La recherche-action systémique au service de la transformation écologique
Fabien Esculier (X03) témoigne de son parcours et de ses engagements au sein du programme de
recherche-action OCAPI. Ce programme interdisciplinaire vise à transformer la gestion des systèmes alimentation-excrétion pour une transition sociale et écologique. Plaidoyer pour une stratégie interstitielle, par-delà le dilemme entre réformisme et révolution.
Fabien, d’où nous parles-tu aujourd’hui ?
Je suis fonctionnaire, ingénieur du corps des Ponts, des Eaux et des Forêts. Depuis 2018, je suis affecté à l’École nationale des ponts et chaussées en tant que chercheur. Mon travail consiste à coordonner le programme de recherche-action OCAPI – Organisation des cycles carbone, azote et phosphore dans les territoires. La recherche-action est une stratégie qui tente de trouver des solutions réalistes aux difficultés et aux problèmes des organisations. Ce programme vise à étudier et accompagner la transition sociale et écologique des systèmes alimentation-excrétion.
La notion de système alimentation-excrétion se réfère aux systèmes alimentaires, en incluant dans leur analyse la gestion des excrétions humaines. Celles-ci sont rarement considérées comme faisant partie intégrante des systèmes alimentaires alors qu’elles leur sont consubstantielles. Nous produisons des savoirs pour éveiller les consciences, susciter des débats, renseigner l’action et nourrir les acteurs opérationnels, principalement autour des possibilités de transformation dans la gestion des urines et matières fécales humaines. C’est une recherche extrêmement interdisciplinaire. Nous sommes une équipe de quinze personnes et il n’y a presque pas deux personnes issues de la même discipline : biogéochimie, agronomie, sociologie, anthropologie, géopolitique, écologie territoriale, design… Nous développons une démarche d’analyse systémique des problèmes et menons une recherche à visée transformative.
Comment en es-tu arrivé là ?
J’ai toujours eu une profonde envie d’engagement social et écologique. Quand j’étais jeune, je savais qu’il y avait des problèmes environnementaux (on parlait beaucoup de la déforestation en Amazonie) et que c’était grave, mais ce n’était pas très sensible pour moi parce que c’était loin. Je suis entré à Polytechnique et j’ai assisté à une conférence qu’y donnait Jean-Marc Jancovici en 2004. Ça a été un choc. J’ai compris que nous allions dans le mur, et en accélérant de plus ! Il m’a semblé que les changements à faire étaient d’une radicalité totale, que le mouvement n’était pas du tout engagé et que la prise de conscience était extrêmement faible.
À partir de là, je suis entré en dissonance cognitive très forte entre ce que je comprenais du problème et ce que je voyais se passer autour de moi, à tous les niveaux : que ce soit moi-même, ma famille, mes amis, Polytechnique ou les décisions gouvernementales. La communauté polytechnicienne en 2004 me semblait encore passer complètement à côté des enjeux. À la sortie de l’X en 2006, j’ai été admis dans le corps des Ponts et Chaussées, qui était en train de devenir le corps de la transition écologique après la fusion avec le corps des Eaux et Forêts, juste après le Grenelle de l’environnement et la création du ministère du Développement durable dirigé par Jean-Louis Borloo. C’était le boulot de mes rêves, j’allais être payé par les impôts des Français pour faire la transition écologique ! Je suis entré au corps des Ponts avec un enthousiasme débordant.
Comment est né ton intérêt pour les systèmes « alimentation-excrétion » ?
Mon premier poste a été de diriger le service de la police de l’eau de la Seine, à la direction régionale et interdépartementale de l’environnement et de l’énergie (DRIEE) Île-de-France. Quand le président de la République Nicolas Sarkozy lance le projet du Grand Paris pour rendre l’agglomération parisienne plus attractive et soutenir sa croissance, le préfet de la région Île-de-France demande à la direction de l’environnement d’étudier si ce projet est réalisable au regard des ressources naturelles disponibles.
Nos conclusions furent : « La Seine a déjà du mal à absorber la pollution azotée évacuée par les Franciliens dans les eaux usées. Une augmentation de la population, combinée à la baisse du débit de la Seine induite par le changement climatique, rendrait les objectifs de bon état des eaux complètement inatteignables. » J’ai alors pris conscience de l’impasse dans laquelle arrivait notre système d’assainissement. J’avais déjà fait mon rapport de fin d’études sur la séparation à la source de l’urine et des matières fécales humaines. J’ai passé un an et demi à contacter des gens, à leur expliquer que j’avais envie de monter un projet de recherche-action sur les possibilités de transformation dans la gestion des excrétions humaines.
Ce sont les soutiens du SIAAP (Syndicat interdépartemental pour l’assainissement de l’agglomération parisienne) et de l’Agence de l’eau Seine-Normandie qui ont permis de lancer le programme OCAPI en 2014. La première phase du programme s’est conclue par ma soutenance de thèse en 2018. Aujourd’hui, le sérieux semble changer de camp dans les institutions. Le nouveau directeur de l’École des ponts nous a même demandé en substance : « Que peut faire l’École des ponts pour mener une recherche et un enseignement qui répondent sérieusement au désastre écologique et social ? » C’est une vraie bouffée d’oxygène.
