La reconversion écologique, une transformation des valeurs et des représentations
Dans ce témoignage, Dominique Méda présente son point de vue sur la dimension sociologique de l’urgence écologique. Selon elle, la transition écologique est bien davantage une reconversion, qui nécessite non seulement des changements techniques et économiques, mais aussi une transformation radicale de nos valeurs et représentations culturelles.
Dominique, pourriez-vous vous présenter en soulignant les éléments de votre parcours qui vous semblent importants
au regard de la question de l’urgence écologique ?
D’abord je veux vous remercier – et vous féliciter si vous le permettez – de vous saisir de cette question et de le faire de cette manière. Cela montre votre grand sens des responsabilités.
Pour répondre à votre question : premièrement, le fait d’avoir commencé mon parcours intellectuel avec la philosophie m’a conduite à considérer que la « reconversion écologique » n’est pas d’abord une question technique ou économique, mais qu’elle nécessite une véritable « conversion » de nos représentations, de nos valeurs, de nos cadres cognitifs. Réencastrer les humains dans le reste de la Nature, substituer à un paradigme de la conquête et de l’exploitation de la Terre un paradigme du « prendre soin », comme le suggérait Aldo Leopold dans son Almanach d’un comté des sables, renoncer à l’idée que produire et consommer toujours plus constituent nécessairement un progrès, c’est un préalable.
Je commence toujours mes cours en philosophie du développement durable avec le fameux article de Lynn White : « Les racines historiques de notre crise écologique ». Peut-être savez-vous que dans cet article l’historien met en cause le texte de la Genèse et son anthropocentrisme, en rappelant que Dieu a demandé à Adam et Ève de dominer et assujettir les autres espèces. Cette thèse est controversée mais fait réfléchir. L’histoire des idées me semble essentielle pour comprendre comment nous en sommes arrivés là et pourquoi, comme l’écrit White, en dehors de l’homme aucune espèce n’a jamais souillé son habitat avec autant de rapidité.
Par ailleurs, ma formation d’énarque m’a appris que les politiques publiques sont trop souvent décidées sur le fondement de considérations purement économiques, voire économicistes, et que la formation de ce que l’on appelle les élites est inappropriée.
Enfin, depuis que je suis sociologue, je sais que ce n’est pas parce que les scientifiques ont démontré quelque chose que les politiques mettent en œuvre les solutions attendues. On peut trouver plusieurs explications à cela : l’action des lobbys, le rôle des « marchands de doute », mais aussi la très grande difficulté pour un pays à agir seul, si les autres ne s’engagent pas, et plus généralement la difficulté à repenser et restructurer entièrement un ensemble de politiques publiques longtemps pensées en silos. Sans compter la rupture avec le cadre cognitif et les « valeurs » sur lesquelles nous fondons nos actions depuis plus de deux siècles : l’idée que le progrès réside dans la croissance des quantités produites et consommées, dans la mise en coupe réglée de la Nature, dans la mise du Monde sous forme de marchandises.
Comment, selon votre observation, se déclenchent les grandes transformations sociétales et les changements de paradigme (comme l’abolition de l’esclavage, les droits des femmes, la sortie de l’apartheid, etc.) ?
Ce qui est certain, c’est que les idées précèdent les changements. Les nouvelles idées, les nouveaux référentiels, se diffusent plus ou moins souterrainement et surgissent à un moment grâce à un événement, une conjoncture, une personnalité. Parallèlement aussi, comme l’expliquait Marx, les changements économiques et technologiques conduisent ceux qui vivent les contradictions à vouloir résoudre celles-ci et à engager des changements. Nous avons besoin en même temps d’un changement de représentations (rompre avec l’idée d’un humain destiné à mettre la nature à son service et adopter celle d’une interdépendance de tous les éléments constitutifs du système terre), de l’engagement de différentes communautés (les scientifiques, les politiques, les corps intermédiaires, les ONG) et d’une véritable planification pour résoudre les contradictions dans lesquelles le développement du capitalisme nous a aujourd’hui conduits.
“Ce qui est certain, c’est que les idées précèdent les changements.”
Nous avons absolument besoin d’une bifurcation radicale et donc d’un plan capable d’organiser la réduction des émissions, le développement des énergies, les investissements, la production et l’emploi à toutes les échelles : européenne, nationale et locale. C’est exactement ce qu’avait proposé en 1972 le vice-président de la Commission européenne, Sicco Mansholt, bouleversé par la lecture du rapport Limits to Growth, dans une Lettre qui comprenait un véritable programme de bifurcation écologique et que je vous invite vraiment à lire. Mais les acteurs ne se sont pas saisis de celui-ci : les économistes l’ont complètement décrédibilisé et les politiques s’en sont servi comme d’une arme dans le référendum sur l’entrée de quatre nouveaux pays dans l’UE. Sans doute les contradictions n’étaient-elles pas suffisamment aiguës. On a perdu cinquante ans.
