Raison d'être entreprise

La raison d’être, nouvelle grammaire de l’entreprise

Dossier : Raison d'être des entreprisesMagazine N°770 Décembre 2021
Par Antoine FRÉROT (77)

Pre­mier témoi­gnage de l’application du concept de rai­son d’être par une entre­prise, celui de Veo­lia et de son PDG. Notre cama­rade y exprime un enga­ge­ment qui trans­cende toute mode et il témoigne des ver­tus de la démarche par­ti­cu­liè­re­ment en période de crise.

C’est un vieux sujet que celui de la rai­son d’être de l’entreprise. Déjà, à la fin du XIXe siècle, Hen­ry Ford décla­rait : « L’entreprise doit faire des pro­fits, sinon elle mour­ra ; mais si l’on tente de faire fonc­tion­ner l’entreprise uni­que­ment sur le pro­fit, alors elle mour­ra aus­si car elle n’aura plus de rai­son d’être… » Cette inter­ro­ga­tion sur la fina­li­té de l’entreprise a pris une nou­velle actua­li­té avec la loi Pacte. Depuis sa pro­mul­ga­tion en mai 2019, plu­sieurs cen­taines d’entreprises ont défi­ni leur rai­son d’être, dont Veo­lia, une des pre­mières à l’avoir fait.

L’utilité comme principe et horizon

Pour Veo­lia, l’entreprise est pros­père parce qu’elle est utile, et non l’inverse. Puisque le pro­fit découle de l’utilité de l’entreprise, il est donc néces­saire de dire en quoi et pour qui l’entreprise est utile. C’est l’objet même de la rai­son d’être de notre groupe que de répondre à ces ques­tions. Dans un texte d’une page, il a vou­lu expri­mer à la fois pour­quoi il existe, mais aus­si ce qu’il fait – « pré­pa­rer le futur, en pro­té­geant l’environnement tout en répon­dant aux besoins vitaux de l’humanité » –, et enfin com­ment il veut le faire au ser­vice de toutes ses par­ties pre­nantes. Défi­nir sa rai­son d’être enra­cine donc notre groupe dans un rôle plus inclu­sif envers les socié­tés dans les­quelles il évo­lue. Plus il démon­tre­ra qu’il est au ser­vice de l’ensemble de ses par­ties pre­nantes, plus il sera accep­té et recon­nu, et plus il aura de marge de liber­té pour se déve­lop­per ; plus il aura d’alliés, aus­si, pour le défendre en cas de coup dur. Corol­laire de ce qui pré­cède, la rai­son d’être ne relève aucu­ne­ment de la phi­lan­thro­pie. Si tel était le cas, si Veo­lia n’appliquait sa rai­son d’être qu’à tra­vers quelques actions ciblées finan­cées en pré­le­vant une frac­tion de ses béné­fices (760 M€ en 2019), la por­tée de celle-ci demeu­re­rait limi­tée. Mais, étant don­né que notre rai­son d’être irrigue toutes nos actions, et donc tout notre chiffre d’affaires (27,2 Md€ en 2019), l’effet de levier est beau­coup plus impor­tant. En expli­ci­tant le rôle et la place de l’entreprise dans la socié­té, en la repo­si­tion­nant dans le temps long, notre rai­son d’être par­ti­cipe, à sa mesure, à l’émergence d’une vision élar­gie de l’entreprise : une entre­prise plus équi­li­brée dans ses rela­tions avec les par­ties pre­nantes et pre­nant mieux en compte leurs inté­rêts res­pec­tifs, une entre­prise accor­dant le pri­mat à l’utilité et non aux objec­tifs éco­no­miques, une entre­prise plus soli­daire de son envi­ron­ne­ment et des géné­ra­tions futures.


REPÈRES

Afin d’élaborer la rai­son d’être de Veo­lia, d’intenses échanges ont eu lieu, pen­dant six mois, entre le conseil d’administration, le comi­té exé­cu­tif, un comi­té des par­ties pre­nantes internes (consti­tué de repré­sen­tants du per­son­nel et des syn­di­cats), ain­si que le comi­té des Cri­ti­cal Friends (un comi­té créé en 2013, qui ras­semble des par­ties pre­nantes externes issues des mondes asso­cia­tif, ins­ti­tu­tion­nel et aca­dé­mique). En paral­lèle, les sala­riés de Veo­lia étaient invi­tés à s’exprimer au sein d’une com­mu­nau­té Google +. 


