La réforme des corps techniques de l’État : les ingénieurs de l’armement
Parmi les corps techniques de l’État, les ingénieurs de l’armement ont une place particulière en raison de leur statut militaire et, ce qui lui est lié, du caractère militaire de leur mission et du milieu où ils agissent. Le rapport de la mission Berger-Guillou-Lavenir propose trois scénarios : maintien des corps actuels, fusion des corps techniques ou fusion des corps techniques avec les administrateurs de l’État. Avec une interrogation en suspens sur la question sensible du statut militaire des ingénieurs de l’armement.
Depuis quelques années, la notion d’État stratège revient à l’ordre du jour dans notre pays, en liaison notamment avec une politique de réindustrialisation et de développement de filières industrielles via le Programme d’investissements d’avenir. La mise en œuvre de cette politique nécessite que l’État dispose en son sein des ressources humaines adaptées, notamment d’ingénieurs des corps techniques. Afin de renforcer l’efficience de ces ingénieurs, le gouvernement a lancé en 2021 une grande réflexion menée par la mission Vincent Berger, Marion Guillou (X73) et Frédéric Lavenir (mission BGL), sur les corps techniques de l’État, dont le corps des ingénieurs de l’armement. Cette mission a présenté ses propositions au Premier ministre le 18 février dernier. La déléguée interministérielle à l’encadrement supérieur de l’État (Diese), Émilie Piette, est actuellement chargée d’en proposer les conditions de mise en œuvre et nous ne connaissons pas ses conclusions à l’heure de la rédaction de cet article. Il s’agit donc ici de présenter la vision de la CAIA sur les recommandations de la mission BGL.
La mission Berger-Guillou-Lavenir
L’excellent résultat de l’organisation de l’armement français, souvent envié par de nombreux pays étrangers et d’autres secteurs d’activité, est le résultat d’une alchimie réussie entre un maître d’ouvrage techniquement compétent, qui recrute dans des filières de haut niveau dont pour les deux tiers à l’École polytechnique, et une industrie, qui est elle-même irriguée en partie par des ingénieurs de l’armement et dont la compétence et la pérennité sont suivies avec attention par la DGA. Tout cela aboutit à un « produit fini », l’ingénieur de l’armement, capable à la fois d’assurer une maîtrise d’ouvrage de systèmes complexes au niveau national comme en coopération européenne et de piloter efficacement la stratégie globale d’une filière industrielle nationale souveraine (préparation de l’avenir, organisation industrielle, soutien à l’exportation…). Il est donc naturel que l’État souhaite mieux exploiter les compétences de ces ingénieurs à l’heure où ses besoins de développement de filières d’avenir, notamment de compétences en maîtrise d’ouvrage, croissent considérablement. Tel est, selon moi, l’objectif premier de la réforme des corps techniques de l’État.
REPÈRES
Le domaine de la défense, secteur éminemment régalien, a toujours bénéficié d’une attention particulière de la part des autorités politiques françaises. Ainsi, notre pays a poursuivi depuis plus de soixante ans une politique constante de souveraineté dans ce domaine, permettant de disposer de forces armées aptes à assumer leurs principales missions de manière autonome. Cette recherche d’autonomie a conduit la France à développer un secteur industriel national performant capable de fournir les systèmes d’armes de plus en plus complexes répondant aux besoins de ses forces armées. Telle est la mission principale d’une part de la DGA (délégation générale de l’armement), maître d’ouvrage et plus gros investisseur de l’État, et d’autre part de l’industrie de défense française.
Les ingénieurs de l’armement contribuent de façon déterminante au bon accomplissement de cette mission, au sein de la DGA comme de l’industrie de défense. En effet, seul grand corps technique de l’État de statut militaire, le corps de l’armement regroupe aujourd’hui plus de 1 600 ingénieurs de l’armement en situation d’activité, dont 30 % œuvrent à la DGA, 6 % au ministère des Armées, 16 % dans d’autres administrations ou établissements publics français ou internationaux, et 48 % dans l’industrie et les services, notamment l’industrie de défense.
À la suite de la publication du rapport de la mission BGL, que peut-on dire de ce projet de réforme ? En préambule, la CAIA tient à rendre hommage à cette mission d’avoir souligné que les grands défis de transformation du monde conduisent l’État à devoir disposer de compétences technologiques, scientifiques et techniques particulières et démontré combien il a de plus en plus besoin d’ingénieurs de haut niveau, maîtrisant de multiples compétences dans un contexte de concurrence exacerbée sur les talents. Espérons que les autorités gouvernementales entendront ce message important dans la durée, en particulier si elles souhaitent mener une politique technologique et industrielle ambitieuse, notamment au titre de ses filières de souveraineté. Ce rapport fait un certain nombre de propositions très intéressantes et présente une analyse comparative pertinente entre les trois scénarios statutaires définis dans la lettre de mission du Premier ministre : maintien des corps actuels avec possibilité d’harmonisation de leurs statuts, fusion des corps techniques ou fusion des corps techniques avec les administrateurs de l’État.