En fait, pour que le changement s’engage, il faut soit une crise très grave (une famine, une guerre, un acte violent qui attire l’attention, je pense aux actions des suffragettes), soit une personnalité qui arrive avec des idées et des actions en adéquation avec les attentes des citoyens et qui propose un récit convaincant (Martin Luther King et Nelson Mandela sont de bons exemples), soit un mouvement général, une évolution des mentalités qui rend le changement désirable ou inévitable. Il faut malheureusement souvent les trois en même temps.
Que manque-t-il aujourd’hui pour opérer les changements dont la planète a besoin ? Est-ce à chercher du côté des politiques ? Des entreprises ? Des citoyens ? Comment regarder le rôle et l’évolution de l’Europe à cet égard ?
Le travail à faire est énorme. Le climatoscepticisme bat son plein malgré l’abondance de travaux scientifiques. Tous ceux dont les intérêts sont menacés par le changement – au premier chef l’industrie fossile – mettent tout en œuvre pour s’y opposer. L’action des « marchands de doute » fonctionne à plein régime. Mais nous avons aussi un énorme problème de coordination. Alors que tous les pays devraient agir dans la même direction, chacun poursuit ses propres intérêts ; il n’y a pas de leader mondial et même l’Europe ne parvient pas à parler d’une seule voix. De ce fait, personne ne se sent vraiment responsable, chacun joue le passager clandestin. C’est vrai aux niveaux international, européen et national. Nous ne parvenons pas à tracer une voie, à rendre celle-ci claire et désirable, à montrer ses avantages et ses étapes.
À défaut d’un mouvement international, l’Europe me semblait pouvoir montrer l’exemple avec le Green Deal. J’espère que les nouveaux équilibres ne vont pas rendre celui-ci caduc. Comme pour tous les grands changements, on a besoin que tous les acteurs aillent dans la même direction : pouvoirs publics, partenaires sociaux, citoyens, ONG. L’énorme problème, c’est que, plus nous attendons, plus les gens vont souffrir du changement écologique, plus ils vont se tourner vers des illusionnistes. La crainte que l’on peut avoir aujourd’hui est que l’aggravation de la situation due à la dégradation du climat et de la biodiversité, au lieu de déboucher sur des politiques appropriées, ne soit utilisée par des partis antiécologiques pour détourner la colère sur d’autres explications, l’immigration par exemple.
Quelle place selon vous pour la radicalité dans cette situation d’urgence écologique ? Quelle est pour une sociologue
la définition du mot radicalité ? Est-elle nécessaire ? Contre-productive ? Inévitable ?
L’absence de mesures et de politiques à la hauteur des enjeux conduit presque nécessairement au développement d’actions et de comportements radicaux. C’est un très beau mot, le terme radical. Radical, c’est à la fois ce qui concerne l’essence ou la racine des choses et ce qui a une action décisive sur les causes profondes d’un phénomène. Nous avons clairement besoin de prendre le problème à la racine et de changer complètement nos comportements.
Et, si la situation n’est pas suffisamment prise au sérieux, il est légitime que celles et ceux qui savent, ou celles et ceux qui ont compris ce qui est en train de se passer, ainsi que celles et ceux qui ont peur des conséquences dramatiques prévisibles, finissent par engager des actions fortes pour attirer l’attention. Je le regrette, parce que les actions radicales ont souvent des effets ambivalents : elles font peser sur celles et ceux qui les entreprennent le soupçon de militantisme (ils apparaissent comme défendant une cause) et ainsi affaiblissent paradoxalement leur action.
Il me semble donc préférable de mobiliser au préalable tous les répertoires d’action possibles, par exemple les actions juridiques qui permettent de changer les choses, parce qu’elles obligent les pouvoirs publics ou les entreprises à bouger. Mais en effet, si la situation continue à être bloquée, alors que nous devrions être dans l’urgence, les actions radicales se multiplieront sans aucun doute de façon inévitable.
Que signifie être radical aujourd’hui en matière d’environnement ?
Il y a plusieurs manières de l’être. Individuellement, vous pouvez décider de vivre complètement autrement et vous organiser pour maintenant et pour l’après. Vous pouvez aussi attirer l’attention pour convaincre vos concitoyens et les responsables politiques qu’il faut d’autres mesures : en faisant des collages, en jetant de la soupe ou de la peinture sur des tableaux, en collant vos mains sur le bitume et en arrêtant la circulation ou, comme le suggère Andreas Malm, en sabotant des infrastructures. Malheureusement, ces actions-là ne parviennent pas à leur but, parce que trop souvent elles sont criminalisées et se retournent contre leurs auteurs, rapidement considérés comme des fauteurs de troubles.
Il est aussi possible d’engager des actions juridiques, comme celles lancées par la Fondation Urgenda aux Pays-Bas ou l’Affaire du siècle en France. La Fondation Urgenda, organisation non gouvernementale militant pour le développement durable aux Pays-Bas, a écrit en 2012 au Premier ministre néerlandais pour demander que l’État s’engage à réduire de 40 % les émissions de CO₂ d’ici 2020 (par rapport aux émissions mesurées en 1990).
