La réduction de la durée légale du travail une fausse solution à un vrai problème
Je sais : ce n’est pas raisonnable. Polémiquer avec le major de ma promotion n’est pas raisonnable. Lui, spécialiste reconnu de l’économie et de la communication. Moi, citoyen amateur. Le pot de terre…
Je ne m’attarderai pas sur la forme ; sur l’étonnante accumulation d’affirmations abruptes des neuf pages du texte : plus sentencieux que moi tu meurs…
Je voudrais, m’en tenant au fond , d’abord relever, à titre d’exemple, une demi-douzaine de ce que je qualifierai de bizarreries, puis en venir à cinq points principaux.
• Page 11, 1re colonne
» La réduction serait particulièrement défavorable pour les personnes … les plus touchées par le chômage, a savoir les peu qualifiés et les peu diplômés « . (Idée reprise plusieurs fois, sans crainte de la redondance.)
S’il s’agissait de souligner que les moins qualifiés (re)trouveront moins facilement du travail que les autres, OK. Mais ce qui est énoncé, je ne pense pas trahir en traduisant, c’est que des salariés peu qualifiés actuellement employés seraient exclus du travail du fait de la RTT (qui serait « défavorable » à leur catégorie). Énoncé, mais pas démontré : les auteurs font l’hypothèse implicite que la tendance – réelle, bien sûr – à la mécanisation induite par le relèvement des salaires horaires prévaudrait sur l’effet visé par les promoteurs de la RTT (et purement et simplement ignoré par les auteurs) : la création d’emplois, y compris d’emplois non qualifiés. Hypothèse implicite n’est pas démonstration ! Conclure que la RTT » aggraverait la situation des personnes les plus touchées par le chômage » et baptiser cela un « enseignement » relève plus de l’affirmation dogmatique que d’un raisonnement rigoureux, me semble-t-il.
• Page 15 , 2e colonne
…« l’hétérogénéité de la force de travail ». risque de se traduire par une tension pour certains emplois et la persistance du chômage pour certains autres « . C’est bien vrai. Mais c’est vrai en permanence, RTT ou pas !
Alors que la RTT a pour but de créer des emplois – et pas de régler tous les problèmes -, lui imputer de laisser « non traitée » cette « question décisive »… manque de rigueur, pour employer une litote.
Mais cela me donne l’occasion d’évoquer un fait , que j’ai amplement constaté dans ma carrière professionnelle (et je suis sûr de ne pas être le seul à l’avoir constaté); un fait qui mériterait, je crois, une place dans le débat en cours : l’aptitude de nombreux « peu qualifiés » à accéder, rapidement, à la catégorie des « qualifiés », pour peu que leur entreprise se donne la peine de chercher à valoriser son capital humain. Effet positif de la « tension » mentionnée. Comme dans d’autres domaines, l’hétérogénéité peut déboucher sur la ségrégation, ou sur l’intégration, selon ce qu’on veut et ce qu’on fait.
• Page 11 , 2′ colonne
Le cas d’entreprises où il serait possible à la fois, dans le cadre de la RTT, « d’embaucher, de réorganiser (avec l’accord des salariés) et de rendre plus efficace l’entreprise » n’est évidemment pas « généralisable à l’ensemble de la France ». Mais qui, sinon les auteurs, procède à une « généralisation abusive tirée de cas particuliers » en en déduisant que « la réduction de la durée légale du temps de travail s’avère (sic) une fausse solution à un vrai problème » ? Faut-il ici encore parler de raisonnement peu rigoureux, ou de pas de raisonnement du tout ? La RTT prévue par la loi créera-t-elle globalement des emplois, oui ou non ? Si c’est oui (et seuls quelques intégristes le contestent ; c’est sur leur nombre qu’on discute), on ne peut pas ne pas conclure que la RTT est une vraie solution, parmi d’autres, certes, au (vrai) problème du chômage.
Page 13, 1″ colonne
Les auteurs observent à juste titre qu’aux salaires directs des salariés s’ajoutent, dans ce qu’ils coûtent à leurs employeurs, des frais annexes de bureau, tickets restaurant, carte orange, etc.
Mais est-il légitime d’en déduire qu’il est « plus efficace de redistribuer les revenus que de redistribuer le travail par une réduction de la durée du travail « ? L’explosion du travail à temps partiel n’est-elle pas la preuve du contraire ?
