La République a besoin d’entrepreneurs
Ce sont les petites entreprises d’un effectif inférieur à 10 personnes, désignées par “ très petites entreprises ” (TPE), qui sont le moteur de l’emploi.
Pour revenir au plein emploi, nous avons donc besoin qu’un nombre croissant de créateurs se manifestent au sein de l’économie.
C’est une exigence d’autant plus impérieuse qu’elle va à contre-courant des idées dominantes selon lesquelles il n’est d’autre moyen de créer des emplois que de réduire les horaires pour tous et partager le travail à l’intérieur des entreprises existantes.
La TPE est le moteur de l’emploi
Les jugements portés sur les créations d’emplois se fondent classiquement sur les comparaisons de stocks. En 1990 (cf. tableau 1), les PME de 10 à 100 salariés occupaient 4 millions d’emplois. En 1995, elles en occupaient 4,4 millions. Il paraît logique d’en déduire que 400 000 emplois ont été créés dans ce milieu, ce qui représenterait deux tiers des quelque 600 000 emplois créés de 1990 à 1995 dans l’ensemble du secteur privé français.
La réalité est très différente. En effet (cf. tableau 2), une analyse des flux résultant d’un suivi individuel des entreprises qui existaient, sont nées ou ont disparu au cours de la période, montre que les variations de stocks d’emplois dans les trois catégories d’entreprises et, en particulier, dans la catégorie B, ont été essentiellement dues aux TPE de la catégorie A qui, pendant la période, sont demeurées dans leur catégorie, se sont développées et ont changé de catégorie, sont nées ou ont disparu.
Les données du tableau 2 révèlent une très grande turbulence, qui ne pouvait pas apparaître dans la simple comparaison des stocks en début et en fin de période. Cette turbulence se manifeste dans toutes les catégories, mais surtout dans les TPE.
Quels enseignements en tirer
Les grandes entreprises détruisent des emplois et ne sont plus ce qu’elles ont été pendant les trente glorieuses, c’est-à-dire le moteur de la croissance. Les préoccupations qui animent leurs dirigeants sont le recentrage sur le métier, la productivité du travail par la mécanisation ou les délocalisations, enfin la recherche d’effets d’échelle par fusions et acquisitions. Pour ces raisons, les grandes entreprises n’ont pu être elles-mêmes les artisans du déversement1 sans lequel une nouvelle croissance est impossible.
En revanche, le fait que le milieu des TPE manifeste une beaucoup plus grande turbulence que les autres doit être interprété comme un signe évident de sa plus grande aptitude au déversement.
La TPE doit être considérée à la fois comme le moteur de l’emploi et l’artisan d’une nouvelle croissance. Le problème est que nous n’en avons pas suffisamment. En France, en effet, l’entreprise médiane a un effectif de 85 personnes (ce qui veut dire que la moitié des travailleurs sont dans des entreprises de plus de 85 personnes) ; aux États-Unis, la médiane est à 55 personnes et le parc d’entreprises a doublé en dix-sept ans, alors qu’il est resté stagnant en France2.
Les opportunités ne manquent pas
Dans les services marchands, notre retard par rapport aux États-Unis est légendaire. Indiquons simplement qu’en 1994 le taux de participation aux services marchands des Français en âge de travailler était de 38 %, alors qu’il était de 53 % en Amérique, ce qui représente un gisement théorique d’emplois de plus de cinq millions. Même si l’on tient compte du fait que, contrairement à ce qui se passe aux États-Unis, une partie de ce gisement est déjà occupée, chez nous, par des fonctionnaires, on peut considérer que nous pouvons créer dans les services 2 à 3 millions d’emplois.
