La R&D dans l’industrie poharmaceutique
Trois ans seulement après la description du premier cas de sida, les chercheurs de l’Institut Pasteur avaient identifié un nouveau virus, VIH, responsable de la maladie. Douze ans plus tard, grâce à trois classes de médicaments découverts par l’industrie pharmaceutique, le pronostic vital de millions de patients a été transformé par la chimiothérapie antirétrovirale intensive.
Autre succès majeur : en trente à quarante ans, la prévention et le traitement de la maladie coronarienne ont été révolutionnés par l’apparition de plusieurs générations de médicaments innovants et de nouvelles méthodes diagnostiques et chirurgicales. Conséquence pour la santé individuelle et publique, la mortalité par infarctus du myocarde baisse continuellement (- 20 % entre 1987 et 1997).
Le grand public attend des progrès similaires dans tous les domaines thérapeutiques, notamment ceux où le besoin est le plus important (cancer, maladies auto-immunes, maladie d’Alzheimer). Mais le public et surtout les gouvernements sont également sensibles au revers de la médaille : les effets secondaires des médicaments. Nous sommes entrés dans l’ère de la sécurité sanitaire. Contrairement aux temps héroïques de la pharmacothérapie, la seule efficacité ne suffit pas ; les exigences portent sur le rapport bénéfice/risque.
Le développement : la durée
Ces exigences expliquent en grande partie la durée (six à douze ans) du processus de développement entre l’identification d’un prototype (appelé candidat médicament) et la commercialisation du médicament issu de ce prototype. La prudence en effet s’impose lorsque les tests d’efficacité et de sécurité doivent être effectués sur des humains, sains ou malades : études préliminaires de toxicologie chez l’animal pour évaluer les risques d’administration à l’homme, puis études à court terme sur un nombre limité de sujets et augmentation très progressive de la durée du traitement et de la population exposée. Chacune de ces phases successives dure entre six mois et deux ans.
La dernière phase d’évaluation clinique avant commercialisation (phase III) porte sur plusieurs milliers de patients. Le recrutement des patients, leur suivi pendant au moins un an (cas d’une maladie chronique) portent à trois à quatre ans la durée de cette phase qui coûte généralement entre 30 et 100 millions de dollars. Le processus d’enregistrement par les autorités de santé et, dans certains pays, l’obtention d’un remboursement par les systèmes de protection sociale sont des étapes aussi longues (de six mois à deux ans) qu’aléatoires.
Le développement : risques et coûts
Une autre caractéristique de la R & D pharmaceutique est le taux très élevé d’attrition du processus de développement : environ 90 % des candidats ne deviendront jamais des médicaments.
En effet, le choix d’une molécule engage définitivement sur une structure chimique qu’il sera réglementairement impossible de modifier au cours du développement. Tout défaut dans les propriétés de ce prototype conduit donc fatalement à l’échec du projet : toxicité chez l’animal, efficacité insuffisante ou mauvaise tolérance chez l’homme sont les causes principales d’arrêt.
Seule la phase III clinique permet de préciser l’utilité thérapeutique et le bénéfice/risque du nouveau produit par rapport aux thérapeutiques existantes. C’est un filtre indispensable, désastreux en cas d’échec puisque tous les coûts du projet ont été engagés, mais ce n’est pas encore une garantie de succès : les milliers de patients traités en phase III ne garantissent pas contre un effet secondaire rare, par exemple sur le rythme cardiaque ou la fonction hépatique.
Une complication sérieuse survenant dans 1 à 10 cas pour 100 000 patients traités conduit souvent au retrait du marché après commercialisation. Heureux les fabricants de logiciels qui corrigent leurs bogues après lancement !
Exigences accrues, attrition élevée : en vingt ans, le coût moyen pour découvrir et développer une nouvelle molécule a augmenté d’un facteur 6 pour atteindre environ 700–800 millions de dollars en incluant le coût des projets non aboutis.
Pour des dépenses globales d’environ 40 milliards de dollars par an, l’industrie pharmaceutique met sur le marché environ 50 molécules par an, dont une vingtaine représente un réel progrès thérapeutique.
La recherche
Les défis stratégiques de la R & D pharmaceutique sont donc clairs : remplir les besoins médicaux non ou mal satisfaits et diminuer le taux d’attrition. Ces objectifs impliquent de pouvoir prédire avec précision les effets biologiques thérapeutiques et secondaires des molécules chimiques, et de ne développer que les prototypes destinés à aboutir. L’homme est biologiquement trop complexe et génétiquement trop hétérogène pour pouvoir relever ce défi dans l’état actuel de la science.