Un processus collaboratif au service d’une vision élargie de l’entreprise

Lors des tra­vaux d’élaboration, treize ver­sions de texte se sont suc­cé­dé, nour­ries par des débats pas­sion­nés sur la notion de pro­grès humain ou de ser­vices essen­tiels, sur la fidé­li­té à l’histoire de notre groupe pour construire son ave­nir, sur l’étendue de ses res­pon­sa­bi­li­tés vis-à-vis des géné­ra­tions actuelles et futures. Au fil de ces échanges, l’utilité de notre entre­prise s’est affir­mée comme étant la clé de voûte de notre capa­ci­té à créer des richesses pour l’ensemble de nos par­ties pre­nantes : « La pros­pé­ri­té de Veo­lia est fon­dée sur son uti­li­té pour l’ensemble des par­ties pre­nantes. » Au-delà de son uti­li­té, notre rai­son d’être expose ce en quoi notre entre­prise se dif­fé­ren­cie de ses pairs. En effet, rédi­ger sa rai­son d’être exige de se pen­cher sur les sin­gu­la­ri­tés qui font la force de l’entreprise. Pour Veo­lia, c’est la nature essen­tielle de ses ser­vices, ses métiers de proxi­mi­té, sa volon­té de pro­té­ger l’environnement dans toutes ses com­po­santes, son étroite rela­tion avec les ter­ri­toires dans les­quels elle est implan­tée, la res­pon­sa­bi­li­sa­tion de ses sala­riés dont 90 % ne sont pas cadres, son impli­ca­tion dans l’apprentissage… En met­tant en évi­dence ces élé­ments, notre rai­son d’être cla­ri­fie l’image qu’ont de nous nos clients et nos par­te­naires, et donc les motifs pour les­quels ils décident de s’engager – ou de ne pas s’engager – avec nous.

Des objectifs engageants 

Toute rai­son d’être oblige l’entreprise qui la défi­nit, qu’elle soit inté­grée dans ses sta­tuts ou non. Bien que la nôtre ait reçu un accueil très favo­rable de la part des action­naires, lors de sa pré­sen­ta­tion en assem­blée géné­rale en avril 2019, nous n’avons pas sou­hai­té l’incorporer à nos sta­tuts. En revanche, notre groupe s’est fixé des objec­tifs chif­frés décou­lant de celle-ci et les a ren­dus publics. Autre­ment dit, il s’est enga­gé aux yeux de tous et a mis en jeu sa répu­ta­tion. La rai­son d’être est un récit enga­geant, elle est aus­si un récit mobi­li­sa­teur, sus­cep­tible d’entraîner l’adhésion de tous, et d’abord de nos sala­riés, qu’ils tra­vaillent dans un centre de tri des déchets, une sta­tion d’épuration ou une cen­trale de cogé­né­ra­tion. Cela est pos­sible parce qu’elle répond à la ques­tion fon­da­trice du pour­quoi l’entreprise fait ce qu’elle fait, et ne fait pas autre chose. Se doter d’une rai­son d’être qui nous dépasse, c’est le choix dif­fi­cile que nous avons fait. C’est aus­si un moyen de recon­naître qu’elle désigne l’horizon ultime des ambi­tions de notre groupe, un hori­zon sans cesse repous­sé et sans cesse à viser de nou­veau. Rare­té de l’eau, de l’énergie et des matières pre­mières, trai­te­ment des pol­lu­tions toxiques, accès de tous aux ser­vices essen­tiels, tran­si­tion éner­gé­tique, chan­ge­ments cli­ma­tiques… : peu de tâches sont aus­si indis­pen­sables que de contri­buer à sur­mon­ter ces grands défis qui touchent toute l’humanité. Pour la part qui est la nôtre, nous vou­lons les rele­ver et aider nos clients à le faire. En défi­ni­tive, une entre­prise utile, n’est-ce pas celle qui, face aux défis du XXIe siècle, ne se désiste pas, mais agit pour les rele­ver ? C’est, en tout cas, notre convic­tion à Veolia.