Pour l’industrie, il faut raisonner en termes de valeur ajoutée pour être cohérent avec le raisonnement sur les services. Or la base de données STAN de l’OCDE révèle que la valeur ajoutée industrielle par citoyen en âge de travailler était, en 1995, pour la France de 5 900 USD, à parité avec l’Italie, alors qu’elle était respectivement de 7 900, 7 400 et 7 000 USD pour le Japon, les USA et l’Allemagne. Notre décalage par rapport à l’Amérique représenterait donc, à catalogues de productions semblables, un potentiel de croissance de 25 % de la valeur ajoutée totale produite en 1995 et un potentiel d’emplois de l’ordre du million.
Nous avons donc du grain à moudre et une évaluation grossière, effectuée à partir des chiffres ci-dessus, montre que la République aurait besoin au minimum de 250 à 300 000 créateurs d’entreprises par an pour revenir au plein emploi.
Les erreurs à corriger
Les hommes politiques, leurs experts et les administrations centrales du pays, qui constituent l’environnement institutionnel des entreprises, devront changer radicalement d’attitude à l’égard de la croissance et de l’emploi. Depuis vingt-cinq ans, ils attendent la croissance de l’extérieur comme on attend le beau temps de l’anticyclone des Açores ; ils dépensent beaucoup d’argent public pour gérer le chômage et ils propagent des mythes comme celui du salut par la mondialisation des échanges et l’exportation des produits de nos techniques de pointe.
Ils ne voient pas que nos exportations ne représentent que 24 % de notre PIB et que les conditions d’une nouvelle croissance dépendent donc très majoritairement de la volonté d’un plus grand nombre d’hommes à créer des produits et des services à l’usage de leur prochain plutôt que du Grand Turc.
Enfin, ils ont axé leur politique de l’emploi sur le partage du travail là où il existe déjà, c’est-à-dire dans les seules entreprises existantes. Ce faisant, ils ne se sont pas seulement trompés de cible : en multipliant les règlements et les contraintes administratives de toutes sortes, ils ont dissuadé un peu plus les entrepreneurs d’entreprendre et rendu encore plus problématiques la survie et le développement des TPE existantes. Il faudra donc bien que ces initiatives malencontreuses soient un jour rapportées.
Le financement des microprojets relève à peu près exclusivement de la bonne volonté, sinon de la charité, du public. Les ressources, pourtant immenses, de l’ingénierie financière n’ont pas été mobilisées à son service. Pourquoi se refuse-t-on si obstinément à imiter ce que font les Américains dans ce domaine, en particulier en utilisant l’argent public pour abonder des réserves locales d’assurance contre les risques inhérents au financement des microprojets3.
Une autre initiative américaine, celle des « anges du développement », commence heureusement à être imitée en France. On sait que, pour être pleinement efficace, elle nécessite cependant des incitations fiscales appropriées comme la déduction des pertes du revenu déclaré en cas d’échec du projet d’entreprise et la diminution de l’impôt sur les plus-values. De telles incitations existent aujourd’hui ; leur pérennité devrait être absolument garantie par la loi.
Enfin et surtout, il faut que les jeunes se persuadent que la création d’entreprises leur offre plus de perspectives d’épanouissement personnel et, tout compte fait, moins de risques de précarité que le statut d’employé ou de cadre dans une grande entreprise. On dit couramment en Amérique que 70 % des diplômés de Harvard ont créé leur propre entreprise dans les dix ans qui ont suivi leur sortie de la Business School.
Cette proportion est peut-être exagérée, mais il est certain que la création d’entreprises est au programme de toutes les business schools américaines alors qu’en France, à de rares exceptions près, nos écoles de gestion, sans parler de nos universités, se considèrent essentiellement comme des viviers pour les grandes entreprises. Celles-ci ne manquent pas de faire monter les enchères, ce qui se traduit par la course aux diplômes.
La République a, aujourd’hui, moins besoin de savants diplômés que d’entrepreneurs.
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1. L’expression, rappelons-le, est d’Alfred Sauvy.
2. Observations de Bernard Zimmern (promo 49) publiée dans les dossiers de l’Institut IFRAP, tél. : 01.42.33.29.15.
3. Voir annexes du Rapport Dalle-Bounine au ministre des Affaires sociales et de l’Emploi – 1987.