La R&D dans l’industrie poharmaceutique

Dossier : La santé et la médecine à l'aube du XXIe siècleMagazine N°562 Février 2001
Par Dominique LIMET
Par François HYAFIL (71)

Trois ans seule­ment après la des­crip­tion du pre­mier cas de sida, les cher­cheurs de l’Ins­ti­tut Pas­teur avaient iden­ti­fié un nou­veau virus, VIH, res­pon­sable de la mala­die. Douze ans plus tard, grâce à trois classes de médi­ca­ments décou­verts par l’in­dus­trie phar­ma­ceu­tique, le pro­nos­tic vital de mil­lions de patients a été trans­for­mé par la chi­mio­thé­ra­pie anti­ré­tro­vi­rale intensive.

Autre suc­cès majeur : en trente à qua­rante ans, la pré­ven­tion et le trai­te­ment de la mala­die coro­na­rienne ont été révo­lu­tion­nés par l’ap­pa­ri­tion de plu­sieurs géné­ra­tions de médi­ca­ments inno­vants et de nou­velles méthodes diag­nos­tiques et chi­rur­gi­cales. Consé­quence pour la san­té indi­vi­duelle et publique, la mor­ta­li­té par infarc­tus du myo­carde baisse conti­nuel­le­ment (- 20 % entre 1987 et 1997).

Le grand public attend des pro­grès simi­laires dans tous les domaines thé­ra­peu­tiques, notam­ment ceux où le besoin est le plus impor­tant (can­cer, mala­dies auto-immunes, mala­die d’Alz­hei­mer). Mais le public et sur­tout les gou­ver­ne­ments sont éga­le­ment sen­sibles au revers de la médaille : les effets secon­daires des médi­ca­ments. Nous sommes entrés dans l’ère de la sécu­ri­té sani­taire. Contrai­re­ment aux temps héroïques de la phar­ma­co­thé­ra­pie, la seule effi­ca­ci­té ne suf­fit pas ; les exi­gences portent sur le rap­port bénéfice/risque.

Le développement : la durée

Ces exi­gences expliquent en grande par­tie la durée (six à douze ans) du pro­ces­sus de déve­lop­pe­ment entre l’i­den­ti­fi­ca­tion d’un pro­to­type (appe­lé can­di­dat médi­ca­ment) et la com­mer­cia­li­sa­tion du médi­ca­ment issu de ce pro­to­type. La pru­dence en effet s’im­pose lorsque les tests d’ef­fi­ca­ci­té et de sécu­ri­té doivent être effec­tués sur des humains, sains ou malades : études pré­li­mi­naires de toxi­co­lo­gie chez l’a­ni­mal pour éva­luer les risques d’ad­mi­nis­tra­tion à l’homme, puis études à court terme sur un nombre limi­té de sujets et aug­men­ta­tion très pro­gres­sive de la durée du trai­te­ment et de la popu­la­tion expo­sée. Cha­cune de ces phases suc­ces­sives dure entre six mois et deux ans.

La der­nière phase d’é­va­lua­tion cli­nique avant com­mer­cia­li­sa­tion (phase III) porte sur plu­sieurs mil­liers de patients. Le recru­te­ment des patients, leur sui­vi pen­dant au moins un an (cas d’une mala­die chro­nique) portent à trois à quatre ans la durée de cette phase qui coûte géné­ra­le­ment entre 30 et 100 mil­lions de dol­lars. Le pro­ces­sus d’en­re­gis­tre­ment par les auto­ri­tés de san­té et, dans cer­tains pays, l’ob­ten­tion d’un rem­bour­se­ment par les sys­tèmes de pro­tec­tion sociale sont des étapes aus­si longues (de six mois à deux ans) qu’aléatoires.

Le développement : risques et coûts

Une autre carac­té­ris­tique de la R & D phar­ma­ceu­tique est le taux très éle­vé d’at­tri­tion du pro­ces­sus de déve­lop­pe­ment : envi­ron 90 % des can­di­dats ne devien­dront jamais des médicaments.

