La réduction de la durée légale du travail : une fausse solution à un vrai problème
S’il est bien acquis que le chômage est le problème le plus grave que connaît la société française, un problème qui justifie l’effort de tous, une réduction autoritaire de la durée du temps de travail est un instrument inadapté pour réaliser un tel objectif. On peut alors se demander d’où vient l’emballement de certains qui proposent cette solution aux problèmes de l’emploi.
À l’examen de leurs argumentaires, on s’aperçoit qu’ils s’appuient plus ou moins sur deux contresens : que la demande de biens et de services, donc in fine d’heures de travail dans l’économie, est fixe et que le travail peut se partager sans problème car il est homogène, fluide, fractionnable en autant de portions qu’on le souhaite.
Dans un tel contexte, la réduction du temps de travail crée mécaniquement une hausse d’emploi.
C’est en fait en travaillant plus que l’on peut espérer baisser le niveau du chômage. Lorsque l’on compare la situation de la France à celle d’autre pays, on constate que la France cumule un taux de chômage élevé et un nombre d’heures de travail annuel faible. Plus précisément, le nombre total d’heures travaillées annuellement (ramené à la population en âge de travailler) est en France inférieur de 13 % à celui de la Suède, de 33 % à celui de l’Australie, de plus de 40 % à ceux du Japon et des États-Unis, des pays représentant différents modèles sociaux et dans lesquels le chômage est inférieur à 8 %.
Ce que personne n’ose dire c’est que la réduction serait particulièrement défavorable pour les personnes les plus fragiles, les plus touchées par le chômage, à savoir les peu qualifiés et les peu diplômés. En effet, quel que soit le dispositif retenu, il serait hors de question de diminuer les salaires nets des moins qualifiés qui sont au demeurant dans la norme internationale. En conséquence, le coût horaire du travail peu qualifié, c’est-à-dire la somme de ces salaires nets et des charges, augmenterait mécaniquement et les plus faibles, non capables de justifier un tel coût du travail seraient exclus.
Il n’en reste pas moins que, dans une entreprise donnée, la direction peut envisager, avec l’accord des salariés, une réduction de la durée effective de travail afin d’embaucher, de réorganiser et de rendre plus efficace l’entreprise. De telles initiatives dépendant profondément de la situation des entreprises font quelles ne sont pas généralisables à l’ensemble de la France. Des dispositifs peuvent être utiles ponctuellement, comme ceux prévus par la loi Robien. Lorsqu’ils sont appliqués à des secteurs entiers, ils deviennent inopérants.
Le cas néerlandais est aussi souvent évoqué pour justifier les mesures de baisse de durée légale du travail. Une analyse rigoureuse de ce qui s’est passé montre au contraire que c’est un ensemble de mesures qui a permis à ce pays de revenir au plein emploi. Aux Pays-Bas, en 1982, à la suite du marasme des années 1970, une concertation entre gouvernement, patronat et syndicats a été engagée. Patronat et syndicats se sont concertés, sans la présence de l’État, et ont signé un accord dans lequel les syndicats acceptaient un gel des salaires pour dix ans, tandis que le patronat s’engageait à développer l’emploi, sans aide de l’État.
Les négociations ont été décentralisées dans les entreprises. En même temps, le gouvernement a maîtrisé les dépenses publiques, notamment en taillant dans les budgets sociaux, ce qui lui a permis de baisser les prélèvements. Il a adopté une politique de déréglementation, a supprimé les horaires de fermeture obligatoire pour les magasins et a baissé le salaire minimum pour les jeunes. La réduction du temps de travail de deux heures n’est qu’un des aspects de la réussite néerlandaise. D’ailleurs, au début de la décennie, le mouvement de réduction collective du temps de travail s’est essoufflé. Les salariés dorénavant préfèrent les hausses de salaires à la baisse du temps de travail.
La réduction de la durée légale du temps du travail s’avère une fausse solution à un vrai problème. Elle aggraverait même la situation des personnes les plus touchées par le chômage. Elle procède de conceptions erronées et d’une généralisation abusive tirée de cas particuliers. Au niveau de l’entreprise, il est possible d’entreprendre une réduction de la durée du travail lorsqu’elle est associée à une modernisation de l’organisation du travail. Un processus de négociation décentralisée peut être intéressant. Mais, il serait néfaste que, pour lutter contre le chômage, l’on fixe comme taquet les 35 heures à une date donnée.
Les modèles qui décrivent précisément le marché du travail aboutissent à des conclusions défavorables quant à la réduction de la durée légale du temps de travail.
Une simple « règle de trois » montre, qu’à volume donné d’heures de travail dans l’ensemble de l’économie, une réduction du temps de travail induit un accroissement de l’emploi. Dans cette perspective, réduire le temps de travail est un moyen de partager le travail. Malheureusement, la « règle de trois » est un instrument analytique beaucoup trop fruste pour évaluer l’impact de la réduction du temps de travail. Il y a de bonnes raisons de penser que le volume d’heures de travail désiré par les entreprises n’est pas indépendant de la durée du travail qui au contraire entraîne des réactions des agents impliqués dans le processus de production. Les conséquences d’une réduction du temps de travail sur l’emploi dépendent fondamentalement, in fine, de la manière dont les entreprises et les travailleurs réagissent aux mesures qui permettent de la mettre en œuvre.
Si l’on veut examiner l’effet d’une réduction du temps de travail sur le taux de chômage cette mesure doit être analysée dans un schéma où le chômage est modélisé et apparaît même en régime permanent. De tels modèles sont récents, la richesse qu’ils apportent à la science économique n’a pas encore été intégrée à la macro-économétrie qui considère le chômage encore comme un solde permettant d’égaliser les emplois et les ressources.
