaux.

Dans le sec­teur ban­caire, les mêmes études mènent aux mêmes conclu­sions, même si les chiffres dif­fèrent. Le départ d’un client avec dix années d’an­cien­ne­té néces­site pour être com­pen­sé le recru­te­ment d’au moins trois nou­veaux clients. Au bout de vingt ans, il faut au moins sept nou­veaux clients !

Bouche à oreille

Pour un coût pra­ti­que­ment nul, les pres­crip­teurs jouent grâce au bouche à oreille un rôle de pro­mo­tion extrê­me­ment effi­cace car cré­dible et ciblé. Mal­heu­reu­se­ment cette effi­ca­ci­té joue aus­si en sens inverse. Les consul­tants de Bain ont cal­cu­lé dans leur étude que 50 % des pres­crip­teurs recom­mandent leur marque 4,3 fois par an en moyenne, contre 10 % des détrac­teurs qui décon­seillent leur marque 5,3 fois par an.

Améliorer le score de prescription net

La façon de faire évo­luer le NPS varie selon les sec­teurs et les entre­prises. Faut-il aug­men­ter le nombre des pres­crip­teurs ou s’at­ta­quer aux détracteurs ?

Un moyen utile pour visua­li­ser les prio­ri­tés stra­té­giques sera de repré­sen­ter le por­te­feuille des clients en croi­sant leur ren­ta­bi­li­té et leur répar­ti­tion en pres­crip­teurs, pas­sifs et détrac­teurs (le coût du capi­tal peut ser­vir de démar­ca­tion entre haute et basse rentabilité).

La matrice qui en résulte seg­mente les clients comme sur le sché­ma ci-des­sous, où la gros­seur des bulles indique la taille des dif­fé­rents clients ou caté­go­ries de clients.

Lors­qu’une divi­sion de Gene­ral Elec­tric a pas­sé ses grands comptes par cette grille, les diri­geants ont rapi­de­ment réagi par des stra­té­gies spé­ci­fiques. En haut à gauche, par exemple, les clients étaient ren­tables mais furieux. Des équipes envoyées sur place ont ana­ly­sé les causes de leur insa­tis­fac­tion et inven­té des solu­tions. Ce qui est envi­sa­geable dans les acti­vi­tés de grands comptes peut s’ap­pli­quer dans la consom­ma­tion, on tra­vaille alors par échantillon.

Com­ment concen­trer le maxi­mum de clients dans la par­tie droite et haute… ? Trois grands prin­cipes se dégagent.

Récompenser la fidélité

Ren­tables et fidèles, les clients de rêve existent. Mais com­ment la majo­ri­té des entre­prises les traitent-elles ? Au mieux, elles consi­dèrent leur fidé­li­té comme allant de soi. Au pire, elles les exploitent allé­gre­ment afin de finan­cer des solu­tions pour d’autres clients, moins fidèles ou moins rentables…

Cela explique sou­vent pour­quoi tant d’en­tre­prises voient fondre leur por­te­feuille clients et mettent en péril leur crois­sance, voire leur ren­ta­bi­li­té. Ain­si Ame­ri­can Express dans les années quatre-vingt.

L’en­tre­prise s’est ser­vie des solides béné­fices déga­gés par ses cartes pour finan­cer des per­cées dans le sec­teur très large des ser­vices finan­ciers. Visa et Mas­ter­Card ont vite fait de s’emparer de pans entiers de clients qui se sont lais­sés d’au­tant plus faci­le­ment convaincre qu’ils n’a­vaient rien à perdre en pas­sant à la concur­rence. La réac­tion de Ame­ri­can Express a été à la mesure de la fonte de ses parts de mar­ché et de la chute de sa ren­ta­bi­li­té : l’en­tre­prise a appris à construire de solides pro­po­si­tions de valeurs pour ses bons clients. Notam­ment, ses pro­grammes de fidé­li­sa­tion (miles ou autres avan­tages accu­mu­lés par l’u­ti­li­sa­tion de la carte Ame­ri­can Express), de mes­quins et pré­cau­tion­neux, sont pas­sés à la vitesse supé­rieure, avec de vrais avan­tages fon­dés notam­ment sur des par­te­na­riats avec d’autres entre­prises de services.

S’attaquer aux détracteurs

Si les pres­crip­teurs ren­tables sont la cible prio­ri­taire, la case en haut à gauche, celle des détrac­teurs ren­tables, vient juste après dans l’ordre des prio­ri­tés. Cer­taines actions peuvent s’a­vé­rer urgentes, notam­ment du fait du pou­voir de nui­sance et de conta­mi­na­tion par le bouche à oreille. Le mécon­ten­te­ment des détrac­teurs les fera quit­ter à la pre­mière occasion.