En effet, le choix d’une molé­cule engage défi­ni­ti­ve­ment sur une struc­ture chi­mique qu’il sera régle­men­tai­re­ment impos­sible de modi­fier au cours du déve­lop­pe­ment. Tout défaut dans les pro­prié­tés de ce pro­to­type conduit donc fata­le­ment à l’é­chec du pro­jet : toxi­ci­té chez l’a­ni­mal, effi­ca­ci­té insuf­fi­sante ou mau­vaise tolé­rance chez l’homme sont les causes prin­ci­pales d’arrêt.

Seule la phase III cli­nique per­met de pré­ci­ser l’u­ti­li­té thé­ra­peu­tique et le bénéfice/risque du nou­veau pro­duit par rap­port aux thé­ra­peu­tiques exis­tantes. C’est un filtre indis­pen­sable, désas­treux en cas d’é­chec puisque tous les coûts du pro­jet ont été enga­gés, mais ce n’est pas encore une garan­tie de suc­cès : les mil­liers de patients trai­tés en phase III ne garan­tissent pas contre un effet secon­daire rare, par exemple sur le rythme car­diaque ou la fonc­tion hépatique.

Une com­pli­ca­tion sérieuse sur­ve­nant dans 1 à 10 cas pour 100 000 patients trai­tés conduit sou­vent au retrait du mar­ché après com­mer­cia­li­sa­tion. Heu­reux les fabri­cants de logi­ciels qui cor­rigent leurs bogues après lancement !

Exi­gences accrues, attri­tion éle­vée : en vingt ans, le coût moyen pour décou­vrir et déve­lop­per une nou­velle molé­cule a aug­men­té d’un fac­teur 6 pour atteindre envi­ron 700–800 mil­lions de dol­lars en incluant le coût des pro­jets non aboutis.

Pour des dépenses glo­bales d’en­vi­ron 40 mil­liards de dol­lars par an, l’in­dus­trie phar­ma­ceu­tique met sur le mar­ché envi­ron 50 molé­cules par an, dont une ving­taine repré­sente un réel pro­grès thérapeutique.

La recherche

Les défis stra­té­giques de la R & D phar­ma­ceu­tique sont donc clairs : rem­plir les besoins médi­caux non ou mal satis­faits et dimi­nuer le taux d’at­tri­tion. Ces objec­tifs impliquent de pou­voir pré­dire avec pré­ci­sion les effets bio­lo­giques thé­ra­peu­tiques et secon­daires des molé­cules chi­miques, et de ne déve­lop­per que les pro­to­types des­ti­nés à abou­tir. L’homme est bio­lo­gi­que­ment trop com­plexe et géné­ti­que­ment trop hété­ro­gène pour pou­voir rele­ver ce défi dans l’é­tat actuel de la science.

Les pro­grès for­mi­dables de la bio­lo­gie et de la chi­mie per­mettent cepen­dant de sub­sti­tuer à l’ap­proche holis­tique tra­di­tion­nelle du pro­fi­ling phar­ma­co­lo­gique1 une approche réduc­tion­niste à visée pré­dic­tive s’ap­puyant sur les deux concepts de la recherche phar­ma­ceu­tique moderne : cible du médi­ca­ment et qua­li­tés intrin­sèques de la molécule.

La cible du médicament

Le médi­ca­ment est géné­ra­le­ment une petite molé­cule orga­nique de poids molé­cu­laire de 200 à 500 dal­tons qui inter­agit spé­ci­fi­que­ment avec une pro­téine de l’or­ga­nisme appe­lée cible du médi­ca­ment2. Cette inter­ac­tion per­turbe le fonc­tion­ne­ment nor­mal de la cible, par exemple inhibe une acti­vi­té enzy­ma­tique ou active un récep­teur hor­mo­nal. Il s’en­suit une cas­cade d’é­vé­ne­ments qui affectent les fonc­tions cel­lu­laires et phy­sio­lo­giques régu­lées par cette cible et conduisent aux effets thé­ra­peu­tiques et à cer­tains effets secon­daires. D’autres effets secon­daires sont dus à des inter­ac­tions croi­sées » for­tuites » avec d’autres pro­téines dif­fé­rentes de la cible.