Dans la réalité, le coût du travail d’équilibre et sa composante le salaire résultent d’un processus de formation des salaires relativement complexe qui comprend en particulier des négociations salariales. Les variables clefs, qui conditionnent l’efficacité d’une réduction du temps de travail, sont alors la durée d’utilisation des équipements, la productivité du travail, le coût du travail et la réponse des salaires. Ce sont évidemment les partenaires sociaux qui contrôlent ces variables. La réglementation des horaires n’a donc pas d’effets purement mécaniques, qui peuvent s’appréhender en faisant abstraction des comportements.
Ainsi, c’est de ces comportements qu’il faut rendre compte pour évaluer l’impact d’une modification de la réglementation de la durée du travail. Il existe plusieurs mécanismes à travers lesquels la stabilité des salaires tend à ne pas être pérenne et à travers lesquels une réduction du temps de travail tend en fait à ne pas réaliser l’effet prévu par la « règle de trois » :
- par l’augmentation du salaire horaire demandé par les syndicats, afin de protéger le niveau de consommation de leurs membres salariés qui dépend du salaire mensuel ;
- par l’augmentation du salaire horaire offert par les entreprises, afin de maintenir constant le niveau d’incitation vis-à-vis des salariés, ce qui permet de garder le niveau de qualité du travail, la loyauté et la motivation ;
- par une éventuelle diminution du nombre de demandeurs d’emploi dans des catégories moins touchées par le chômage ce qui renforcerait le pouvoir des salariés en place. Les entreprises rencontreront donc plus de difficulté pour trouver des candidats. Il y aura alors une poussée à la hausse des salaires. En outre, l’appariement entre offre et demande d’emploi sur le marché du travail diminuera, traduisant des tensions sur le marché du travail accrues. Le coût de recherche d’un actif s’accroîtra, ce qui implique en plus de la hausse des salaires une augmentation des coûts non salariaux du travail ;
- par l’augmentation des coûts unitaires de production, qui est due à l’existence de coûts fixes. Ces coûts fixes correspondent à une surface de bureau, particulièrement onéreuse dans les grandes villes ou au temps nécessaire à la formation des nouveaux salariés, à des coûts administratifs, des coûts de sélection du personnel ou des coûts d’accès à une cantine ;
- par la baisse de la productivité horaire du travail, car la proportion de temps de travail improductif (temps de mise en route, pauses…) augmente lorsque le temps de travail diminue ;
- par la baisse de la productivité du capital, car la durée d’utilisation des équipements, en l’absence de réorganisations massives, est une fonction croissante de la durée du travail ;
- par l’incitation à substituer à l’emploi des heures supplémentaires, compte tenu du changement de leur coût relatif ;
- par l’incitation à substituer à l’emploi du temps supplémentaire d’utilisation des équipements.
Ces effets contrecarrent l’effet arithmétique qui résulte du partage d’un volume d’heures de travail donné. Plus précisément, la réduction du temps de travail, en modifiant les salaires horaires, les coûts des facteurs de la production agit aussi sur le niveau de production choisi par les entreprises ; par conséquent, le volume d’heures de travail demandé dans l’ensemble de l’économie ne demeure pas constant.
Quelques ordres de grandeurs permettent de juger de l’importance de ces considérations et expliquent la difficulté de mise en place d’une réduction autoritaire de la durée du travail. Un sondage récent de la CEGOS évalue à 10 000 F par an la dépense par employé de la fonction des ressources humaines (recrutement, formation, médecine du travail, paie). Si on ajoute un loyer de 1 200 F par mois pour le bureau et 10 000 F par an pour les autres coûts fixes (encadrement, CE…), le coût fixe atteint 35 000 F l’an, ce qui représente 30 % du coût salarial d’un Smicard (105 000 F l’an).
Deux Smicards à mi-temps, qui ne partagent pas le même bureau, coûtent 175 000 F, tandis qu’un Smicard à plein temps coûte 140 000 F. À volume de travail identique et à salaire horaire constant, le coût est augmenté de 35 000 F soit de 25 %. Même pour des qualifications modestes les coûts fixes sont importants. La plupart des boutiques procurent des tickets restaurants à leurs vendeurs et contribuent en partie à leurs frais de transport, ce qui revient à près de 8 000 F par an. Une secrétaire induit des frais de l’ordre de 12 000 F par an et un ouvrier de l’industrie automobile de l’ordre de 30 000 à 40 000 F par an. On comprend alors que pour une entreprise, il soit plus efficace de redistribuer les revenus que de redistribuer le travail par une réduction de la durée du travail.
Une réduction de la durée légale, ou maximale, du travail accroît donc généralement le coût de production d’un bien et parfois le coût horaire du travail. L’effet de la réduction de la durée du travail en termes d’emplois est faible, légèrement positif ou négatif suivant les modèles. En revanche, dans tous les cas l’effet sur la production est négatif. La croissance est nettement ralentie entraînant une aggravation de la situation des finances publiques.
Ces modèles montrent que deux autres idées sur la réduction du temps de travail procèdent d’un raisonnement erroné : le partage des gains de productivité et le financement par l’État. Si une partie du coût lié à la réduction autoritaire d’horaires peut être compensée par les gains de productivité, le fait même d’attribuer la totalité de ces gains aux salariés affaiblit l’entreprise, engagée dans une guerre des prix qui l’oblige à réserver une grande partie des gains de productivité aux clients pour rester dans le marché. De même, croire que la diminution constatée de la part des salaires dans la valeur ajoutée des entreprises est de nature à leur permettre de supporter des hausses de coûts salariaux est une erreur, aussi longtemps que les entreprises françaises n’auront pas rétabli une rentabilité égale à celle de leurs partenaires étrangers (ce qui est loin d’être le cas comme le montre le rapport réalisé pour le ministère de l’Industrie France Industrie 2000).
