La République a‑t-elle besoin de savants ?
Le titre est délibérément provocateur.
La République a‑t-elle besoin de soutenir une activité de recherche, en particulier de recherche fondamentale ? Quelle est l’utilité de cette recherche ? Est-il légitime de demander au contribuable de consacrer des sommes pas vraiment négligeables à cette activité ? Quelle politique doiton mener, quelle est la meilleure stratégie ? Comment dépenser judicieusement ? Comment concilier la nécessaire liberté du chercheur, et la demande, quelquefois pressante, de la société ?
Toutes ces questions, et quelques autres, Michel Dodet, Philippe Lazar et Pierre Papon les posent de front, et ils tentent, en évitant les détours, les faux-semblants et les clichés convenus, de proposer des éléments de réponse, ou au moins de réflexion et de débat.
Évidemment la raison première est celle de tenter de “ comprendre pour comprendre ”, ce qui répond à un besoin fondamental de l’esprit humain : “ plus encore qu’utile, la recherche est ici nécessaire ” (p. 58).
Cela dit, les gouvernements des pays industrialisés n’auraient peut-être pas consacré autant d’argent à la Recherche, particulièrement depuis la dernière guerre, sans des raisons ou des espoirs très concrets de production de richesse (ou de puissance, p. 59). En effet, nous avons vécu depuis la fin du XIXe siècle sur l’idée que l’avancée de la science conduit directement à un progrès des techniques, donc de l’industrie et de l’économie en général.
Ce modèle “ linéaire ” est implicitement mis en avant dans toutes les politiques “ utilitaristes ” qui veulent privilégier tel ou tel secteur de la recherche en fonction des avancées espérées de la technique (on se souvient du “ pilotage par l’aval ” prôné naguère par certains…).
La réflexion en profondeur de Michel Dodet, Philippe Lazar et Pierre Papon montre que l’interaction entre recherche, développement des techniques et innovation industrielle est en fait beaucoup plus complexe que ce que laisse supposer le modèle linéaire, qui est bien périmé.
Les auteurs défendent de façon convaincante une idée originale et féconde : dans ce jeu subtil le travail du chercheur peut quelquefois paraître extraordinairement pointu et sans rapport avec aucune application. Il est cependant utile, mieux, il est nécessaire : l’ensemble des chercheurs constitue un “ réservoir de connaissances aiguës, en permanence actualisées ” (p. 37). Pour peu qu’on le leur demande, ils peuvent jouer collectivement le rôle d’experts, capables de donner dans un délai bref (quelques mois) un tableau de l’état des connaissances dans tel ou tel domaine précis.
En permettant à une recherche de haut niveau d’exister, la société se donne ainsi les moyens d’avoir accès, par l’intermédiaire de ses chercheurs, à l’énorme “ trésor ” des connaissances mondiales, en perpétuelle évolution. Il est clair que seuls les chercheurs ont cette capacité : il faut une longue formation pour simplement comprendre, il faut être un chercheur actif pour être informé d’une découverte, en percevoir la portée, démêler l’important de l’accessoire, trouver des interlocuteurs compétents (fût-ce à l’autre bout du monde).
Un tel système “ d’expertise collective ” a été mis en œuvre à l’INSERM, et pourrait (devrait ?) être largement généralisé. Comme le soulignent les auteurs, les “ demandes de recherche ” que fait la société (ministre, entreprise grande, moyenne ou petite) sont en fait souvent plutôt des demandes d’expertise (quel est l’état des connaissances dans tel domaine ?) car une recherche demande un temps plus long, et de surcroît mal déterminé.
De nombreuses autres questions sont abordées dans ce livre, parmi lesquelles on peut encore mentionner la nécessité d’une évaluation rigoureuse (pas de recherche médiocre !), l’organisation de la Recherche en France, l’impact de la construction européenne, les relations avec les pays en voie de développement, les problèmes d’éthique, la place de la science dans la culture, etc.
Ce livre est un livre politique, dans la meilleure acception du terme : il propose à tout un chacun, au citoyen, des pistes de réflexion, des éléments pour un débat nécessaire.
Soulignons enfin un agrément particulier pour un livre de ce genre : il est écrit dans une langue souple, alerte et claire, où le moindre sigle est défini, et d’où sont bannis ces horripilants tics de langage technocratique, ces néologismes-anglicismes à la mode !
Un livre à lire et méditer.