Mais leur ren­ta­bi­li­té vaut bien les efforts pour inves­tir dans la recherche de solu­tions à leurs pro­blèmes. Par­fois, un simple contact suf­fit, avec une expli­ca­tion, des excuses et éven­tuel­le­ment un geste com­mer­cial. Plus sou­vent, ils sont mécon­tents du fait d’une poli­tique, tari­faire ou autre, qui peut être adap­tée, voire aban­don­née. Ain­si un opé­ra­teur de télé­pho­nie mobile s’est ren­du compte qu’un grand nombre de ses détrac­teurs étaient des clients qui avaient signé une for­mule d’a­bon­ne­ment à long terme. Les prix n’é­taient plus com­pé­ti­tifs et ils étaient ligo­tés à l’o­pé­ra­teur jus­qu’à échéance du contrat. L’o­pé­ra­teur les a contac­tés un à un pour leur pro­po­ser un renou­vel­le­ment de leur abon­ne­ment à un prix net­te­ment plus avan­ta­geux. Le coût de la cam­pagne a été lar­ge­ment com­pen­sé par la neu­tra­li­sa­tion du pou­voir de nui­sance des détracteurs.

Quant aux clients ni contents ni ren­tables, qu’en faire ? Ils détruisent de la valeur, ils nuisent à l’i­mage de l’en­tre­prise, ils conta­minent des pros­pects, ils décou­ragent les employés qui sont en contact direct avec eux, ils encombrent les ser­vices juri­diques. La règle est simple : les faire évo­luer, ou les sor­tir. Il s’a­git soit de trou­ver un moyen de les ser­vir plus effi­ca­ce­ment, soit de les adres­ser aux concur­rents. Par­fois, il suf­fit de modi­fier l’offre. Ain­si, les banques ont réus­si à conver­tir des seg­ments de clients peu ren­tables en bais­sant leurs coûts grâce aux ser­vices en ligne.

Convertir de nouveaux prescripteurs

Com­ment accroître la popu­la­tion des pres­crip­teurs ren­tables ? Deux pos­si­bi­li­tés : enthou­sias­mer les neutres ou rendre sol­vables les non-ren­tables. Pour ce qui est des seconds, il faut en géné­ral résis­ter à la ten­ta­tion d’aug­men­ter leurs prix, ou agir avec déli­ca­tesse. L’in­gra­ti­tude peut coû­ter cher. Il s’a­git plu­tôt d’es­sayer d’aug­men­ter leurs dépenses. C’est ce que fait Amazon.com avec ses recom­man­da­tions per­son­na­li­sées et des avan­tages telle la livrai­son gratuite.

Pous­ser les neutres à deve­nir pres­crip­teurs néces­site d’autres tac­tiques. Il fau­dra mener des enquêtes appro­fon­dies sur leur niveau de satis­fac­tion et sur ce qui les ferait bas­cu­ler d’une bien­veillance pas­sive à une fougue mili­tante. Les inves­tis­se­ments néces­saires à cette conver­sion devront être soi­gneu­se­ment pesés. Il ne s’a­git pas de mobi­li­ser des res­sources qui pour­raient être inves­ties avec beau­coup plus d’ef­fi­ca­ci­té auprès du cœur de cible : les pres­crip­teurs ayant l’art de cibler leurs recrues mieux que tous les ser­vices de mar­ke­ting réunis, les nou­veaux clients issus de ce canal ont de fortes chances de deve­nir à leur tour des adeptes.

L’in­té­rêt du NPS est que cet indi­ca­teur simple per­met l’ex­pé­ri­men­ta­tion. Une entre­prise qui met cet indi­ca­teur à son tableau de bord et le suit avec régu­la­ri­té peut éva­luer ses pro­grès mois après mois et consta­ter rapi­de­ment les effets des poli­tiques mises en œuvre. Il consti­tue un vrai outil d’aide à la déci­sion, tant stra­té­gique qu’o­pé­ra­tion­nelle. Grâce à sa sim­pli­ci­té et sa poly­va­lence, cha­cun dans l’en­tre­prise peut se l’ap­pro­prier, per­met­tant ain­si à la culture client de se dif­fu­ser naturellement…
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1. L’ef­fet loyau­té, Fred Rei­ch­held, Dunod, 1996.
2. The Ulti­mate Ques­tion, Fred Rei­ch­held, Har­vard Busi­ness School Press, 2006, tra­duc­tion fran­çaise La ques­tion déci­sive, Fred Rei­ch­held et Ber­trand Poin­teau, à paraître chez Vil­lage Mon­dial en octobre 2006.
3. Net pro­mo­ter score ® est une marque dépo­sée par Bain & Com­pa­ny, Inc., Fred Rei­ch­held et Sat­me­trix Sys­tems, Inc.
4. Les cham­pions de la fidé­li­sa­tion client dans le sec­teur auto­mo­bile, Étude NPS – Auto­mo­bile, Bain & Com­pa­ny, juin 2006.

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