L’examen de la relation entre durée du travail et emploi dans différents cadres suggère donc qu’aucun argument théorique robuste ne justifie l’efficacité de la réduction du temps de travail pour accroître l’emploi.
Lors d’un passage effectif de la semaine à 35 heures, si la compensation salariale est totale, pour compenser l’accroissement de charges et laisser inchangé le coût du travail global, l’aide de l’État devrait représenter plusieurs centaines de milliards de francs par an. Si la compensation n’est que partielle, l’aide correspondrait à une fraction de ce montant qui pourrait cependant dépasser le point de PIB. Le subventionnement de la réduction obligatoire du temps de travail aboutirait à financer une partie de la masse salariale du secteur privé sans qu’il y ait eu dans l’économie de réorganisation. Afin de ne pas accroître les déficits, il faudrait augmenter les prélèvements obligatoires. L’effet négatif sur l’emploi, qui est rarement pris en compte, serait du même ordre que les éventuels effets bénéfiques de la mesure. Pour un tel financement on peut mettre en place des mesures plus efficaces comme une baisse des charges très ciblée sur les peu qualifiés.
Les mesures autoritaires sont particulièrement défavorables aux peu qualifiés
La force de travail est répartie en une multiplicité de qualifications. Elles ne font pas face à un risque identique de chômage. L’analyse de la structure du chômage par qualification le confirme : en France, depuis 1968, alors que le taux de chômage des très qualifiés s’est maintenu en dessous de 7 %, le taux de chômage des non- qualifiés a augmenté continûment jusqu’en 1984 et se maintient depuis à un niveau voisin de 18 %.
Le coût relatif pour l’employeur de chaque qualification détermine le volume de travail offert par qualification pour un certain niveau d’activité économique. En cas de réduction autoritaire et générale de la durée du travail, si la rémunération des travailleurs est maintenue, le coût unitaire du travail va augmenter pour les employeurs. Comme il y a des coûts fixes, le coût relatif des emplois les moins qualifiés va augmenter. Les employeurs vont donc substituer alors d’autres facteurs de production au travail de compétence faible.
Si la réduction du temps de travail s’accompagne d’une baisse proportionnelle de la rémunération des travailleurs, on peut penser que la durée réellement effectuée va aussi baisser. On peut, en particulier, penser que les cadres qui verraient leurs salaires baisser exigeraient des compensations en termes de baisse effective de la durée du travail, même si pour eux cette durée n’est pas contractuelle.
Ces enseignements doivent inciter à la prudence. Le chômage concerne en priorité les travailleurs les moins qualifiés, pour lesquels les problèmes de coûts du travail sont les plus saillants. La diminution du temps de travail, risque, au lieu de favoriser un partage du travail plus équitable, d’accroître les inégalités en déplaçant la demande de travail vers des emplois plus qualifiés.
Si le chiffre d’affaires d’une entreprise dépend du travail de commerçants expérimentés et longs à former ou de l’existence de techniciens confirmés assurant le service après-vente, la baisse du temps de travail de ces catégories va réduire l’activité de l’entreprise et la contraindra à diminuer ses effectifs peu qualifiés. La baisse de la durée du travail, qui réduit la durée du temps de travail des personnes porteuses de compétences rares, a une influence négative sur le volume de la production. Le volume total des emplois proposés aux travailleurs peu qualifiés va diminuer et leur niveau de chômage va s’accroître.
Ainsi, la réduction autoritaire de la durée de travail n’aurait d’effet bénéfique sur les peu qualifiés que si elle se limitait à eux avec une baisse des rémunérations des travailleurs légèrement plus grande que celle de leur durée de travail du fait de l’existence des coûts fixes. Ces conditions sont socialement inacceptables et elles sont bien sûr à rejeter. Par ailleurs, dans le passé, la réduction s’est toujours faite à salaire global égal.
Les différents éléments empiriques dont on dispose sont défavorables aux mesures de réduction autoritaire du temps de travail
Les enseignements que les études empiriques apportent sur les expériences récentes peuvent éclairer le débat. L’ordonnance du 16 janvier 1982 a ramené de 40 à 39 heures la durée hebdomadaire du temps de travail. Puis, a été accordée la cinquième semaine de congés payés. Les évaluations, qui ont pu être faites, de l’impact de cette mesure sont multiples. Elles permettent de mesurer l’ampleur des emplois créés ou préservés du fait de cette mesure. Une enquête de l’INSEE conclut que le nombre d’embauches induites se situe entre 14 000 et 38 000.
Par combinaison de différentes sources, le ministère du Travail a conclu en 1984 que l’emploi créé était de l’ordre de 35 000, un chiffre voisin donc. Gilbert Cette a produit une étude rétrospective à partir d’un modèle macroéconométrique. L’idée était de retrouver le nombre d’emplois créés donné par les études, en utilisant un modèle avec le plus de données possibles. L’effet emploi est évalué à environ 145 000, un chiffre largement supérieur à la réalité constatée.
Si l’on reprend pourtant cette évaluation très favorable, un peu moins de 150 000 emplois auraient été créés, ce qui correspond à une hausse de l’emploi de 0,7 %, alors que la baisse effective du temps de travail a été de 5 % si l’on se réfère à une base annuelle (passage pour les salariés, en 1981, de 1 641 heures , à 1 559 heures, en 1983). Une étude de l” U.I.M.M. trouve une telle relation entre les deux chiffres. Selon cette étude, basée sur des simulations de mise en place de la semaine de 32 heures, on observerait un accroissement de l’emploi de l’ordre de 2 %, lors du passage à la semaine de 32 heures (soit une baisse du temps de travail de l’ordre de 15 %).
