La R & D : dépenses incontrôlées pour résultats hasardeux ?
Pour reprendre les propos d’Auguste Detoeuf : des trois moyens de ruiner un entrepreneur, les ingénieurs constituent le plus efficace1. Cette maxime est-elle toujours vraie aujourd’hui ? Car il est sûr qu’à l’heure où la mode est aux centres de profits autonomes, la R & D peut apparaître plutôt comme une source de dépenses (à l’exception notable des Sociétés de recherche contractuelle (SRC) qui tirent justement leurs profits de leurs seules activités de recherche). Dans La Jaune & La Rouge d’octobre 2006, Jean Estin présentait d’ailleurs des risques entraînés par les dépenses de R & D. Après avoir décrit les dépenses dues aux activités de Recherche et Développement, nous allons essayer de leur opposer les richesses qu’elles apportent aux entreprises. Nous verrons que la R & D peut être pilotée suivant les mêmes critères économiques que les autres fonctions de l’entreprise (nous ne traiterons pas ici de la recherche publique, mais laisserons au lecteur le soin d’y transposer nos propos).
La R & D, source de dépenses
La R & D est effectivement une source de dépenses. N’a-t-on pas coutume de demander « Combien dépensez-vous en R & D ? » Sur un plan comptable, la R & D n’apparaît-elle pas en charges, jamais en produits ? (Reconnaissons qu’il est parfois possible d’investir des dépenses de R & D.)
Mais ces dépenses sont de deux ordres. D’abord les dépenses engendrées par l’existence même d’équipes de R & D : il faut payer les personnes. Il faut construire des prototypes pour les essayer, et cela coûte. Il faut disposer de moyens d’essai, de calcul et de simulation, qui ont un coût (sans omettre le coût récurrent des experts nécessaires pour mettre en œuvre ces moyens). Il faut payer pour déposer et entretenir des brevets. Il faut payer les études et travaux confiés à l’extérieur. Tout cela ne constitue que les dépenses « courantes », celles indépendantes des résultats de la R & D. Si d’aventure de nouveaux produits sortaient des laboratoires ou bureaux d’études, il faudrait remettre la main au portefeuille : dépenses d’industrialisation, achat de nouveaux outillages et moyens industriels, dépenses de lancement commercial. Bref, quand la R & D ne fait rien, elle coûte de l’argent ; quand elle fait son travail (trouver de nouveaux produits, procédés ou technologies), c’est encore pire.
Si on n’accorde pas une trop grande attention aux chiffres, on peut considérer que :
- avoir une idée coûte 1,
- la protéger (brevet) coûte 10,
- en vérifier la faisabilité coûte 100,
- mettre au point le produit coûte 1 000,
- industrialiser le produit coûte 10 000,
- le lancement commercial coûte lui aussi 10 000,
- et un échec commercial ruine une réputation…
La tentation peut être grande de sous-traiter ses activités de R & D. On évite alors d’investir dans des moyens lourds qu’on n’est pas certain de rentabiliser sur les programmes en cours. On fait travailler des SRC, ce qui évite les pertes de compétences. Cela peut réduire certains coûts récurrents, notamment sur des programmes de courte durée, cela ne créera pas de valeur au sein de l’entreprise (il y a moyen de l’éviter, nous en discuterons) et cela ne réduira pas les coûts d’industrialisation ni de lancement commercial. On peut alors envisager d’externaliser la partie industrielle (les sociétés sans usine), puis la partie commerciale, mais nous sortons du cadre de cet article.
La valorisation des activités de R & D
De façon traditionnelle, on mesure la valeur de la R & D au flux de nouveaux produits qu’elle permet à l’entreprise de mettre sur le marché, améliorant ainsi ses positions commerciales. Car il est, paraît-il, bien connu que l’innovation est le moteur du développement des entreprises (nous ne nous satisfaisons pas de ce lieu commun, comme nous le verrons plus loin). Le chef d’entreprise sera satisfait de sa R & D si et seulement s’il met régulièrement de nouveaux produits sur le marché.
