La rénovation d’une laiterie ukrainienne
Les années 1990, le rideau de fer vient de tomber, le bloc soviétique s’écroule et, avec lui, le modèle de l’économie planifiée. Un vent de libéralisme souffle sur l’ensemble des anciennes républiques soviétiques. Les barrières tombent, les relations commerciales s’amplifient avec le monde non communiste. C’est, pour la grande majorité des populations de l’Est, la découverte des produits fabriqués à l’Ouest ; leur présentation et leur qualité font la différence malgré leur prix ; la demande croît et embellit.
Le groupe Besnier, déjà à l’époque premier groupe laitier français, a commencé son internationalisation ; il cherche à développer la vente de ses produits à marque Lactel ou Président. De nombreux contacts s’établissent avec les pays d’Europe de l’Est sur les produits de grande consommation (beurre, fromage, lait) mais aussi sur les produits industriels (poudre de lait maigre ou grasse, caséine, caséinate).
Mais au niveau mondial commencent à cette époque les discussions du GATT qui se traduiront, pour l’industrie laitière française et européenne, par un abaissement des prélèvements douaniers pour les produits importés et par une baisse substantielle des aides communautaires sur les produits exportés, avec un calendrier pour la mise en place de ces différentes mesures. L’Union européenne allait s’ouvrir de plus en plus aux produits laitiers étrangers et connaître une limitation quantitative de ses exportations.
Le Groupe Besnier, comme toute l’industrie laitière européenne, voit dans ces mesures une limitation dans ses capacités d’exportation et une difficulté à défendre les positions conquises en Europe de l’Est, marchés où le prix du lait est deux fois moins élevé que dans les pays de l’Union européenne. Devant ce risque et pour protéger ses marchés, le Groupe décide d’étudier l’implantation d’unités de production dans les pays importateurs.
La première condition pour implanter une laiterie est de s’installer dans un pays où il existe une production laitière en quantité et qualité suffisantes et que cette production soit effective tout au long de l’année. C’est à partir de cette première condition que Besnier s’est lancé dans une prospection des différents pays d’Europe de l’Est, avec le projet de trouver un partenariat pour implanter une unité de fabrication de beurre et de caséine alimentaire.
Après deux années d’études de la filière laitière dans différents pays de l’ex-Union soviétique, nous avons retenu l’Ukraine, et plus précisément la région de Nikolaïev, pour tenter une première expérience. Ce choix, après s’être appuyé sur des considérations laitières, a été largement guidé par la qualité du partenaire retenu, son autonomie de décision et sa volonté de s’ouvrir à la mondialisation de l’économie et aux concepts laitiers de Besnier.
Nikolaïev est une ville de 600 000 habitants, située sur l’estuaire du Bug au bord de la mer Noire. Cette ville, fondée par le Tsar Nicolas II, empereur de Russie, abritait les plus importants chantiers navals de l’ex-Union soviétique à des fins militaires. À ce titre, elle était une ville fermée et ne recevait que des hommes d’État ou des représentants de la gent militaire qui visitaient les chantiers navals.
La région de Nikolaïev n’était sans doute pas idéalement placée sur le plan de la climatologie pour être une région à caractère très laitier. En revanche, elle disposait d’un combinat laitier privatisé, récemment construit et mis en service, et se trouvait en outre assez éloignée de Tchernobyl pour ne pas avoir été touchée par le nuage radioactif. De plus, et c’est un aspect non négligeable, Nikolaïev est placée à 130 km d’Odessa, troisième ville d’Ukraine, qui dispose d’un aéroport international avec des liaisons aériennes journalières vers l’Europe de l’Ouest.
Après deux années de négociations et d’approches administratives, c’est en 1995 que l’accord de partenariat est signé et qu’est décidée la formation d’une joint venture Besnier Ukraine dont le capital se répartit à 51 % Besnier, 45 % Combinat Laitier de Nikolaïev et 4 % pour divers partenaires ukrainiens. Au départ, la joint venture devait n’occuper qu’une partie de l’usine et se spécialiser dans la fabrication de beurre et de caséine alimentaire, conformément à nos objectifs initiaux.