Les entreprises concernées seraient en outre mises en difficulté, notamment à cause de l’augmentation des coûts. Lorsqu’on utilise cette relation doublement validée, on est alors très loin des prévisions données par les promoteurs de la réduction du temps de travail. Certains partisans des 32 heures suggèrent une hausse de 10 % (et non 2 %) lors du passage à la semaine de quatre jours. L’OFCE suggère une hausse de l’emploi de l’ordre de 5 à 7 % (et non 1,5 %) lors du passage à la semaine de 35 heures.
Les prévisions les plus optimistes de création d’emplois sont donc non seulement en contradiction absolue avec les résultats issus de modèles décrivant finement le marché du travail mais aussi avec les éléments que l’on peut observer.
Finalement, les données empiriques semblent montrer qu’actuellement les salariés privilégient la croissance du revenu mensuel à la baisse effective de la durée du travail. C’est ce que montre l’évolution du partage des gains de productivité. Ceux-ci sont passés de 4 % en 1970 à 2 % en 1995. En début de période il était donc possible de réduire de 2% le temps de travail par an et d’augmenter le pouvoir d’achat par tête de 2 %.
Actuellement, on observe une stagnation de la durée de travail annuelle effective et donc un gain par tête de 2 % l’an, traduisant le fait que dans une période où la productivité horaire donc les gains de rémunération du travail baissent, le pouvoir d’achat est préféré aux loisirs. Les deux tiers des salariés privilégient encore le pouvoir d’achat au temps libre, comme le montre une étude du CREDOC. Et ils boycottent les accords qui amputent significativement leurs revenus. Certes, lorsque la survie de l’entreprise est en jeu, ils peuvent accepter de baisser leur traitement en même temps que le temps de travail. Mais il s’agit alors de chômage partiel déguisé. De même, les heures supplémentaires sont plébiscitées. En 1994, elles ont représenté entre 90 000 et 270 000 emplois supplémentaires. D’ailleurs aux États-Unis, où les gains salariaux stagnent, la durée du travail augmente.
Les modèles macro-économiques de court terme sont relativement favorables aux mesures de réduction autoritaire du temps de travail. Cependant, intrinsèquement ils ne peuvent pas être utilisés pour évaluer l’impact d’une mesure de réduction du temps de travail.
À défaut de pouvoir les expérimenter, les partisans du partage du temps de travail ont cherché une validation économétrique de leurs propositions. Les simulations effectuées par l’OFCE à partir du modèle Mosaïque font état d’une diminution du chiffre du chômage de 1 million, sur trois années, en cas de passage progressif aux 35 heures. Certains ont voulu voir dans ces exercices économétriques la confirmation de l’efficacité d’une réduction de la durée du travail comme moyen de lutte contre le chômage. À s’en tenir précisément aux chiffres avancés par l’OFCE, on pourrait penser qu’ils ont raison. Ce serait oublier les commentaires qui accompagnent la présentation des différentes simulations. Selon l’OFCE, pour que le passage à 35 heures de la durée hebdomadaire du travail se traduise par une création massive d’emplois, plusieurs conditions doivent être réunies : baisse proportionnelle des salaires supérieurs à 1,5 fois le SMIC, augmentation de 10 % de la durée d’utilisation des équipements par le développement du travail en continu, baisse de 4 points du taux de cotisations sociales des employeurs.
Ces conditions supposent aussi l’accord des salariés pour une baisse de leurs revenus, y compris ceux qui, comme les cadres, ne bénéficieront pas d’une réduction effective de leur durée du travail. Il faut en outre tabler sur une augmentation de la productivité du travail et sur une augmentation de la productivité du capital. Dans le premier cas, cela implique une diminution de certains temps de pause, de repas ou de passation de consignes. Le travail sera plus pénible pour le salarié. Dans le second cas, on observe une réorganisation qui permet l’allongement de la durée d’utilisation des équipements. Le salarié travaillera de façon plus fréquente la nuit ou le week-end ou avec des horaires décalés dont on connaît les effets sur la santé et la qualité de la vie. Jean-Paul Fitoussi, président de l’OFCE, en conclut logiquement que ces conditions sont « si nombreuses, et certaines si peu probables, qu’on doute qu’elles puissent être effectivement réunies ».
Les modèles économétriques supposent que les entreprises embauchent automatiquement si la durée du travail est réduite. Ils évaluent non pas la possibilité a priori de ces embauches mais les conditions nécessaires à leur réalisation et leurs conséquences : tensions inflationnistes, coûts de production, compétitivité.
Certaines questions ne sont pas traitées, en particulier celle, décisive, de l’hétérogénéité de la force de travail qui risque de se traduire par une tension pour certains emplois et la persistance du chômage pour certains autres. Par construction, ce type de modèle raisonne comme s’il y avait une masse de travail dont la répartition entre un plus grand nombre ne posait aucune difficulté a priori.
L’idée d’une quantité de travail préexistant à sa répartition est une pure abstraction, commode pour les calculs économiques mais trompeuse puisqu’il n’y a pas une masse de travail homogène, mais une somme d’emplois hétérogènes qui s’agrègent localement dans des établissements selon des combinaisons spécifiques. Les modèles macroéconométriques ignorent aussi l’impact sur l’emploi d’une baisse de rentabilité que connaîtraient les entreprises soumises à cette politique. Ils font l’impasse sur le comportement des acteurs sociaux.
Ils ne peuvent évidemment savoir comment les entreprises réagiraient en cas de réduction de la durée du travail : surmonteraient-elles leur aversion actuelle pour l’embauche et trouveraient-elles sur le marché du travail les qualifications qu’elles recherchent. Ils ne peuvent pas plus s’avancer sur l’attitude des salariés face à une baisse ou un ralentissement de la croissance de leurs revenus. Les entreprises pensent emplois et charges afférentes avant de penser quantités de travail, préférant parfois limiter leur production pour ne pas avoir à augmenter leurs effectifs. L’accroissement des effectifs dans une entreprise pose un grand nombre de problèmes que ces modèles ne peuvent prendre en compte.