Le séquen­çage du génome humain (et des micro-orga­nismes patho­gènes) nous four­ni­ra 100 000 à 200 000 cibles poten­tielles3, par­mi les­quelles peut-être 1 000 à 2 000 seront utiles pour les médi­ca­ments du XXIe siècle. Le tri des 1 à 2 % de cibles poten­tiel­le­ment impor­tantes pour la thé­ra­peu­tique n’est pas aisé : la géno­mique fonc­tion­nelle4 n’est qu’une étape. La vali­da­tion d’une cible se fonde sur un fais­ceau d’in­dices phy­sio­lo­giques, phy­sio­pa­tho­lo­giques et phar­ma­co­lo­giques. Cepen­dant, la preuve ultime de la vali­di­té passe par l’é­va­lua­tion cli­nique d’un médi­ca­ment agis­sant sur cette cible.

La sélection des molécules

Pour pré­dire les qua­li­tés intrin­sèques qui per­met­tront à une molé­cule (agis­sant sur une cible vali­dée) de deve­nir un médi­ca­ment sûr et effi­cace, le cher­cheur phar­ma­ceu­tique dis­pose de trois grands types de technologies.

  • Le cri­blage à haut débit de biblio­thèques de com­po­sés chi­miques (high though­put scree­ning)5 per­met de mul­ti­plier le nombre et la varié­té des types struc­tu­raux inter­agis­sant avec la cible.
  • La chi­mie com­bi­na­toire6 per­met de décli­ner rapi­de­ment des varia­tions chi­miques autour de ce type structurel.
  • Des bat­te­ries de tests in vivo (chez l’a­ni­mal), in vitro (dans le tube à essai) ou in sili­co (par cal­cul) sont sou­vent spé­ci­fiques de chaque cible. Aucun de ces tests n’est en lui-même tota­le­ment pré­dic­tif de l’ef­fet de la molé­cule chez l’homme. Leur com­bi­nai­son per­met de tis­ser un fais­ceau d’in­dices et de sélec­tion­ner un can­di­dat médi­ca­ment robuste pour fran­chir avec suc­cès les étapes du développement.


    La recherche phar­ma­ceu­tique (choix des cibles et décou­verte des can­di­dats) néces­site un pla­teau tech­no­lo­gique de plus en plus com­plexe et sophis­ti­qué. Le choix même des tech­no­lo­gies ain­si que leur inté­gra­tion au sein des pro­jets de recherche sont les enjeux de la com­pé­ti­ti­vi­té des entreprises.

    Conclusion

    La moder­ni­sa­tion de la phar­ma­co­lo­gie grâce aux pro­grès des sciences bio­lo­giques et chi­miques condui­ra dans les vingt à trente pro­chaines années à des pro­grès pro­ba­ble­ment spec­ta­cu­laires des stra­té­gies thérapeutiques.

    Au-delà, thé­ra­pie géné­tique, thé­ra­pie cel­lu­laire, pré­dic­tion des réponses indi­vi­duelles en fonc­tion de l’in­di­vi­du (phar­ma­co­gé­né­tique) sont cer­taines des grandes pistes de recherche qui per­met­tront peut-être de » chan­ger de para­digme » et de dépas­ser les limites intrin­sèques à la phar­ma­co­thé­ra­pie actuelle.

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    1. Le pro­fi­ling est l’é­va­lua­tion empi­rique d’une molé­cule sur des modèles ani­maux (effet anti-inflam­ma­toire, anti­can­cé­reux, etc.) pour iden­ti­fier une acti­vi­té pharmacologique.
    2. Les prin­cipes sont les mêmes pour les pro­duits de bio­tech­no­lo­gie. Seule dif­fé­rence, le médi­ca­ment est lui-même une pro­téine de PM 10 000 à 100 000 daltons.
    3. De 30 à 50 000 gènes dans le génome humain. Un gène code une ou plu­sieurs pro­téines. Une pro­téine a une ou plu­sieurs fonc­tions qui sont autant de cibles potentielles.
    4. Géno­mique fonc­tion­nelle : recherche des fonc­tions phy­sio­lo­giques des gènes (et des pro­téines) iden­ti­fiés par séquen­çage des génomes.
    5. High through­put scree­ning : tests robo­ti­sés per­met­tant de mesu­rer l’in­te­rac­tion de 105 à 107 com­po­sés struc­tu­rel­le­ment divers avec la cible.
    6. Chi­mie com­bi­na­toire : syn­thèse simul­ta­née de plu­sieurs com­po­sés uti­li­sant les mêmes réac­tions chi­miques, mais des réac­tifs différents.

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