Page 14, 2e colonne
Il s’agit à présent de l’exploitation, à mon avis spécieuse, de données statistiques. Le raisonnement tenu est le suivant :
1) Le passage de 40 à 39 heures a permis de créer (1) dans les 35 000 emplois.
2) À partir d’un modèle macroéconométrique, » avec le plus de données possibles « , on en a trouvé quatre fois plus.
3) On va donc conclure que ce modèle n’est pas satisfaisant ? Non ! On va extrapoler sans mollesse les résultats issus de ce modèle, réputé « décrire finement le marché du travail » (!), relever leur » contradiction absolue » avec diverses prévisions de tenants du RTT…, et laisser le lecteur conclure que ces dernières ne valent rien. D’autant plus que le passage à 32 heures (n”)accroîtrait l’emploi (que) de 2 %, d’après une « étude de l “UIMM » (dont l’objectivité en la matière n’est évidemment pas douteuse … ).
Ne serait-il pas opportun d’adresser une critique » à une certaine lecture de simulations économétriques tendant à voir dans ces exercices (une) preuve définitive « , comme le suggèrent les auteurs page 15, 2e colonne – dans une perspective qui n’est pas autocritique, il est vrai ..
Page 14, 3e colonne
Les entreprises recourent massivement aux heures supplémentaires, pour éviter d’embaucher ? Voilà les heures supplémentaires réputées « plébiscitées » (par les salariés, cela va de soi)!
Page 19, 3e colonne
Enfin, ne peut-on pas qualifier de bizarrerie le fait que, après vingt-deux colonnes consacrées à (tirer à boulets rouges sur) la RTT, les auteurs sortent brusquement de leur(s) chapeau(x) trois lapins : annualisation , nouveaux contrats de travail, revenu minimum garanti pour tous, sans préciser d’ailleurs ce que l’on pourrait espérer en obtenir, ni ce que cela coûterait, et à qui…
J’ai annoncé en commençant une demi-douzaine de bizarreries. Je n’en évoquerai donc pas d’autres. Mais il reste l’essentiel.
I – En clignant des yeux pour ne pas voir les détails, je me demande si, mutatis mutandis, l’ensemble de l’article n’aurait pu être écrit en 1936, par rapport aux 40 heures et aux congés payés, ou en 1968, par rapport à la 3e semaine, ou en 1982 , par rapport à la 5e semaine, aux 39 heures et à la retraite à 60 ans, chaque fois pour « démontrer » qu’il s’agissait de « fausses solutions « , et « archaïques » qui plus est… Et pourtant, elle tourne…
II – « L’observation de la tendance séculaire à la baisse du temps de travail » est un « argument fort » des « partisans du partage du travail » (page 15 , 3e colonne). Puisqu’il s’agit, effectivement, d’un « argument fort », on aurait espéré, de l’économiste chevronné qu’est le principal auteur, une analyse détaillée du phénomène, une pondération des principales causes qui l’ont induit, ou freiné : accroissement de la productivité, effets des guerres sur l’évolution du nombre d’hommes actifs et sur les besoins de reconstruction, arrivée massive des femmes sur le marché du travail, développement du temps partiel, mondialisation et délocalisations, etc.; également, un coup de projecteur sur ce qui s’est passé depuis 1982, année des dernières baisses légales : y a‑t-il eu poursuite de la » tendance séculaire » (prolongation des études, temps partiel), ou grippage de cette tendance et accumulation d’un retard, que le passage rapide à 35 heures contribuerait à résorber, ou encore achèvement normal du cycle de cette tendance, et alors pourquoi ?
En fait, l’analyse est remplacée par une phrase : « Rien ne garantit que cette tendance se poursuivra indéfiniment » (certes !) et, en lieu et place de raisonnements, par une compilation de données relatives à la situation, ou à l’évolution de la situation, en France et dans divers pays étrangers, sans d’ailleurs de références de sources (ni d’années, sauf exception) ; et de toute façon comparaison n’est pas raison… Compilation qui, par un raccourci saisissant, est censée apporter la justification de la « conclusion » martelée : « une diminution autoritaire du temps de travail est une fausse solution dans la lutte contre le chômage »… « Finalement (sic), la baisse du temps de travail semble (sic) être une conception archaïque « …
J’ai lu et relu l’article. Je reste sur ma faim. Je n’arrive pas à voir dans cette » conclusion » autre chose que l’expression d’une opinion. L’argument fort reste fort .