Quel était plus précisément ton sujet de thèse ?
J’ai proposé la notion de systèmes alimentation-excrétion parce que la gestion des urines et matières fécales humaines ne relève pas aujourd’hui des politiques des systèmes alimentaires et c’est fondamentalement le problème de la non-soutenabilité des modes de gestion des urines et matières fécales humaines. Nous produisons pourtant bien des engrais tous les jours après avoir mangé, mais ce n’est plus comme ça que nos excrétions sont perçues aujourd’hui. Alors que les excrétions humaines faisaient l’objet de grandes attentions pour être utilisées en agriculture au XIXe siècle, et même jusqu’après la Seconde Guerre mondiale, les développements des dernières décennies ont conduit à un système aberrant.
« Nous produisons pourtant bien des engrais tous les jours après avoir mangé, mais ce n’est plus comme ça que nos excrétions sont perçues aujourd’hui. »
En amont de nos assiettes, la production d’engrais azotés à partir de l’azote atmosphérique grâce au procédé Haber-Bosch implique la consommation d’énergie fossile : 5 % de la consommation mondiale de gaz naturel. En aval, le traitement des eaux usées dans les stations d’épuration implique la consommation d’électricité, voire de méthanol (produit à partir de gaz naturel lui aussi) pour retourner la moitié de l’azote des eaux usées dans l’atmosphère, essentiellement sous forme de N₂ inerte mais aussi de N₂O dont le pouvoir de réchauffement climatique est environ 270 fois plus élevé que celui du CO₂.
Moins de 10 % de cet azote est recyclé par l’épandage des boues de station d’épuration. Le reste est « dilué » dans les rivières et l’océan, mais les quantités émises dépassent aujourd’hui la capacité d’absorption des écosystèmes. C’est une des six limites planétaires déjà dépassées, sur les neuf théorisées dans la recherche coordonnée par le Stockholm Resilience Centre.
Dans ma thèse, je me suis beaucoup inscrit dans la discipline de la socio-écologie ou de l’écologie territoriale. Ce sont des disciplines qui essaient de comprendre le fonctionnement matériel du monde par la description des flux d’énergie et de matières et d’y adjoindre une analyse sociopolitique et économique, c’est-à-dire de comprendre ce qui gouverne ces flux et, partant de là, de comprendre comment amener des transformations vers un monde plus soutenable. C’est un cadre qui correspond bien aux polytechniciens : faire une description des flux de matières et d’énergie aujourd’hui ; et décrire des mondes soutenables avec une trajectoire matérielle extrêmement claire et quantitative.
Quel impact le programme OCAPI peut-il réellement avoir sur la société avec un sujet de recherche, qui au mieux fait sourire, au pire qu’on évacue avec gêne ?
C’est un sujet qui commence à être pris au sérieux. J’ai reçu cinq prix pour ma thèse, dont le prix de l’École des ponts et la médaille d’argent de l’Académie d’agriculture de France. En termes d’application du programme OCAPI, le projet le plus emblématique à ce jour est la décision par la Ville de Paris de mettre en place la séparation de l’urine à l’échelle d’une ZAC tout entière, la ZAC Saint-Vincent-de-Paul (600 logements et 1 500 habitants). C’est Paris & Métropole Aménagement qui pilote le projet et a inscrit la séparation à la source dans son cahier des charges. L’urine des habitants sera collectée grâce à des toilettes à séparation, puis stabilisée par nitrification contrôlée pour aboutir à un mélange d’ammonium et de nitrate. Concentrée dix à vingt fois, elle remplacera une partie des engrais qu’achète aujourd’hui la Ville de Paris pour ses espaces verts.
J’ai été invité fin 2023 à introduire la Conférence internationale sur la séparation à la source de l’urine aux États-Unis (le Rich Earth Summit). Je n’avais plus pris l’avion pour le travail depuis six ans, mais je me suis finalement décidé à y aller. Il y avait réunie là toute la communauté américaine des personnes qui travaillent sur la séparation à la source. Le résultat le plus incroyable de notre recherche-action, au-delà des articles de recherche publiés, c’est le fait que des Américains soient venus me demander : « Expliquez-nous comment vous avez obtenu une transformation effective sociale aussi forte que celle qui a eu lieu depuis dix ans en France. Et aussi expliquez-nous comment vous avez produit de la transformation sociale par la recherche. »
Comment expliques-tu cette transformation sociale par la recherche ?
Un point fondamental est certainement l’intention que nous avons posée dès le départ. Nous assumons totalement que la recherche n’est pas neutre, qu’elle est située. Le désastre écologique et social appelle une profonde transformation de nos modes de vie. En tant que chercheurs publics, nous devons travailler dans le respect des engagements internationaux de la France en matière d’environnement et mener une recherche à visée transformative.
“Aborder de telles transformations systémiques nécessite de mettre en œuvre une recherche systémique.”