Insatisfaite de la réponse obtenue, la fondation a décidé en 2015 de saisir le tribunal de première instance de La Haye en invoquant plusieurs principes de droit international, dont le droit international du climat. Le juge néerlandais a prononcé une décision historique en affirmant que les objectifs néerlandais de réduction des gaz à effet de serre étaient trop faibles par rapport non seulement à la Constitution néerlandaise, aux objectifs de réduction des émissions fixés par l’Union européenne, aux principes établis en vertu de la Convention européenne des droits de l’homme, à l’obligation de ne pas nuire établie en droit international, mais également aux principes d’équité, de précaution et de durabilité énoncés dans la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC) et l’Accord de Paris.
« Si un groupe d’étudiants, de scientifiques et de personnalités, d’une certaine taille critique, prenait la parole, cela pourrait avoir un effet significatif. »
Il existe aussi d’autres types d’actions juridico-médiatiques, telles que celles racontées par Dominique Bourg dans le livre qu’il a codirigé avec Clémence Demay et Brian Favre : Désobéir pour la terre, défense de l’état de nécessité. Ce sont des actions de désobéissance qui mobilisent la sphère juridique et l’intervention des scientifiques. Par exemple, en 2022, des membres du collectif Scientifiques en rébellion sont entrés après l’heure de fermeture du musée dans la galerie de paléontologie et d’anatomie comparée du Muséum national d’histoire naturelle et se sont installés au pied d’un squelette de mammouth pour alerter sur la crise écologique en cours. Aucune dégradation n’a été commise.
En 2023, ils ont défendu devant le tribunal de Paris la légitimité de leur action et ils ont pu témoigner, en tant que scientifiques, de la gravité de la situation, permettant ainsi une action pédagogique grâce à la médiatisation de leur action. C’est en cela que ces actions sont intéressantes : elles sont inoffensives mais permettent aux scientifiques de témoigner et à la justice de se prononcer. Il me semble enfin que l’engagement de certaines personnes ou plutôt de certains groupes peut exercer une influence déterminante : par exemple, vous avez vu l’effet qu’ont provoqué les prises de parole des étudiants de certaines grandes écoles. Il me semble que, si un groupe d’étudiants, de scientifiques et de personnalités, d’une certaine taille critique, prenait la parole et publiait sur les réseaux sociaux et dans les médias des prises de position fortes et engagées, cela pourrait avoir un effet significatif.
Radicalité et réformisme sont-ils forcément contradictoires ? Peut-on trouver une complémentarité entre les deux ?
Non, les actions que je viens de présenter me semblent radicales et réformistes à la fois. Je ne crois pas au grand soir en cette matière, mais le gradualisme n’est pas non plus possible. Il y a urgence, comme vient de le rappeler le livre d’Aurélien Boutaud. J’aime beaucoup ce que fait le Lierre, une association de fonctionnaires qui publie des notes et organise un réseau à l’intérieur de l’administration. L’action des think tanks, comme celui que je préside, l’Institut Veblen, aussi est essentielle. Alors vous me direz que cela n’est pas très radical et pas en mesure de faire changer les choses. Mais je n’ai pas fini mon énumération.
“Mettre son intelligence, sa compétence et sa position dans la société, son prestige, au service d’actions qui ne sont pas habituelles.”
Les leviers actionnables en faveur de la reconversion écologique sont nombreux. Il est aussi possible de s’associer avec des ONG et des cabinets d’avocats pour faire des procès, comme l’Affaire du siècle. Il est possible d’utiliser toutes les ressources du droit et surtout de mettre son intelligence, sa compétence et sa position dans la société, son prestige (je pense aux étudiants des grandes écoles), au service d’actions qui ne sont pas habituelles. Puisque ce sont les étudiants de Polytechnique qui ont décidé de lancer ce numéro, je m’adresse à eux : vous pouvez vous exprimer, écrire des textes, des pétitions, travailler sur des dossiers, les publier, demander des comptes, ou encore organiser des manifestations. Ce sont autant d’actions qui relèvent à la fois du réformisme et de la radicalité.
Quelques références :
- Aldo Leopold, Almanach d’un comté des sables, 1949
- Lynn White, « Les racines historiques de notre crise écologique », Science, 1967
- Naomi Oreskes et Erik M. Conway, Les marchands de doute, Le Pommier, 2012
- Andreas Malm, Comment saboter un pipeline, La fabrique éditions, 2020
- Dominique Bourg, Désobéir pour la terre, défense de l’état de nécessité, Dalloz librairie, 2021
- Sicco Mansholt, La lettre Mansholt, Les petits matins, 2023
- Aurélien Boutaud, Déclarer l’état d’urgence climatique, éditions Rue de l’échiquier, 2024