La rédaction a vu pour vous : « J’accuse »
de Roman Polanski (2019, 2 h 12)
La scène d’ouverture, grandiose et glaçante, de la cérémonie de dégradation du capitaine Dreyfus dans la cour d’honneur de l’École militaire le 5 janvier 1895, affiche d’emblée l’intention du cinéaste : son
J’accuse sera un film résolument historique. De fait, la réalisation est riche, léchée dans le souci de reconstitution : les décors, essentiellement naturels, les costumes, l’atmosphère de l’époque, sont traités avec beaucoup d’exactitude. Le film retrace « l’Affaire » avec une grande fidélité, en s’attachant au point de vue du colonel Georges Picquart, personnage essentiel de la réhabilitation de Dreyfus.
L’histoire se situe entre deux entretiens en tête-à-tête – les seuls que les deux hommes auront tout au long de l’affaire –, le premier lorsque le commandant Picquart était le professeur du jeune capitaine Dreyfus à l’École de guerre ; le second lorsque Dreyfus, réhabilité, vient réclamer au général Picquart, rentré en grâce et devenu ministre de la Guerre, d’être promu au grade dont il estime avoir été privé, soit une longue période de plus de dix ans (1894 à 1906). D’où de nombreux flashbacks et sauts dans le temps qui pourront agacer certains. Polanski suit Picquart depuis sa participation, marginale, à l’arrestation de Dreyfus, à sa découverte presque fortuite, alors qu’il a été nommé chef du service de renseignements de l’Armée, de la culpabilité d’Esterhazy et des faux fabriqués par celui qui est devenu entre-temps son adjoint, le commandant Henry ; puis de ses vaines tentatives pour obtenir de sa hiérarchie qu’elle se saisisse de ce qu’il considère comme une faute des services, inique pour Dreyfus et surtout dangereuse pour l’Armée elle-même. On connaît la suite : les brimades et tentatives de mise à l’écart que lui fait subir l’appareil militaire, puis la sortie au grand jour des informations (le fameux J’accuse d’Émile Zola), ses périodes d’emprisonnement, sa mise à la réforme, et enfin son retour au premier plan après la loi d’amnistie de 1900 et la réhabilitation définitive de Dreyfus en 1906.
La distribution est éblouissante : le film convoque la fine fleur des acteurs français du moment – à vrai dire surtout masculins : seule femme notable de cette histoire, la maîtresse de Picquart, Pauline Monnier magnifiquement incarnée par Emmanuelle Seigner. Jean Dujardin campe un Picquart très crédible : brillant saint-cyrien, cultivé, le mieux noté de sa génération d’officiers, à l’antisémitisme foncier « naturel » aux membres de la bonne société française de l’époque, déchiré entre sa volonté de révéler la vérité qu’il vient de découvrir presque fortuitement et sa loyauté indéfectible à l’institution militaire qui est toute sa vie, et qui va le renier. Nous avouerons notre faible pour le Bertillon de Mathieu Amalric, plus vrai que nature dans son rôle d’expert autoproclamé en graphologie, aveuglé par son antisémitisme. Les polytechniciens regretteront au passage de ne pas au moins croiser dans ce film Henri Poincaré (X1873), dont on sait le rôle clé qu’il joua dans la réfutation des expertises fautives de Bertillon. L’X le plus remarquable figurant parmi les protagonistes du film, outre bien sûr Alfred Dreyfus lui-même, est le général Mercier (1852), grand orchestrateur de la machination contre Dreyfus et son adversaire juré jusqu’au bout (pour plus d’information sur la participation des polytechniciens à « l’Affaire », on pourra se reporter à l’article d’Hubert Lévy-Lambert paru dans La J & R de janvier 1995).
Une vraie surprise vient du Dreyfus que Polanski a confié à Louis Garrel, en victime pathétique et suscitant peu d’empathie.
Au total, un magnifique film historique superbement réalisé : de la très belle ouvrage, impeccablement soignée. Mais ce sera peut-être le seul regret du spectateur : on a connu un Polanski autrement original et dérangeant. On a du mal à reconnaître dans cette fresque à la sagesse irréprochable l’auteur de Rosemary’s Baby ou du Locataire.