Les progrès formidables de la biologie et de la chimie permettent cependant de substituer à l’approche holistique traditionnelle du profiling pharmacologique1 une approche réductionniste à visée prédictive s’appuyant sur les deux concepts de la recherche pharmaceutique moderne : cible du médicament et qualités intrinsèques de la molécule.
La cible du médicament
Le médicament est généralement une petite molécule organique de poids moléculaire de 200 à 500 daltons qui interagit spécifiquement avec une protéine de l’organisme appelée cible du médicament2. Cette interaction perturbe le fonctionnement normal de la cible, par exemple inhibe une activité enzymatique ou active un récepteur hormonal. Il s’ensuit une cascade d’événements qui affectent les fonctions cellulaires et physiologiques régulées par cette cible et conduisent aux effets thérapeutiques et à certains effets secondaires. D’autres effets secondaires sont dus à des interactions croisées » fortuites » avec d’autres protéines différentes de la cible.
Le séquençage du génome humain (et des micro-organismes pathogènes) nous fournira 100 000 à 200 000 cibles potentielles3, parmi lesquelles peut-être 1 000 à 2 000 seront utiles pour les médicaments du XXIe siècle. Le tri des 1 à 2 % de cibles potentiellement importantes pour la thérapeutique n’est pas aisé : la génomique fonctionnelle4 n’est qu’une étape. La validation d’une cible se fonde sur un faisceau d’indices physiologiques, physiopathologiques et pharmacologiques. Cependant, la preuve ultime de la validité passe par l’évaluation clinique d’un médicament agissant sur cette cible.
La sélection des molécules
Pour prédire les qualités intrinsèques qui permettront à une molécule (agissant sur une cible validée) de devenir un médicament sûr et efficace, le chercheur pharmaceutique dispose de trois grands types de technologies.
- Le criblage à haut débit de bibliothèques de composés chimiques (high thoughput screening)5 permet de multiplier le nombre et la variété des types structuraux interagissant avec la cible.
- La chimie combinatoire6 permet de décliner rapidement des variations chimiques autour de ce type structurel.
- Des batteries de tests in vivo (chez l’animal), in vitro (dans le tube à essai) ou in silico (par calcul) sont souvent spécifiques de chaque cible. Aucun de ces tests n’est en lui-même totalement prédictif de l’effet de la molécule chez l’homme. Leur combinaison permet de tisser un faisceau d’indices et de sélectionner un candidat médicament robuste pour franchir avec succès les étapes du développement.
La recherche pharmaceutique (choix des cibles et découverte des candidats) nécessite un plateau technologique de plus en plus complexe et sophistiqué. Le choix même des technologies ainsi que leur intégration au sein des projets de recherche sont les enjeux de la compétitivité des entreprises.Conclusion
La modernisation de la pharmacologie grâce aux progrès des sciences biologiques et chimiques conduira dans les vingt à trente prochaines années à des progrès probablement spectaculaires des stratégies thérapeutiques.
Au-delà, thérapie génétique, thérapie cellulaire, prédiction des réponses individuelles en fonction de l’individu (pharmacogénétique) sont certaines des grandes pistes de recherche qui permettront peut-être de » changer de paradigme » et de dépasser les limites intrinsèques à la pharmacothérapie actuelle.
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1. Le profiling est l’évaluation empirique d’une molécule sur des modèles animaux (effet anti-inflammatoire, anticancéreux, etc.) pour identifier une activité pharmacologique.
2. Les principes sont les mêmes pour les produits de biotechnologie. Seule différence, le médicament est lui-même une protéine de PM 10 000 à 100 000 daltons.
3. De 30 à 50 000 gènes dans le génome humain. Un gène code une ou plusieurs protéines. Une protéine a une ou plusieurs fonctions qui sont autant de cibles potentielles.
4. Génomique fonctionnelle : recherche des fonctions physiologiques des gènes (et des protéines) identifiés par séquençage des génomes.
5. High throughput screening : tests robotisés permettant de mesurer l’interaction de 105 à 107 composés structurellement divers avec la cible.
6. Chimie combinatoire : synthèse simultanée de plusieurs composés utilisant les mêmes réactions chimiques, mais des réactifs différents.