Une segmentation en domaines de compétences
Le rapport propose une segmentation de l’activité de l’État nécessitant une contribution majeure des corps techniques en sept domaines de compétences, dont le domaine armement-espace qui relèverait des ingénieurs de l’armement. La CAIA soutient le principe de cette proposition, en précisant qu’il faut bien veiller à ce que ces domaines correspondent à des finalités et à des domaines d’activité bien précis de l’État et non à des compétences techniques transverses qui doivent être maîtrisées par tout ou partie des corps techniques. De plus, le périmètre de ces domaines devra s’adapter à l’évolution des grands domaines stratégiques pour l’État.
Une clarification de la gouvernance des corps
Le rapport propose de renforcer la gouvernance de certains domaines, en distinguant la fonction employeur de la fonction gestionnaire du domaine. La CAIA soutient cette proposition permettant une meilleure exploitation des ingénieurs de l’armement au profit de l’État dans son ensemble. En effet, malgré toute la qualité des employeurs étatiques, il paraît difficile de leur demander de consacrer la même attention à la satisfaction des besoins de l’État, évidemment plus lointains, qu’à celle de leurs propres besoins, indispensables à l’accomplissement de leurs missions sur lequel ils seront de fait évalués. Cependant, il conviendra de s’assurer que le gestionnaire du domaine (CGARM : Conseil général de l’armement) dispose bien de tous les moyens nécessaires pour assurer cette importante mission, mais également de définir les dispositifs nécessaires permettant à la DGA d’être suffisamment associée à cette gouvernance, afin de lui permettre d’assurer au mieux sa mission au profit du ministère des Armées.
De nouvelles modalités de recrutement et de parcours professionnel initial
La CAIA soutient clairement la proposition de confier la responsabilité de déterminer les volumes globaux de recrutement, afin de mieux répondre aux besoins de l’État au sens large, au responsable du domaine et non plus à l’employeur principal, ce dernier restant bien entendu responsable de la détermination de ses besoins propres. Le rapport propose de renforcer la diversité du mode de recrutement des ingénieurs de l’armement (boursiers, femmes, autres écoles, ingénieurs expérimentés…) d’une part en préservant la majorité du recrutement à l’X et d’autre part en disposant d’au moins deux tiers des ingénieurs de l’armement provenant d’écoles du groupe A+. Cette proposition va dans le bon sens si l’on veille à préserver l’indispensable niveau d’exigence et l’équité du recrutement, prenant notamment en compte la capacité effective de ses viviers sources.
“Assurer au mieux la fourniture de systèmes d’armes performants au profit des forces armées.”
Enfin, en matière de formation initiale, il convient de préserver pour les ingénieurs de l’armement une formation technique de qualité par spécialité (aéronautique, terrestre, naval…) grâce à une première formation dans des organismes adaptés puis, en début de carrière, par des postes techniques au sein de la DGA mais également en affectation temporaire au sein du secteur industriel. Ce dispositif est pratiqué depuis plusieurs années pour les jeunes ingénieurs de l’armement, à la satisfaction de la DGA et de l’industrie. Et, afin de mieux se préparer au service de l’État de façon générale, la mise en place en 2021 d’un tronc commun de formation sous l’égide de l’INSP (Institut national du service public) en début de carrière paraît très positive. Le bilan de cette première année devra permettre de préciser le contenu et le volume les mieux adaptés aux ingénieurs de l’armement pour atteindre cet objectif.
Une meilleure gestion des carrières
Si, bien entendu, de nombreux ingénieurs de l’armement peuvent s’épanouir durant leur carrière au sein de la DGA, compte tenu de la grande diversité des activités qu’ils peuvent y exercer, d’autres souhaitent évoluer, notamment dans d’autres secteurs de l’État en France ou à l’étranger. Compte tenu de la qualité du « produit » ingénieur de l’armement, notamment en matière de maîtrise d’ouvrage, il est donc très souhaitable d’améliorer le dispositif de mobilité grâce à une démarche mieux organisée et plus proactive du CGARM auprès des autres employeurs potentiels étatiques, après environ une dizaine d’années d’activité au sein de son domaine d’origine (phase d’acquisition d’un socle de compétences techniques et managériales). Dans cette perspective, une étroite coopération entre le CGARM et la Diese est très souhaitable pour optimiser la mobilité des ingénieurs de l’armement. Afin de permettre à la Diese d’assumer efficacement sa tâche, il semble très utile que cette dernière regroupe en son sein des représentants de tous les domaines, agissant comme interfaces privilégiées avec les responsables des domaines correspondants.