Cette critique ne s’adresse pas aux modélisateurs mais à une certaine lecture des simulations économétriques tendant à voir dans ces exercices la preuve définitive de l’efficacité d’une politique de réduction de la durée du travail. On sait, grâce aux modèles économétriques, que la réduction de la durée du travail pour être créatrice d’emplois doit impérativement s’accompagner d’une extension de la durée d’utilisation des équipements et être sans effet sur le salaire horaire. Mais ces conditions indispensables, déjà difficiles à réaliser, ne sont pas suffisantes et ne garantissent pas la décrue du chômage.
Les Français travaillent déjà relativement peu et de plus en plus différemment
Les partisans du partage du travail développent un autre argument fort en faveur de leur thèse : l’observation de la tendance séculaire à la baisse du temps de travail. Mais rien ne garantit que cette tendance se poursuivra indéfiniment. Il n’y a plus aujourd’hui, sauf pour certaines catégories, de nécessité vitale à une réduction du temps de travail. La baisse s’est d’ailleurs enrayée dans la plupart des pays occidentaux, notamment aux États-Unis où la durée hebdomadaire moyenne demeure sensiblement plus élevée qu’en Europe.
Le cas néerlandais
Avant de connaître leur réussite actuelle, les Pays-Bas ont frôlé la quasi-faillite à la fin des années 70. Alors que les finances publiques n’étaient plus sous contrôle, que la rentabilité des entreprises s’érodait au point de voir disparaître l’investissement et que le chômage frôlait la barre des 12 % de la population active, une concertation entre gouvernement, patronat et syndicats a permis de mettre sur pied un traitement de fond. En 1982, patronat et syndicats se concertent, sans la présence de l’État, et signent l’accord de Wassenaar. Les syndicats acceptent un gel des salaires pour dix ans, tandis que le patronat s’engage à développer l’emploi, sans aide de l’État. Les négociations, dans les années suivantes, ont été décentralisées toujours plus, dans les branches professionnelles, puis dans les entreprises. En même temps, le gouvernement s’est engagé à maîtriser les dépenses publiques, notamment en taillant dans les budgets sociaux, ce qui permettra de baisser les prélèvements par la suite. Il déréglemente, supprime les horaires de fermeture obligatoire pour les magasins et abaisse le salaire minimum pour les jeunes.
Une telle attitude s’explique par un consensus social et politique qui voit patronat et syndicats discuter de tout en permanence. Cette attitude coopérative a permis de faire accepter le sacrifice d’intérêts financiers immédiats au profit de ceux des chômeurs et des salariés futurs. Les effectifs des syndicats n’ont en rien diminué. Au contraire, ils ont même augmenté de 25 % au cours des huit ou neuf dernières années. Dans toute cette évolution, l’État n’a joué aucun rôle moteur, se contentant d’accompagner les partenaires sociaux sans subventionner les accords conclus.
Le mouvement amorcé à Wassenaar s’est donc traduit par une baisse du temps de travail, de 40 heures en 1982 à 38 heures environ au début des années 90. Simultanément, les entreprises ont gagné en flexibilité de l’organisation du travail, et donc en compétitivité, et le travail à temps partiel a connu un développement impressionnant : il concerne aujourd’hui 36 % des salariés dont 15 % des hommes et 66 % des femmes. Au début de la décennie, le mouvement de réduction collective du temps de travail s’est essoufflé. Les salariés dorénavant préfèrent les hausses de salaires à la baisse du temps de travail.
Les entreprises, n’ayant pas sacrifié leur rentabilité à la réduction du temps de travail, ont pu créer de l’emploi. Les salaires ont progressé d’un demi-point par an au lieu de 3 ou 4 % s’il n’y avait pas eu cet accord. Les Pays-Bas ont fait mieux que combler l’écart de compétitivité avec les pays voisins (aujourd’hui, les salaires allemands sont 20 % plus élevés). L’emploi a pu dès lors augmenter de 22 % (depuis 1982).
La réduction du temps de travail et le développement des temps partiels ont accéléré l’entrée des femmes dans la vie active. Si bien que la quasi-stagnation des revenus individuels a été souvent compensée, pour les familles, par l’ajout du salaire de la conjointe. La politique de réduction des dépenses publiques menée depuis quinze ans a permis à l’État de diminuer ses prélèvements, si bien que le pouvoir d’achat disponible a continué à augmenter par ce biais.
Il est vrai que la baisse du temps de travail est une tendance longue et continue depuis 1841, année de la loi sur la réduction du temps de travail pour les enfants. Encore de nos jours, le temps de travail n’a cessé de diminuer en France. Entre 1975 et 1995, la durée annuelle moyenne est passée de 1 865 à 1 631 heures, soit une baisse de 12,5 %. Le chiffre tombe à 1 520 heures pour la seule catégorie des salariés, du fait de l’allongement des congés payés et du développement du temps partiel. Les comparaisons internationales montrent également que notre temps de travail est l’un des plus faibles après l’Allemagne (1 559 heures). À l’opposé, le nombre d’heures est de 1 735 au Royaume-Uni, 1 898 au Japon et 1 952 aux États-Unis.
En la matière, il n’y a donc pas un « retard » national à rattraper, au contraire. D’ailleurs, la baisse du temps de travail n’est pas inéluctable. En France, il y a eu également des contre-tendances, avec augmentation du temps de travail, de 1938 jusqu’à la fin des années 50, à cause du réarmement, de la reconstruction et de la croissance.