Une fois l’accord des différents partenaires obtenu, il ne reste plus qu’à faire toutes les démarches administratives et juridiques pour créer cette société. C’est là que les choses commencent à devenir un peu plus compliquées car si le pays affiche une volonté de libéraliser son économie, les structures administratives et juridiques continuent à fonctionner selon les règles et la législation de l’ancien régime.
Le libéralisme reste à l’état d’annonce ; il n’a toujours pas réellement pénétré le pays. C’est la valse des tampons, des signatures et des nombreuses démarches auprès de l’administration afin d’obtenir les autorisations indispensables. Il s’agit là d’un processus long, tatillon et pour nous, décevant.
Après plusieurs mois d’efforts, nous parvenons, en 1996, à réunir l’ensemble des documents, tampons et signatures des différentes autorités pour constituer la société Besnier Ukraine. Entre-temps, notre optimisme habituel nous ayant fait sous-estimer les délais d’autorisation, nous avions commencé la rénovation des installations industrielles et les travaux d’investissements étaient terminés lorsque la société a été constituée officiellement. Nous avons donc pu commencer la production industrielle dès l’obtention de l’enregistrement.
Bordés sur le plan de la légalité, il ne nous restait plus qu’à affronter la mise en service de l’outil industriel qui venait d’être créé. En ce qui concerne les travaux d’investissements, nous avions détaché deux ingénieurs chargés de conduire et de coordonner l’action des différentes entreprises intervenantes. Le matériel, pour l’essentiel, était importé.
Par contre, tous les montages, raccordements et travaux de génie civil ont été confiés à des entreprises ukrainiennes qui, malgré leur bonne volonté, ont eu beaucoup de mal à tenir les délais. De notre expérience, il est indispensable, pour faire travailler des entreprises ukrainiennes, de les placer sous la surveillance permanente d’un ingénieur de chantier occidental pour assurer la coordination et la bonne exécution des travaux.
La mise en service s’est assez bien déroulée. Nous avions pris la précaution de faire venir en France, pendant près d’un mois, une quinzaine d’opérateurs ainsi que leur responsable pour les former sur la conduite d’installations similaires à celle que nous avions implantée en Ukraine.
Les équipements avant…et après investissements PHOTO R. COTREAU |
Cette précaution a eu le double avantage de permettre au personnel de se former dans des conditions réelles d’exploitation mais aussi de leur faire prendre conscience de leur appartenance à une entreprise, de les imprégner de sa culture et de ses objectifs. Ouvriers pour la plupart, c’était leur premier contact avec la France, et pour la première fois de leur carrière, ils se sentaient associés au projet qui se réalisait. Ils ont pu s’exprimer et être écoutés, et de retour à Nikolaïev, ils ont trouvé un encadrement français qui s’intéressait à ce qu’ils faisaient et qui prenait en considération leurs avis pour apporter les derniers réglages aux installations.
En associant ainsi le personnel de la base, nous avons gagné sa confiance, ce qui nous a permis d’assurer une mise en service des installations sans difficultés et d’avoir sur place un personnel motivé et compétent. En quelques semaines, la technologie était au point et le personnel bien en place. Nous étions prêts à affronter les volumes de lait que l’on nous promettait pour les semaines qui suivaient.
Malheureusement, le lait n’arrivait pas : au printemps 1996, malgré la belle saison correspondant à la pointe de la production laitière, nous ne recevions que 20 % des quantités qui nous avaient été promises. En cherchant à comprendre les raisons de cette pénurie de matière première, nous avons constaté un des premiers effets pervers de la privatisation des kolkhozes : les vaches avaient été distribuées aux kolkhoziens qui s’étaient, pour la plupart, empressés de les vendre à la boucherie ; au moins, ils recevaient ainsi de l’argent pour vivre plutôt que d’entretenir quelques vaches pour l’alimentation desquelles ils n’avaient ni fourrage ni terre. En deux ans, la moitié du cheptel de la région a ainsi disparu.
