La réinsertion des exclus par le travail à Pilier d’Angle
J’ai effectué mon service national dans l’entreprise d’insertion Pilier d’Angle, qui œuvrait dans le bâtiment. Mon travail consistait à encadrer les ouvriers sur des chantiers de rénovation, surtout de peinture, mais aussi tous les corps d’état. Créé par le docteur J.-C. Ponsin (50), Pilier d’Angle a pour ambition de réinsérer par le travail. Il faut en effet un contrat de travail pour obtenir un logement, pour fonder un foyer, pour retrouver sa dignité, pour retrouver une vie sociale, pour acquérir une compétence, enfin pour construire un projet d’avenir.
Les salariés de Pilier d’Angle sont issus de différentes sortes d’exclusion : l’exclusion économique (SDF, RMI, chômeurs de longue durée…), mais aussi l’exclusion psychologique (en majorité des anciens alcooliques, mais aussi des toxicomanes, délinquants, sortants de prison, dépressifs chroniques, etc.). Ils sont assez âgés (peu ont moins de 30 ans, beaucoup ont plus de 55 ans). Au contraire des jeunes, ils ont déjà vécu longtemps dans l’exclusion, l’alcoolisme ou la drogue. Ils ont amorcé une démarche pour s’en sortir, par exemple une cure de désintoxication.
Le cas de Denise illustre bien cette aspiration à se réinsérer. Elle est issue de la grande pauvreté, fille de famille nombreuse, avec une sœur dépressive, un frère toxicomane et sidéen, un père alcoolique mort d’un cancer du larynx. Seule une de ses sœurs semble s’en sortir. Avant Pilier d’Angle, vivant avec un agent hospitalier alcoolique, elle était devenue elle-même alcoolique. Elle décida de s’en sortir, quitta son copain, suivit une cure dans un centre d’alcoologie et consulta le docteur Ponsin qui lui proposa un travail à Pilier d’Angle.
Cela lui permit de trouver une place dans un foyer, puis un appartement. Après trois ans à Pilier d’Angle, Denise a décidé de quitter l’entreprise lors de sa restructuration en juin 1997. Elle m’a avoué que travailler dans l’atmosphère tendue de la réinsertion était devenu trop dur psychologiquement. Elle n’a pas encore retrouvé de travail. Je garde d’elle le souvenir d’une femme très tolérante envers les gens et leurs croyances. Elle était consciente des problèmes de chacun car elle-même luttait pour s’en sortir.
Malgré la précarité de sa propre situation, elle avait acquis un certain recul face aux problèmes de l’exclusion. Elle était prête à se mettre elle-même en difficulté pour aider les autres. Ainsi a‑t-elle accepté un mariage blanc, gratuitement, avec quelqu’un qu’elle n’a jamais rencontré, simplement pour lui permettre de s’installer en France. Un jour, je l’ai vu s’interposer entre deux ouvriers qui s’insultaient, et les calmer en leur expliquant qu’ils devaient voir au-delà de leur seul intérêt et savoir relativiser leur fierté. J’ai rencontré d’autres personnes remarquables dans ce milieu. J’ai choisi de parler d’elle à cause de sa volonté de s’en sortir : elle ne pouvait se contenter de vivre de l’assistance, et elle était même capable d’aider les autres.
Quels enseignements en tirer ? Les ouvriers de Pilier d’Angle désiraient une réinsertion. Pour des raisons économiques, J.-C. Ponsin a dû liquider l’Association Pilier d’Angle en juin 1997. Une dizaine d’ouvriers ont alors accepté de créer avec son appui une société coopérative ouvrière de production (SCOP)1, portant le même nom. Cela nécessitait qu’ils mettent de l’argent dans l’entreprise, ce qu’ils ont fait. Cependant il faut les aider, parfois de force, car ils ont perdu leur capacité de jugement.
Pilier d’Angle est pour eux un support, mais ne peut résoudre à lui seul tous les problèmes. Il faut le concours d’associations, en amont tout d’abord, pour traiter les drogués avant de les mettre au travail, mais aussi en parallèle, pour assurer le logement et un suivi social. Une personne déprimée n’a même plus la force de sortir de son lit le matin pour aller travailler. Lorsqu’on perd le goût de la vie, comment retrouver celui du travail ?
Plusieurs ouvriers sont restés improductifs pendant plus de six mois, le temps qu’il a fallu pour retrouver leur équilibre. Pilier d’Angle n’est qu’un îlot dans une mer de problèmes sociaux, cet îlot permet aux ouvriers de reprendre leur souffle et de se ressaisir.
C’est pourquoi je terminerai par le vœu que des commandes plus nombreuses de travaux de rénovation lui permettent de continuer son travail d’insertion. Pilier d’Angle a déjà dû faire face à des licenciements économiques, et pourtant ne s’agit-il pas d’une sorte de service public ?
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1. Pilier d’Angle, 7, rue de Trétaigne, 75018 Paris. Tél. : 01.42.62.80.54.