Pour d’autres raisons, le phénomène est aujourd’hui identique aux États-Unis, où le temps de travail dans l’industrie remonte depuis 1980. Il faut rappeler l’absence quasi totale dans ce pays de législation sur les heures supplémentaires. En conséquence, les États-Unis constituent un laboratoire grandeur nature dans lequel les employeurs et les salariés déterminent la durée de travail hebdomadaire qu’ils jugent préférable. Et cette durée souhaitée est supérieure à la durée française, tend à augmenter et est compatible avec un taux de chômage actuellement de moins de 5 %. Inversement en Europe la baisse de la durée hebdomadaire s’est faite sous la pression des pouvoirs publics.
Le nombre global d’heures travaillées en France a aussi beaucoup baissé. Ce nombre a chuté de 8 % en France, contre 5,5 % au Royaume-Uni. En revanche, il s’est accru de 11 % au Japon, de 16 % en Allemagne et de 50 % aux États-Unis. Enfin, le nombre moyen d’heures travaillées par personne en âge de travailler était en France en 1996 de 967 heures soit une baisse de 20,3 % depuis 1975. Ce nombre est de 969 en Allemagne, 1 179 au Royaume-Uni, 1 468 au Japon et 1 420 aux États-Unis. Pour ce dernier pays, cela correspond à une hausse de 28 % depuis 1975.
Cette très faible quantité d’heures travaillées par personne en âge de travailler provient de la préférence française pour la division du travail par génération. Les jeunes prolongent leurs études, les quinquagénaires partent en préretraite, ce qui écarte au total 40 % des personnes en âge de travailler. Le modèle français se caractérise donc par une réduction de la carrière. Une diminution autoritaire du temps de travail, parce qu’elle occulte le problème des coûts et celui de l’hétérogénéité de l’offre de travail est une fausse solution dans la lutte contre le chômage. Elle ne changera pas le sort des jeunes jugés inemployables par manque d’expérience ou des salariés vieillissants rejetés du marché à cause de leur coût considéré comme trop élevé par rapport à leur productivité.
Les expériences de réduction du temps de travail en Allemagne sont relativement décevantes
L’Allemagne fait office de pionnier en la matière. Dès 1977, le puissant syndicat IG Metall réclamait la semaine de 35 heures sans perte de salaire. Il s’agissait de créer par là de nouveaux emplois, mais aussi de réformer la société en donnant plus de temps libre aux travailleurs. Le syndicat arrachera en 1984 cette réduction du temps de travail au patronat après la plus grande grève de l’après-guerre. Les syndicats ont, en échange, accepté plus de flexibilité.
Depuis, ils ont même admis le principe d’une réduction du temps de travail avec perte de salaire si les entreprises s’engagent à ne pas licencier, voire à embaucher. L’exemple phare de cette évolution est bien sûr Volkswagen, où l’IG Metall a accepté en 1993, pour éviter la suppression de 30 000 emplois, une diminution du temps de travail de 20 % à 29 heures par semaine, assortie d’une perte de salaire allant de 11 à 15 %. Les accords contiennent de plus en plus d’horaires glissants, de temps partiel ou de compte-épargne temps. Dans le bâtiment, où la conjoncture est morose, il est même courant que des ouvriers travaillent jusqu’à 60 heures l’été pour prendre leurs vacances l’hiver. Même chose dans l’automobile pour faire face aux fluctuations saisonnières des commandes. Chez Opel à Ruselsheim, les salariés travaillent entre 30 et 38,5 heures, quatre ou cinq jours par semaine pour une moyenne hebdomadaire de 35 heures sur l’année. On assiste même à l’allongement de la durée du temps de travail. Comme chez le fabricant d’appareils de chauffage Viessmann où les 6700 salariés, pour éviter les licenciements, travaillent, depuis mai 1996, 38 heures payées 35 heures.
Malgré ces mesures, la performance de la métallurgie allemande n’est pas bonne. Entre 1987 et 1996, elle a perdu 15,8 % de ses effectifs en dépit d’une réduction de l’horaire hebdomadaire de 38,5 à 35 heures. Dans le même temps la métallurgie française, qui a maintenu l’horaire à 38,5 heures, a vu ses effectifs diminuer de seulement 11,7 %.
Sur le cycle de vie, les Français travaillent aussi relativement peu. Il apparaît que les hommes ont une durée de travail particulièrement faible en France relativement aux autres pays, 60 635 heures contre 65 098 pour l’ensemble de l’Europe des 12, 64 578 en Allemagne, 73 904 au Royaume-Uni. Seuls les Belges travaillent moins que les Français en Europe. Lorsque l’on considère les deux sexes, les Français ne travaillent plus que 49 507 heures. Dans l’Europe des 12, on travaille 2 % de plus ; au Royaume-Uni, 15 % ; aux États-Unis, 24 % et au Japon 44 %.
Finalement, la baisse de la durée légale du temps de travail semble être une conception archaïque à la vue des développements du marché du travail. Depuis 1982, la durée du travail est souvent négociée au niveau de l’entreprise, voire même individualisée. Temps partiel, horaires atypiques (la nuit, le week-end et heures supplémentaires individuelles se sont développés, dérogeant à la norme collective. Cette diversification semble être un phénomène général. Si la durée légale reste la norme de référence, les dépassements de la durée légale hebdomadaire apparaissent de plus en plus fréquents : en France près de 5 % des salariés de l’industrie à temps complet déclarent travailler 46 heures ou plus par semaine en 1990.
Selon l’INSEE, 23 % des cadres travaillent aujourd’hui 46 à 50 heures par semaine, et 26 % de 51 à 60 heures. Dans la plupart des pays européens, ces proportions augmentent. À l’opposé, le travail à durée très réduite se propage également. Le travail à temps partiel se développe et parmi les salariés à temps partiel dans les services, la proportion de ceux qui travaillent habituellement au plus 10 heures croît significativement.