III – Jamais évoquée explicitement, mais en permanence sous-jacente, est la notion du nécessaire maintien de la compétitivité. Tout se passe comme si le prix de revient d’une production donnée (ou de sa commercialisation) devait, par hypothèse, être invariable.
Or :
• Si la » guerre des prix » (page 13, 2e colonne) oppose entre elles des entreprises à l’intérieur de la France (cas de nombreux services, des transports, etc.), le relèvement général des masses salariales accompagnant la RTT ne bouleverse pas forcément l’équilibre du marché ; le transfert global des consommateurs aux salariés est une autre affaire.
• Si l’on se réfère aux » partenaires étrangers « , donc au marché international :
- ce n’est qu’une fraction de l’économie nationale qui est en cause ,
- cette fraction de l’économie a amplement prouvé son aptitude à digérer les énormes variations du cours du dollar, bien supérieures à ce qu’induirait l’augmentation des masses salariales découlant de la RTT si celle-ci était intégralement répercutée sur les prix ;
- au présent, l’excédent de la balance commerciale atteste l’existence d’une notable marge de compétitivité.
Est-il donc légitime, est-il donc objectif, de n’envisager aucune répercussion de la RTT sur les prix)
IV – Même commentaire quant à une notion encore plus importante – capitale – , encore moins évoquée dans l’article si c’est possible, et tout aussi sous-jacente, celle du maintien des marges des entreprises : MBA proprement dites, directement ; et charges financières des entreprises, c’est-à-dire marges du système bancaire. Il est assez sidérant qu’un spécialiste de l’économie – et de la gestion des entreprises – n’y fasse pas l’ombre d’une allusion. Car tout de même le principal argument des partisans de la RTT sans perte de salaire (et puisque c’est le principal, il aurait été convenable au moins de le mentionner, et d’essayer d’en démontrer l’inanité s’il est mauvais), c’est que la répartition du revenu national entre masse salariale (charges incluses) et épargne brute des entreprises est actuellement, en France , plus favorable à cette dernière qu’elle n’a jamais été, que les marges sont florissantes – le CAC 40 en rend compte‑, et qu’il est donc possible, toutes choses égales par ailleurs quant à la production et aux prix, d’augmenter la masse salariale , effet mécanique de la RTT sans perte de salaire ; effet mécanique, sur un plan plus général, du recul du chômage (car en fait c’est bien de faire reculer le chômage sans attendre qu’éventuellement la croissance y arrive qu’il s’agit). Se contenter d’épiloguer sur le partage des seuls revenus du travail entre salariés et chômeurs, c’est occulter l’essentiel ! Et comme il n’est pas possible qu’il y ait là un simple oubli, je dois dire que je trouve cela très vilain !
V – Un véritable problème d’économiste serait l’évaluation des diverses conséquences du passage à 35 heures : réduction du chômage, donc du coût du chômage, et notamment de la charge (et du taux) des cotisations aux ASSEDIC ; accroissement du revenu des ex-chômeurs, donc de leurs cotisations à la Sécurité Sociale (avec perspective de réduction du taux de ces autres cotisations sociales), du rendement de la TVA, etc. ; et à terme, ce n’est évidemment pas de 11,2 % qu’augmenteraient les charges salariales horaires, mais de combien ? Là-dessus, à nouveau, le vide .
Je résume :
• Un long texte où l’on charge la RTT projetée de tous les péchés d’Israël, en affirmant sans démontrer ; où la compilation tient lieu de raisonnement. Mais de mise en cause de la validité des arguments invoqués par les promoteurs de la loi des 35 heures, point.
• La justification de la RTT par la prolongation de la tendance (à l’accroissement de la productivité)? Contestée, sans explication logique.
• Les variations de compétitivité éventuellement induites par la RTT ? Problème ignoré.
• Le rééquilibrage salaires/profits, principal moyen de financer la RTT (et le recul du chômage)? Ignoré aussi.
• Les incidences concrètes sur les flux financiers des grands organismes sociaux et de l’Etat, et en définitive sur les taux des prélèvements ? Ignorées encore.
Est-ce moi qui ai d’énormes oeillères en lisant mon camarade Lesourne ou… ?