Quelques-uns, loin des villes, entretenaient un maigre cheptel pour les besoins de leur propre consommation ; d’autres, plus proches des villes, s’organisaient pour vendre en direct une production qu’aucune laiterie ne souhaitait collecter tant les conditions de récolte et de collecte étaient mauvaises.
Confrontés à cette situation, nous avons essayé d’apporter des réponses à différents niveaux : en implantant dans les villages des capacités de stockage et de réfrigération de lait ; en organisant dans chaque village un centre de collecte géré par un salarié de la laiterie ; en organisant des circuits de collecte entre les différents villages et les quelques kolkhozes qui avaient conservé un cheptel laitier significatif ; en assurant un paiement cash du lait livré chaque quinzaine pour susciter l’intérêt des kolkhoziens pour la production laitière. Il s’agit là d’un travail de longue haleine qui, après trois années d’efforts, commence à porter ses fruits.
Tandis que nous développions ainsi les structures de production laitière sur un rayon de 50 à 60 km autour de l’usine, nous avons essayé de collecter du lait auprès de kolkhozes plus éloignés, situés dans des régions limitrophes. Mais nous avons rencontré beaucoup de difficultés pour conquérir de nouveaux producteurs. Ces derniers voyaient notre action plutôt d’un bon œil mais les administrations et les hommes politiques de ces régions, poussés par la laiterie de leur secteur, menaçaient les producteurs de lait de leur couper tout approvisionnement en carburant ou autres monnaies d’échange courantes dans ces pays.
LE GROUPE LACTALIS | |
Collecte | 6 milliards de litres de lait de vache dont 1,4 à l’étranger |
Chiffre d’affaires | 30 milliards de francs, soit 4,55 milliards d’euros, dont 36 % à l’étranger |
Personnel | 14 000 collaborateurs |
Fabrications Lait de consommation : Beurre : Fromages : Produits frais et crèmes : Produits industriels : Viande : Fruits : |
1 milliard de litres 150 000 tonnes 450 000 tonnes, dont 120 000 tonnes à l’étranger 250 000 tonnes 600 000 tonnes 15 000 tonnes 75 000 tonnes |
Structure industrielle et commerciale du Groupe Implantations industrielles Implantations industrielles |
69 en France 11 à l’étranger 13 divisions commerciales en France 14 sociétés commerciales à l’étranger |
La libéralisation de l’économie n’a pas encore permis à la libre concurrence de s’établir pleinement. La pression politique et administrative reste forte et incontournable.
Avec le manque de lait, les résultats de la jeune société étaient loin de nos espérances. Notre partenaire était, lui aussi, victime de cette pénurie mais il souffrait également du désintérêt des consommateurs pour les produits fabriqués localement au profit des produits d’importation. Il a donc décidé de nous confier la totalité de l’activité laitière de l’usine ; ce fut chose faite au début de 1997. Pour contrôler la totalité de l’activité, nous avons négocié avec les partenaires du combinat la prise en location, sur très long terme (quarante ans), de l’ensemble des actifs mobiliers et immobiliers du combinat. La négociation du contrat et la rédaction du bail ont nécessité un travail important sur le plan administratif et juridique…, et beaucoup de volonté de part et d’autre.
Évolution de la collecte mensuelle de lait (+ Besnier Ukraine depuis avril 1996) |
La prise de contrôle de la fabrication des produits locaux et celle du système de distribution locale qui allait de pair nous ont permis d’équilibrer l’exploitation. En effet, nous avons mis rapidement aux normes du groupe Besnier la qualité des produits locaux dont nous avions repris la fabrication. Parallèlement, la prise en main du système de distribution nous a permis d’étendre progressivement notre distribution et surtout d’intervenir directement sur la qualité de cette distribution.