Du point de vue du droit, il semble plus opportun de chercher à simplifier la législation de la durée du travail plutôt que de changer la durée légale.
C’est certainement dans le domaine de la durée du travail que la flexibilité a le plus progressé depuis une quinzaine d’années, sous l’influence de la négociation collective qui a su faire preuve de vitalité et d’innovation à ce niveau, et d’une législation de plus en plus souple. La loi a en effet stimulé et accompagné cette évolution, en relâchant progressivement les contraintes imposées par le régime légal de la durée du travail.
Cette évolution s’est poursuivie avec la loi quinquennale du 20 décembre 1993 qui crée notamment le travail à temps partiel annualisé et la modulation-réduction de la durée du travail sur une base annuelle. Ainsi, dans le cadre juridique actuel, le caractère collectif et rigide de la durée hebdomadaire du travail s’estompe au profit de l’individualisation et de la modulation des horaires et le recours aux heures supplémentaires est facilité.
Une gestion plus souple et individualisée du temps de travail semble d’ailleurs recueillir l’adhésion croissante des partenaires sociaux, comme en témoigne la progression des accords collectifs sur le thème de la durée du travail qui a suivi l’accord interprofessionnel sur l’emploi signé le 31 octobre 1995. Les trois organisations patronales et les quatre organisations syndicales signataires ont entendu faire prévaloir la conception « d’amélioration de la compétitivité des entreprises au bénéfice de l’emploi ».
C’est cette conception que traduit la trentaine d’accords, couvrant plus de 4 millions de salariés, conclus dans le cadre de ces négociations de branche et que concrétisent les 4 000 accords sur le temps de travail signés dans les entreprises en 1996, année où pour la première fois le temps de travail devient sans conteste le premier thème de négociation dans les entreprises.
Mais cet assouplissement n’a pu être acquis qu’au prix d’une grande complexité de la réglementation.
Cette complexité est liée au fait que le législateur a voulu traduire dans des règles le double objectif de la flexibilité du temps de travail : servir les nouvelles aspirations des salariés en matière de gestion de leur temps de travail et satisfaire aux nouvelles conditions de la production. Elle provient aussi du fait qu’il n’a pas tranché entre l’impératif de flexibilité et la protection des droits des salariés, incluant ainsi les modalités de l’assouplissement de la durée du travail dans un cadre encore contraignant (comme, par exemple, le maintien d’une définition de la durée légale du travail sur une base hebdomadaire).
Dans ces conditions, la recherche des moyens de rendre la législation de la durée du travail mieux adaptée aux nouvelles données économiques et sociales demande une simplification et une clarification des règles afin de les rendre plus opérationnelles plutôt qu’une modification de la durée légale.
Ainsi, au niveau des heures supplémentaires : quand on combine les contingents et les modes de compensation, on aboutit au moins à 4 types d’heures supplémentaires. L’introduction de la modulation des horaires ne simplifie pas les choses de ce point de vue puisque avec la modulation, de nouvelles compensations peuvent apparaître (formation, création d’emplois, etc.) ainsi que des régimes dérogatoires. En outre, il existe depuis la loi quinquennale 4 types de modulation de la durée du travail sur des périodes de référence variées, avec leur propre régime d’heures supplémentaires.
La réduction imposée du temps de travail a des effets défavorables, mais la durée du travail demeure un élément clé de la négociation salariale : que faire alors ?
Si l’on exclut une réduction autoritaire de la durée du travail par trop périlleuse et contraignante, d’autant qu’il n’y a pas chez les salariés d’aspiration nette en ce sens, il reste à tenter de relancer l’initiative des acteurs sociaux dans ce domaine. En ne considérant le temps de travail qu’en relation avec l’emploi on a abandonné l’essentiel, c’est-à-dire la réflexion sur les formes souhaitables d’aménagement du temps. Ainsi, on est passé à côté de la principale aspiration actuelle dans ce domaine : le temps choisi c’est-à-dire non pas la réduction généralisée de la durée du travail mais une meilleure maîtrise du temps en général.
L’employé doit pouvoir choisir la façon de travailler qui soit compatible avec sa vie privée : temps complet ou temps partiel (mère de famille, étudiants, personnes proches de la retraite…) ; permanent ou saisonnier ; alternance travail-formation (adaptation aux techniques nouvelles) ; horaires mobiles. Pour la qualité de la vie quotidienne il faut sans doute aussi penser à aménager les horaires des écoles. De son côté, l’employeur doit pouvoir organiser le travail selon le caractère saisonnier de l’activité, comme dans l’hôtellerie. Il importe que le lieu de négociation soit celui de l’entreprise.
Par ailleurs, il faut aménager le temps de travail sur les différents cycles (jour, semaine, année et vie). Comme la durée de travail sur le cycle de vie est, en France, peu élevée, du fait d’une entrée plus tardive dans la vie professionnelle (allongement de la durée des études, chômage des jeunes) et par des sorties plus précoces (développement de l’usage des préretraites, avancement de l’âge de la retraite1, on pourrait réfléchir à l’allongement de la durée d’activité qui permettrait de mieux répartir la durée de travail sur le cycle de vie.
Par ailleurs, lorsque l’État finance en partie un accord, il est impératif d’exclure toute disposition engendrant un financement public définitif qui n’engendrerait pas les recettes équivalentes. Il faut concevoir des accords permettant à court terme de créer de l’emploi et à long terme d’accroître la flexibilisation de l’économie. Subventionner une réduction de la durée du travail ne peut être qu’un élément marginal. Mieux vaudrait revoir progressivement toute l’assiette des charges sociales.