La raison d’être en quête de mesure

Le concept de rai­son d’être est utile, à condi­tion de ne pas res­ter un concept. Com­ment donc la mettre en œuvre, puis le prou­ver ? Ce sont des ques­tions fon­da­men­tales, aux­quelles il appar­tient à chaque entre­prise d’apporter sa propre réponse. À Veo­lia, nous avons pris plu­sieurs dis­po­si­tions, afin de la tra­duire en actes à tous les niveaux de notre orga­ni­sa­tion. D’abord, notre conseil d’administration prend en compte notre rai­son d’être dans ses déci­sions et éva­lue la façon dont elle est appli­quée. Ensuite, chaque année, à l’aide d’un sys­tème de 18 indi­ca­teurs, notre groupe dresse un bilan de sa per­for­mance plu­rielle, auprès de ses cinq prin­ci­pales par­ties pre­nantes : les sala­riés, les clients, les action­naires, la pla­nète et la socié­té en géné­ral. Ce sys­tème d’indicateurs, assor­tis d’objectifs pré­cis et mesu­rables, faci­lite la décli­nai­son de notre rai­son d’être dans l’ensemble de nos pro­ces­sus de fonc­tion­ne­ment : il accorde le même niveau d’exigence à cha­cune de nos par­ties pre­nantes et est deve­nu un outil de pilo­tage de toute notre entre­prise. Ces indi­ca­teurs sont audi­tés chaque année par un tiers exté­rieur (KPMG en 2020) pour garan­tir la qua­li­té de l’information, puis les résul­tats sont publiés. Ces indi­ca­teurs de per­for­mance plu­rielle servent de socle à la rému­né­ra­tion variable des cadres supé­rieurs du groupe ; ils consti­tuent un puis­sant encou­ra­ge­ment à appli­quer notre rai­son d’être et à atteindre les objec­tifs fixés pour cha­cun de ces indi­ca­teurs. Enfin un comi­té des par­ties pre­nantes donne son avis à la direc­tion de Veo­lia pour le bon accom­plis­se­ment de sa rai­son d’être.

La raison d’être à l’épreuve de la crise

La pan­dé­mie de coro­na­vi­rus qui a frap­pé le monde entier en 2020 n’a pas empê­ché les entre­prises fran­çaises de défi­nir leur rai­son d’être. Cer­tains y ver­ront un para­doxe. Pour­tant, comme toute crise majeure, cette pan­dé­mie a rame­né l’entreprise à l’essentiel. Effec­ti­ve­ment, la situa­tion hors norme que nous avons tra­ver­sée a fait res­sor­tir la rai­son d’être pro­fonde de chaque entre­prise, que celle-ci soit for­ma­li­sée ou non. Lorsqu’elle est for­mu­lée, la rai­son d’être consti­tue un ancrage puis­sant pour tenir ferme durant les crises, des crises aux­quelles les entre­prises doivent hélas s’habituer : crise des sub­primes, crise de l’euro, crise des Gilets jaunes, crise de la Covid-19… Cette der­nière illustre ce qu’est une crise extrême : la perte subite de toutes réfé­rences, l’obsolescence bru­tale des pro­cé­dures habi­tuelles et des réflexes clas­siques. Dans de pareilles tour­mentes, beau­coup de repères vacillent : il en demeure un petit nombre, dont la rai­son d’être. La crise révèle ce qui anime les entre­prises, ain­si que leur véri­table hié­rar­chie des valeurs et des prio­ri­tés. Si lors d’une crise, et notam­ment lors d’une crise majeure comme celle du coro­na­vi­rus, une entre­prise conti­nue d’appliquer sa rai­son d’être, alors, oui, on peut conclure que sa démarche est sin­cère et enra­ci­née au plus pro­fond d’elle-même.

“Dis-moi à qui tu es utile,
je te dirai qui tu es.”

Le comi­té de pilo­tage de la rai­son d’être de Veo­lia a exa­mi­né l’ensemble des ini­tia­tives prises pour faire face à la pan­dé­mie de coro­na­vi­rus : main­tien de la rému­né­ra­tion des sala­riés en chô­mage par­tiel, pro­tec­tion des sala­riés, plan de conti­nui­té des ser­vices essen­tiels, accès aux ser­vices d’eau pour les popu­la­tions vul­né­rables, nou­veaux ser­vices de dés­in­fec­tion pour nos clients, réduc­tion de moi­tié du divi­dende ver­sé aux action­naires… Bien sûr, la cel­lule de crise qui a pilo­té notre groupe durant cette période cri­tique n’avait pas comme seul réfé­ren­tiel d’action le tableau de bord de la per­for­mance plu­rielle. Cepen­dant, le comi­té de pilo­tage de la rai­son d’être de Veo­lia a conclu que, durant la crise, notre rai­son d’être avait bien été mise en œuvre, à tra­vers la recherche per­ma­nente d’une per­for­mance plu­rielle, c’est-à-dire d’une per­for­mance équi­li­brée dans ses dif­fé­rentes dimen­sions envi­ron­ne­men­tales, éco­no­miques et sociales, et béné­fique à toutes les par­ties pre­nantes de notre groupe.

Quel que soit son sec­teur d’activité, l’avenir de l’entreprise passe par une plus grande uti­li­té. En quoi l’entreprise est-elle utile et à qui est-elle utile ? Ce sont les grandes ques­tions qui, en défi­ni­tive, lui sont et lui seront tou­jours posées. En y répon­dant, l’entreprise exprime à la fois sa fina­li­té et son iden­ti­té pro­fonde. « Dis-moi à qui tu es utile, je te dirai qui tu es. »

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