En effet, les principaux détaillants (nos clients) ne suivaient pas toujours nos recommandations en matière de qualité de conservation et, surtout, ils appliquaient les mêmes marges que sur les produits d’importation (40 à 50 %), normalement réservés en Ukraine à une clientèle particulièrement aisée. Pour résoudre ces problèmes, nous avons modernisé les trois magasins de Nikolaïev qui faisaient partie des actifs du combinat et dont nous venions d’hériter.
Ces boutiques ont servi de référence en vendant nos produits selon les normes occidentales de qualité et avec des marges « normales » pour ce type de produits. Très rapidement, tous les détaillants vendant nos produits à Nikolaïev se sont alignés sur ces conditions et les ventes ont progressé de façon importante. Pour les mêmes raisons, nous avons ouvert une boutique de référence à Odessa et une autre à Kiev, avec le même succès.
En quelques mois, nous avons doublé les ventes de beurre, crème, fromage frais, kéfir et riagenka. Les efforts déployés au niveau de la prospection et le développement de la production laitière commençaient à porter leurs fruits et nous étions optimistes quant à l’évolution de l’activité de la société.
Malheureusement, tout ceci était sans compter avec la crise financière d’août 1998 en Russie qui s’est étendue partiellement à l’Ukraine : en quelques semaines, la valeur du dollar en monnaie local a été multipliée par deux. Notre niveau d’endettement s’est retrouvé multiplié, lui aussi, par deux avec comme conséquence des pertes de change à inscrire au bilan. Nous avons une nouvelle fois négocié avec notre partenaire une restructuration de la société, en procédant à une augmentation de capital dans laquelle nos partenaires nous ont cédé la majeure partie de leur participation (le groupe Besnier possède aujourd’hui 90 % du capital de Besnier Ukraine).
À ce jour, la société Besnier Ukraine, devenue Lactalis Ukraine, s’apprête à recevoir 35 000 tonnes de lait en 1999 qu’elle valorise en beurre, caséine, yaourts, crème fraîche, lait de consommation, kéfir, riagenka et fromages frais. Le chiffre d’affaires prévisionnel sera de 50 000 000 F. Les produits sont distribués sur les villes de Nikolaïev, Odessa et Kiev. La qualité de nos produits est reconnue dans toute l’Ukraine. Le potentiel de développement commercial est important et notre plus grande préoccupation reste de trouver de la matière première.
Pour combler ce manque d’approvisionnement, nous nous sommes engagés dans un programme de développement de la production laitière qui porte sur les pratiques agricoles, le matériel de récolte (ensileuse), les plans d’alimentation, un service vétérinaire. Notre ambition à ce niveau est de tripler la production laitière en quatre ans et de retrouver ainsi les volumes de lait que le combinat de Nikolaïev collectait dans les années 1990.
De cette expérience ukrainienne, nous retiendrons le caractère un peu fataliste des Ukrainiens et la faible compétence des cadres, ingénieurs et techniciens. Par contre, le personnel de base, ouvriers et employés, peut être compétent si l’on prend le temps et la peine de les former et de les associer au projet.
La libéralisation de l’économie est sans doute une volonté mais elle se heurte à plusieurs décennies d’un système étatique : les fonctionnaires en place sont toujours les mêmes ; souvent mal informés des évolutions de la réglementation, ils continuent de se référer à des textes dépassés. Pour affronter cette administration pléthorique et tatillonne, il est indispensable d’avoir un partenaire ukrainien qui se charge de toutes ces relations.
L’Ukraine est un pays gouverné qui évolue lentement vers la libéralisation de son économie. Ce pays présente un potentiel agricole et agroalimentaire comparable à celui de la France ; beaucoup de temps et d’investissements étrangers seront nécessaires pour le développer pleinement.