En rester à cette seule métrique est très dangereux, pour deux raisons. La première est qu’il s’écoule un certain temps entre les travaux de R & D et les gains réalisés par l’entreprise. On voit donc de grands cabinets de conseil proposer de « rationaliser » les équipes de R & D, c’est-à-dire en réduire le coût ; que la rationalisation en question se traduise par un gain ou une perte d’efficacité, cela ne se verra que bien plus tard, quand le cabinet aura terminé sa mission, aura été payé et que son donneur d’ordre aura changé de poste (il aura pu être promu du fait des économies substantielles qu’il aura fait réaliser). Autrement dit, cette métrique est inutilisable pour piloter à court terme et rationaliser la fonction R & D. Seconde raison, il n’y a pas de relation simple et directe entre les activités de R & D et la santé de l’entreprise. Une étude récente de Booz-Allen-Hamilton2 met ainsi en évidence des sociétés florissantes (sur une période significative) dont les dépenses de R & D sont bien inférieures à la moyenne de leur secteur. On sait d’ailleurs qu’il ne suffit pas de proposer de nouveaux produits pour prospérer, nous en avons tous les jours des exemples.
Bref, sans forcément la renier, nous ne nous contenterons pas de l’excuse que les dépenses de R & D sont indispensables pour l’avenir de l’entreprise.
Dans le processus d’innovation, qui part d’une idée, d’un concept, d’un simple besoin plus ou moins exprimé, pour aboutir à un produit (ou une technologie ou un service) nouveau, complètement défini et validé, il y a réduction progressive de l’inconnu. Petit à petit le projet mûrit et se construit. Et, on le sent bien, c’est au travers de ce mûrissement que se crée la véritable valeur. En termes pédants, la création de valeur n’est pas une fonction de Heavyside, mais une fonction continûment croissante. La difficulté vient qu’en termes financiers, on ne sait exprimer cette valeur qu’à la conclusion du projet. Et pourtant, lorsqu’un projet échoue, n’a-t-on pas néanmoins créé de la valeur, utilisable dans les autres projets, là où les comptables n’ont enregistré que des dépenses ? On a en fait accumulé des savoirs au cours du projet, ceux qui ont transformé une idée en prototype, puis en produit (ou technologie ou service). Ce sont ces savoirs qu’il s’agit de valoriser.
Nous avons ainsi connu une société où chaque projet recevait des « points » selon le nombre de prototypes réalisés, selon leur degré de représentativité, selon le nombre d’essais qui avaient pu être effectués, etc. ; tout cela pour mettre en valeur les connaissances accumulées, celles qui assoient la crédibilité du projet.
Car, au-delà de la seule réussite des projets, ce qu’une entreprise attend de sa R & D, ce sont bien les connaissances et les compétences qui lui permettent de dérouler sa stratégie produit. Comme Arnaud Siraudin l’avait montré dans La Jaune et La Rouge d’octobre 2006, la fonction R & D ne détient pas la stratégie produit, elle n’en est qu’un outil. Dans toute évolution d’une organisation R & D, il convient donc de se poser les questions : quelles sont les connaissances et compétences disponibles ? Comment les faire évoluer ? Me permettent-elles de mettre en œuvre mon Plan produit ?
Nous évoquions précédemment la possibilité de sous-traiter une partie de l’activité de R & D. Cela peut être nécessaire quand les ressources internes ne peuvent faire face, ou que l’on souhaite progresser sur un sujet avant de se donner les moyens humains et matériels de poursuivre. Les conditions contractuelles devront être judicieusement fixées pour conserver dans l’entreprise les acquis intellectuels, et donc créer de la valeur chez le donneur d’ordre. Les contrats stipulent classiquement que celui-ci reste propriétaire des résultats obtenus. Soit. Mais le donneur d’ordre devra suivre l’activité de son sous-traitant de façon à s’approprier, non pas les kilos de rapports (qui n’ont pas de valeur en eux-mêmes), mais les connaissances acquises pendant le projet. Au risque sinon de réussir un premier développement, mais de ne pouvoir se lancer dans ceux qui devront suivre sans être pieds et poings liés avec son sous-traitant.
Bref, si à long terme on valorise la R & D au chiffre d’affaires engendré par des produits nouveaux, à court terme, il s’agit plutôt de mesurer des connaissances et des compétences. Ce n’est pas incompatible avec une démarche de rationalisation.
Les conditions de la réussite
Le chef d’entreprise est habitué à jongler entre dépenses immédiates et revenus futurs. Il investit dans de nouveaux moyens industriels pour accroître ses volumes de production (ou pour produire, plus tard, à moindre coût). Mais il cherche à réduire les risques : il fait valider les calculs de rentabilité (et leurs hypothèses) ; il n’engage les dépenses qu’avec de bonnes chances de succès, il veille à ce qu’elles restent bien dans l’enveloppe allouée ; il surveille de près l’avancement des travaux pour garantir que les retours se produiront au moment prévu.