Une harmonisation des statuts des corps techniques
L’étude de la mission BGL a permis de montrer les importants écarts de dispositions statutaires entre les corps techniques. Ces écarts paraissent difficilement justifiables, en termes de rémunération, de grade, de mode de promotion… La CAIA soutient un alignement maximal de ces dispositions statutaires, dans la mesure où la mobilité des ingénieurs des corps techniques au sein de l’État démontre régulièrement l’équivalence globale de leur contribution au profit de cet État. En revanche, l’harmonisation devra sans doute être mise en œuvre de façon globale sur l’ensemble de la carrière, s’il est décidé de maintenir certains dispositifs statutaires importants tels que le statut militaire des ingénieurs de l’armement (dispositif de retraite spécifique notamment).
Un sujet non traité par le rapport : le statut militaire des ingénieurs de l’armement
Ce sujet est un point sensible pour les ingénieurs de l’armement. L’alternative est simple : soit le statut militaire est préservé et cela pourrait entraîner des complexités dans la mise en œuvre de certaines dispositions importantes de la réforme, soit il est supprimé et cela pourrait avoir un impact sur l’attractivité du corps auprès des futurs postulants au corps de l’armement, sur la relation entre la DGA et ses interlocuteurs au sein du ministère des Armées, notamment les armées. À ce stade, notons tout d’abord qu’un certain nombre de postes de responsabilités au sein de la DGA, notamment ceux qui sont au contact direct des armées, devront rester sous statut militaire (nombre et nature de ces positions à préciser). De plus, une partie des membres du corps tiennent au statut militaire qu’ils ont choisi et qui a contribué à leur engagement. Les conséquences de l’éventuel abandon du statut militaire des ingénieurs de l’armement non seulement sur l’attractivité du corps de l’armement, mais également sur son impact sur les équilibres au sein du ministère, devront donc être appréciées avec soin. C’est pourquoi la CAIA vient de lancer une grande consultation auprès de ses membres pour bien apprécier leur vision du projet de réforme, notamment envers le statut militaire. Les résultats de cette consultation sont attendus courant juin 2022.
Quelle solution de mise en œuvre à retenir à court terme ?
À l’instar de la mission BGL, la CAIA considère que le scénario de fusion des corps techniques avec les administrateurs de l’État apporte beaucoup plus d’inconvénients que d’avantages, compte tenu notamment de la différence importante des natures de missions assurées par ces organismes au profit de l’État et du grand risque de perte de visibilité et donc d’attractivité que pourraient subir les corps techniques. Si le scénario de fusion des corps techniques présente plusieurs avantages (facilité d’harmonisation des statuts, simplification des règles de mobilité interne au sein de l’État…), il soulève en revanche lui aussi un risque de perte de visibilité et donc d’attractivité pour chacun des corps techniques, notamment pour le corps de l’armement, et des complexités importantes de mise en œuvre administrative, notamment entre des corps techniques civils et un corps technique militaire. Ce dernier problème serait réglé avec la suppression du statut militaire, mais cette éventuelle décision importante doit être analysée avec soin. Une étude d’impact précise de cette éventuelle décision pourrait être utilement lancée sur l’attractivité du corps de l’armement, sur la capacité effective de mettre en place un système pérenne permettant de conférer un statut militaire aux fonctions de la DGA qui le nécessiteraient et, surtout, sur l’efficacité du fonctionnement du ministère des Armées, notamment en ce qui concerne les relations entre la DGA et les armées. La consultation en cours lancée par la CAIA permettra de contribuer utilement à cette étude d’impact.
Dans l’attente de ce résultat, la CAIA propose d’adopter la plupart des mesures préconisées par la mission BGL avec les aménagements présentés plus haut et de travailler en parallèle à l’harmonisation maximale des statuts des corps techniques (rémunération, recrutement, promotion, grade, formation initiale commune, mobilité…) dans un contexte de maintien de ces corps techniques et du statut militaire des ingénieurs de l’armement. Cela représentera d’ores et déjà un changement très significatif. S’il était établi que cette solution ne puisse pas permettre cette exploitation optimale des compétences du corps de l’armement au profit de l’État avec l’harmonisation maximale des statuts et la mise en place d’un décloisonnement effectif des parcours au sein de l’État, alors le scénario de fusion des corps techniques pourrait être envisagé. Il faudra alors veiller à préserver la capacité de la DGA à remplir au mieux sa mission première au profit des forces armées, en restant notamment suffisamment attractive auprès de ses futurs cadres dirigeants.