La République silencieuse
La trajectoire de Jean Peyrelevade mérite d’être brièvement rappelée : X 58, ingénieur de la navigation aérienne, il est déçu par le Concorde (de l’argent gaspillé) mais chaud partisan de l’Airbus (une réussite). Il quitte l’administration, entre une première fois au Crédit Lyonnais auprès de Jean Deflassieux pour vendre des avions. Il entre en politique en 1981 au cabinet de Pierre Mauroy, et joue un rôle décisif lors du retournement de la politique économique de 1983. Il devient président de Suez, puis de l’UAP, enfin du Crédit Lyonnais après les événements que l’on connaît.
Un livre intéressant, courageux, jamais sectaire, avec une grande liberté d’expression : il a la forme d’une longue interview par Denis Jeambar (président du groupe Express- Expansion). Il apporte des éclairages originaux sur les grandes questions d’actualité : les défaillances françaises, les concentrations d’entreprises, la réforme de l’État, les retraites, le chômage, la formation, et aussi sur les problèmes internationaux, la mondialisation, la construction européenne, le capitalisme du XXIe siècle…
Admirateur de Pierre Mendès France, Pierre Mauroy et Jacques Delors (l’inventeur de la désinflation compétitive), proche de Michel Rocard, Jean Peyrelevade, il fait partie de la deuxième gauche, donc se démarque clairement de la première gauche dont il critique les fausses solutions, les utopies, la démagogie. Il se présente comme un pragmatique pour qui il est capital d’analyser d’abord la réalité (érigée d’ailleurs en principe), il pense que sans compétitivité, il n’y aura jamais de pacte social, et parmi les réalités incontournables dont il convient de tenir compte, il y a notamment la démographie et l’espérance de vie.
Il croit pouvoir affirmer qu’à long terme, il est illusoire de croire qu’on peut être plus efficace que les autres en travaillant moins ! Plus personne, s’écrie-t-il, ne pense vraiment que l’État doit rester actionnaire de Renault, France Télécom, EDF ou Air France…
À propos du capitalisme du XXIe siècle, il regrette amèrement que l’enrichissement de l’actionnaire soit devenu le seul objectif de l’entreprise, il se livre à une critique féroce des évaluateurs et analystes financiers (les devins, les prophètes du capitalisme moderne) qui n’ont d’autre légitimité que celle donnée par les normes qu’ils fabriquent eux-mêmes…
Il ironise sur la nouvelle manie des concentrations et fusions d’entreprises : une analyse objective de la situation peut conduire à recommander aussi bien des fusions que des séparations.
Pour lui la mondialisation est un facteur de progrès considérable et un formidable moteur, mais elle a aussi ses inconvénients et elle nous fait courir des risques dont l’un des plus graves est la pesanteur des normes qu’elle produit… Pas question en tout cas de revenir au protectionnisme. Ceci ne l’empêche pas de penser que la taxe Tobin, inutile et inopérante, n’a aucune chance de succès.
Jean Peyrelevade ironise sur les illusions des gouvernants français à propos de la réalité de leur pouvoir : de réels transferts de souveraineté ont déjà eu lieu vers les collectivités locales, vers l’Europe et les organismes internationaux (FMI, OMC, OMS, OIT, FAO, Banque mondiale).
La Commission de Bruxelles est utile voire indispensable, il n’hésite pas pour autant à critiquer férocement certaines décisions de la DG 4 (Concurrence) qui, selon lui, a eu grand tort d’interdire certains regroupements.
Mais (last but not least) il prend néanmoins clairement et vigoureusement parti pour une Europe puissante qui doit se doter le plus rapidement possible d’un président, d’un gouvernement, d’une assemblée législative, d’une diplomatie et d’une armée.