Pourquoi n’en serait-il pas ainsi pour les investissements en R & D ? Doit-on se résigner à ce que les dépenses, et les résultats, restent entachés d’incertitude ? Y aurait-il une fatalité à ce que les dépenses de R & D soient mal contrôlées et que les résultats dérivent dans le temps ?
Au contraire, nous pensons que l’activité R & D peut être maîtrisée au même titre que celle des autres fonctions de l’entreprise.
Il s’agit d’abord d’adapter les dépenses aux résultats attendus et aux ressources disponibles. L’adéquation entre dépenses et gains espérés passe par une collaboration étroite entre R & D et Marketing. Cette collaboration doit être maintenue tout au long des développements pour veiller à ce que le produit final corresponde bien aux attentes du marché.
Il s’agit ensuite de n’engager les grosses dépenses (typiquement les investissements dans les outillages) que lorsque le niveau de risque aura été ramené au niveau requis.
Il s’agit aussi de maîtriser le flux des dépenses. Très classiquement, l’augmentation des dépenses au cours d’un projet a deux sources : un niveau d’incertitude mal maîtrisé et un allongement des délais. Cette dernière est parfois une conséquence indirecte de la première, mais plus souvent l’effet d’une absence de management sérieux du projet. Pour maîtriser le flux de dépenses, on veillera donc d’une part à ce que le planning annoncé soit respecté, d’autre part à ce que l’incertitude, que nous ne nions pas, soit gérée. Nous reviendrons sur ce point.
Il s’agit enfin de faire que les résultats de la R & D ne soient pas de simples succès de laboratoire, mais se transforment en produits (ou en services, ou en technologies) disponibles sur le marché. Et on n’y arrivera pas sans faire sortir la fonction R & D de la tour d’ivoire où on la cantonne souvent (par souci de facilité ?). L’étude de Booz-Allen-Hamilton citée plus haut le montre bien : ceux qui réussissent ne sont pas ceux qui ont les meilleurs chercheurs, mais ceux qui savent créer la meilleure dynamique.
Nous avons connu une société (fabriquant des produits très techniques) où la R & D était effectivement une citadelle dans l’entreprise : des bureaux au dernier étage, climatisés (les seuls à l’être…), protégés par contrôles d’accès. Un sentiment de supériorité, de disposer du savoir, de n’avoir de compte à rendre à personne. Et pourtant nous en avons fait une machine à innover, en créant cette dynamique commune, en ramenant la R & D sur terre, au service des autres fonctions.
Manager l’incertitude
Si l’incertitude fait les joies de la mécanique quantique, elle peut tout aussi bien ruiner la R & D.
L’incertitude est inhérente aux activités de R & D. L’innovation n’est pas acquise. Quel explorateur sait d’avance ce qu’il va découvrir ?
Mais cette incertitude est souvent galvaudée par ceux-là mêmes qui en vivent. Qui n’a jamais entendu de chercheur ou d’ingénieur se réfugier derrière la complexité d’un sujet pour justifier un retard, pour réclamer un budget (et un délai) supplémentaire, pour enrober un calendrier d’un nuage de précautions ? Au point de faire passer les personnels de R & D pour des gens non fiables, incapables de tenir leurs engagements ; au point de justifier les propos d’Auguste Detoeuf.
C’est d’ailleurs là une des difficultés du management des équipes de R & D : comment les entraîner dans une dynamique d’entreprise si au moindre obstacle elles s’abritent derrière l’excuse de la difficulté, si elles se retranchent derrière l’incertitude pour mieux s’isoler ? Comment créer la dynamique gagnante que nous évoquions si on commence par se réfugier derrière un nuage de fumée ?
L’incertitude existe, mais il faut vivre avec, il faut la dompter.
Tout d’abord nous avons vu qu’un projet s’accompagne d’une progression des connaissances. L’incertitude, élevée au début, se réduit petit à petit. L’excuse facile ne doit donc plus avoir cours passé une certaine étape. Tout le monde en est-il convaincu ? C’est l’une des raisons d’être des diverses méthodologies de projet que de définir des étapes où tel ou tel résultat devra avoir été obtenu. De baliser la réduction d’incertitudes (pardon : la progression des connaissances).
L’aspect bureaucratique de ces méthodologies est souvent rébarbatif pour des ingénieurs. Nous croyons que le directeur recherche & développement doit insister non pas sur les étapes, mais sur la progression qui permet de passer de l’une à l’autre. Il doit transformer une vision statique (une succession de points d’arrêt) en une vision dynamique. Un peu comme lors du Tour de France cycliste, où certains parlent de l’étape pour désigner le point d’arrivée alors que d’autres y voient tous les efforts à faire pour y parvenir.