Aborder de telles transformations systémiques nécessite de mettre en œuvre une recherche systémique. Cela a logiquement conduit à la posture interdisciplinaire de notre travail. Outre la quinzaine de membres directement rattachés au programme OCAPI, nous pouvons également compter sur les travaux d’une quinzaine de membres associés, comme Sabine Barles, spécialiste de l’histoire des « déchets ». Un ressort puissant de notre recherche-action a été de tirer les leçons de l’histoire de la valorisation des urines et matières fécales humaines, particulièrement en Asie, mais également en Europe et en France.
Quelles sont les voies qui peuvent permettre cette transformation radicale de la société que tu appelles de tes vœux ?
Les deux doctrines politiques classiques visant à transformer la société sont le réformisme et la révolution. Je trouve très inspirante une troisième stratégie, dite interstitielle. L’interstitiel, ce sont les initiatives qui ont lieu dans les marges du système et dont on espère qu’elles vont faire tache d’huile. Elles ne sont ni réformistes, ni révolutionnaires. Et pourtant, elles produisent du changement. Cela fait plus de cinquante ans que l’Occident met en œuvre des actions réformistes, qui ne produisent hélas pas assez de résultats (voire font empirer la situation). Bien sûr, la stratégie réformiste, je la joue à fond. J’essaie de faire en sorte qu’on change les lois, qu’on propose des avancées concrètes.
L’Agence de l’eau Seine-Normandie a voté en 2018 des taux de subventions pouvant aller jusqu’à 80 % pour soutenir la séparation à la source. Ça c’est du réformisme, c’est génial, ça induit des choses très fortes derrière. Mais le réformisme est aujourd’hui très loin d’apporter des réponses à la hauteur des défis. Quant à la révolution, elle ne se décrète pas.
« Préparer la société pour que, si jamais un moment révolutionnaire advient, l’issue révolutionnaire soit meilleure qu’avant… »
Ce qui est crucial dans notre contexte, c’est de préparer la société pour que, si jamais un moment révolutionnaire advient, l’issue révolutionnaire soit meilleure qu’avant… J’ai l’impression que l’interstitiel produit beaucoup de choses et permet au réformisme d’aller plus loin. Si je prends l’exemple des biodéchets, l’action interstitielle, c’étaient des gens qui ont décidé d’arrêter de remplir la poubelle et ont fait du compostage au pied de leur immeuble. Le premier composteur collectif notable à Paris, c’est en 2007, et la loi qui oblige toutes les collectivités à valoriser les biodéchets n’est entrée en vigueur qu’au 1er janvier 2024.
Il a donc fallu 17 ans pour traduire par une réforme quelque chose qui a, me semble-t-il, commencé de façon interstitielle. L’interstitiel a la capacité de rendre possibles, désirables et souhaitables d’autres façons de faire et de rendre possibles des réformes qui, sinon, ne l’auraient jamais été.
Un dernier message à transmettre à la communauté polytechnicienne ?
L’existence de l’École polytechnique repose sur un pacte social que je trouve extrêmement important. La collectivité est d’accord pour mettre des moyens considérables dans cette institution, dans notre formation et la communauté qu’elle permet de faire exister. Ce pacte social confère à chacun et chacune d’entre nous un pouvoir immense à travers le capital économique, culturel, social et scientifique de la communauté polytechnicienne. Un pouvoir mais aussi une responsabilité. La Nation est en droit d’attendre de nous, au titre de ce pacte républicain, de répondre sérieusement au désastre écologique et social.
Aujourd’hui, il me semble que notre devoir est d’œuvrer pour qu’au minimum, dans un pays aussi riche que la France, chacun et chacune ait la garantie du respect de ses besoins fondamentaux (avoir un logement décent, manger à sa faim, vivre en bonne santé dans un environnement sain, etc.), dès aujourd’hui bien sûr mais aussi en organisant notre résilience face aux bouleversements écologiques et sociaux en cours. L’état des connaissances scientifiques nous intime de travailler à des transformations radicales pour le bien commun.
Le dépassement des limites planétaires entraîne qu’il faut organiser des baisses de consommation matérielle, ce qui donne une primauté à la question du partage des ressources – et non à celle de l’accroissement des ressources –, en particulier celles détenues par l’élite. Chaque jour, posons-nous la question : « Est-ce que ce que je fais améliore l’habitabilité de la Terre et réduit les inégalités sociales ? » ; ou, selon la formule de Stengers : « Que puis-je fabriquer aujourd’hui qui puisse être éventuellement ressource pour ceux et celles qui viennent ? »
Pour en savoir plus :
- Le site du programme OCAPI : www.leesu.fr/ocapi
- Ma thèse en 180 secondes : https://www.youtube.com/watch?v=FjzK-dgE4Os
- TEDx (19’21) : https://www.youtube.com/watch?v=vu7F9l-e2sY
- Chaîne YouTube OCAPI : https://www.youtube.com/@ocapi9264/videos
- Bibliothèque OCAPI : https://www.leesu.fr/ocapi/bibliotheque/
- Rich Earth Summit – Reclaiming Urine as a Resource, November 2023 : https://www.richearthsummit.org/2023recordings
- Isabelle Stengers, 2019, Résister au désastre, Éditions Wildproject