Entre bonnes et mauvaises formules de travail à temps réduit, la voie est étroite. Dans tous les cas, ce n’est pas en développant l’illusion que l’on peut venir à bout du chômage par la magie d’une réduction autoritaire du temps de travail que l’on avancera. Au contraire, il faut encourager l’initiative et la réflexion des acteurs sociaux. Plusieurs conditions nous paraissent décisives :
- que les salariés soient libres individuellement d’opter pour la réduction de leur durée du travail avec adaptation proportionnelle de leurs salaires ;
- que les accords de branche et d’entreprise déjà conclus soient respectés ;
- que les négociations soient décentralisées, le plus possible au niveau de l’entreprise ;
- que, en plus des aspirations des salariés, le choix de la durée du travail prenne en compte les contraintes des entreprises ;
- que les règles légales d’appréciation de la durée du travail soient adaptées aux formes d’organisation du travail de salariés qui, tels les cadres, ne sont pas embauchés pour accomplir un certain nombre d’heures de travail mais pour l’accomplissement d’une tâche. Cette exigence est d’autant plus urgente à satisfaire que, compte tenu des évolutions technologiques, le nombre de salariés dont le temps de travail n’est pas objectivement mesurable ne cesse d’augmenter.
La loi de Robien : un dispositif coûteux qui a tout de même permis la relance des négociations collectives
La loi de Robien votée le 11 juin 1996 par le Parlement français permet aux entreprises intéressées par la signature d’une convention avec l’État dans laquelle l’entreprise s’engage à réduire la durée collective du temps de travail et à procéder à des embauches supplémentaires en contrepartie d’une réduction des charges patronales de Sécurité sociale. Cette convention, limitée au plus à sept années, est subordonnée à un accord préalable entre les partenaires sociaux. La loi autorise aussi l’application d’une convention similaire permettant d’éviter les licenciements économiques lorsque ceux-ci sont prévus dans le cadre d’un plan. Dans ce cas, en échange du maintien des effectifs et de la réduction de la durée collective du temps de travail, l’entreprise bénéficie également de réductions de cotisations sociales.
Plus de 700 accords d’entreprise ont déjà été signés. Plus de 17 000 emplois ont été créés ou sauvés. Parmi les accords conclus, les 2⁄3 relèvent de la première disposition et ont permis de créer 6 500 emplois. Plus de la moitié des accords comporte une clause d’annualisation (en contrepartie à la réduction du temps de travail). Le coût pour les finances publiques de cette mesure est très significatif puisque le niveau d’allégements des cotisations sociales suivant les cas va de 30 à 50 %.
Cependant, les pouvoirs publics, en aidant au changement, peuvent permettre la mise en œuvre de solutions originales qui ne pouvaient être obtenues dans le cadre de relations sociales figées. C’est d’ailleurs ce que souligne Jacques Freyssinet, directeur de l’IRES (Institut de recherches économiques et sociales). Pour lui, dans le champ de la législation sociale la loi de Robien est sans doute l’innovation la plus perturbatrice depuis 1981. Cette loi fait entrer dans les esprits l’idée qu’il faut commencer par réduire le temps de travail dans les entreprises avant de licencier.
Cet accord a permis, au niveau le plus décentralisé, de mettre autour de la table de négociation les partenaires sociaux. La logique qui sous-tend cette démarche est très positive puisque les signataires se fixent pour objectif de concilier accroissement de la compétitivité des entreprises et option en faveur des modes d’organisation du travail les plus créateurs d’emplois. Finalement, on doit porter à son crédit le réalisme de la démarche qu’il amorce : ne prétendant pas avoir trouvé les termes de cette conciliation, il ouvre des perspectives en suscitant des négociations de branche puis d’entreprises.
L’expérience française est trop récente pour pouvoir déjà en tirer toutes les conclusions. Deux éléments sont toutefois déjà apparents. Le dispositif permet réellement d’innover dans les relations sociales de l’entreprise. Il accélère sans doute le mouvement de réorganisation dans les entreprises. D’un autre coté, il faut bien reconnaître que malgré un niveau de subvention très élevé, les entrepreneurs et les salariés ne se précipitent pas pour réduire le temps de travail.
Une réduction du temps de travail doit aller de pair avec une réorganisation de l’entreprise
Actuellement, la durée du travail s’apprécie dans un cadre hebdomadaire. La norme est la semaine de 39 heures. Entreprises et salariés s’accommodent des variations d’activité : en cas de surchauffe, les heures supplémentaires, le recours aux CDD et à l’intérim ; en période basse, le chômage partiel, voire, en toute dernière extrémité, le licenciement.
Ce système pourrait être remplacé par un système plus efficace pour tous : l’annualisation complète du temps de travail. C’est l’élément clé de toute réorganisation. Cette notion supprime la réglementation hebdomadaire du temps de travail. Les horaires sont calculés sur l’ensemble de l’année et l’ampleur des jours et des semaines varie en fonction des besoins de l’entreprise.
Dans la mesure où un accord est trouvé au niveau de l’entreprise, on peut imaginer la mise en place de nouveaux types de contrats de travail. Le contrat de travail préciserait le volume horaire de base pour lequel le salarié est engagé. Ce volume est à apprécier sur une période de référence convenue d’un commun accord entre les parties. Ces périodes (semaines, mois, année…) seraient mentionnées dans le contrat qui pourrait être un contrat type par branche négocié et valable pour un grand nombre de salariés. Il serait possible de coupler ce système de décompte du temps de travail avec une réduction du temps de travail.
Toutefois, on ne répétera jamais assez qu’une baisse significative du chômage implique que le coût du travail par compétence s’adapte en fonction de l’offre et de la demande d’emplois pour cette compétence, une distribution acceptable des revenus étant obtenue par d’autres dispositions, comme celle d’un revenu minimum garanti à tous.
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1. Des phénomènes qui sont aussi renforcés par le coût du travail de faible compétence