Le chef d’entreprise doit de son côté être conscient de cette évolution progressive des connaissances. Il se pose naturellement beaucoup de questions : quand cela sera-t-il prêt ? Quelles décisions puis-je prendre pour faciliter le projet ? etc. Il est important de maîtriser à tout moment le niveau de connaissances pour ne poser que les questions auxquelles on saura répondre. En particulier, il est dangereux d’engager des investissements tant que les acquis ne sont pas suffisants ; à défaut, on risque de ne pouvoir les rentabiliser dans les temps, et même pire, on risque d’orienter les travaux dans de mauvaises directions, sous la pression des investissements, et se retrouver dans une impasse totale.
Une bonne méthode de rendre compte du niveau d’incertitude est de tenir à jour un état des risques projet. L’expérience montre que, dès le départ de toute nouvelle innovation, on peut identifier les principales difficultés auxquelles on sera confronté.
L’objectif est-il ambitieux ? Oui, il y a un risque de ne pas l’atteindre : comment faire pour réduire ce risque, quelle solution de repli peut-on préparer au cas où ?
Certaines de ces difficultés se préciseront au fur et à mesure des travaux, d’autres au contraire disparaîtront, soit du fait des connaissances acquises, soit de celui des mesures de réduction de risque qui auront été prises. La présentation des risques identifiés doit permettre d’une part de situer le niveau d’incertitude résiduelle, d’autre part de donner confiance dans l’exhaustivité de ces risques.
À tout stade de l’innovation, il est important de garder une vision de l’objectif recherché. On ne fait pas de la recherche pour le plaisir de chercher, mais pour celui de trouver. Ce que Burton et Speke voulaient, c’était trouver les sources du Nil, ce que Magellan voulait, c’était trouver un passage au sud du continent américain. Becquerel n’a pas découvert la radioactivité par hasard, il a réussi à expliquer l’impression de ses plaques photographiques. À un niveau plus modeste, on ne pourra lever l’incertitude dans nos projets que si on sait quelle route suivre. À défaut, on se laissera arrêter par la première difficulté.
Nous avons connu une société où le mot « surprise » était banni du vocabulaire de R & D. Il ne pouvait y avoir de bonne surprise, car les phénomènes et comportements observés devaient recevoir une explication. Et il ne pouvait y avoir de mauvaise surprise si on avait fait une bonne évaluation des risques projet.
Maîtriser l’efficacité de sa R & D
Finalement nous voyons qu’il ne suffit pas de dépenser en R & D un pourcentage donné de son chiffre d’affaires pour assurer la prospérité de l’entreprise.
La R & D n’étant qu’un outil pour déployer la stratégie produits, la première chose est donc de construire cette stratégie, naturellement en fonction des moyens (internes ou externes) que l’on peut y consacrer. Cette stratégie pourra utilement se décliner en plusieurs programmes qui permettront de lisser les ressources à leur consacrer.
Une fois cadrées les ressources à employer, il conviendra de les écouler en rapport avec le niveau d’incertitude. Ce n’est pas le calendrier qui dira quand engager les dépenses mais les résultats obtenus. Il conviendra néanmoins de détecter toute dérive pour éviter des projets qui tournent en rond. La progression des connaissances devra être jalonnée. Un « benchmark » peut s’avérer très utile.
Les savoirs devront être formalisés (capitalisés serait plus à la mode) pour trois raisons : construire la crédibilité du projet, préparer le terrain pour la génération suivante et mettre en valeur les personnes.
On fluidifiera le déroulement du projet en intégrant la fonction R & D dans l’entreprise, en développant les relations avec les achats, le marketing, la production et autres fonctions pour créer une dynamique commune, où chacun épaule l’autre. Une société où la R & D est une caste isolée n’a aucune chance d’innover.
Enfin on tiendra les équipes R & D pour ce qu’elles sont : des personnes avec leurs qualités et leurs défauts, ayant comme tout le monde besoin d’être managées. À défaut, on donnera raison à Auguste Detoeuf.
1. Les deux autres étant les femmes, le plus agréable, et le jeu, le plus coûteux.
2. Smart Spenders : The Global Innovation 1 000 par Barry Jaruzelski, Kevin Dehoff et Rakesh Bordia, Stategy+Business issue 45, hiver 2006.