La retraite de Russie
La retraite de Russie est un de ces événements historiques inoubliables pour ceux qui y ont survécu, puis pour tous ceux qui en ont appris et étudié les tenants et les aboutissants.
Deux siècles plus tard, on discute encore sur les motifs qui ont déclenché cette apocalypse, les stratégies qu’ont tenté d’y mettre en oeuvre les acteurs, et le rôle qu’ont joué ces six mois de 1812 dans l’évolution de la Russie, de la France et de l’Europe.
Oui, la retraite de Russie a été le commencement de la fin de l’Empire napoléonien. Sans nier cette évidence, Erik Egnell analyse évidemment les raisons de cette débâcle : une soi-disant « grande armée » hétérogène, loin de ses bases dans un pays profondément hostile par ses habitants comme son climat.
Et un chef parfois incapable de prendre des décisions cohérentes et efficaces. Mais il insiste aussi sur une autre réalité : Napoléon n’a dû qu’à un sursaut tactique appuyé sur le courage surhumain de ses soldats d’échapper personnellement aux armées ennemies qui le prenaient en tenaille.
Une « incroyable échappée » contraire à toute logique militaire, et donc un sursis aux lourdes conséquences pour l’Europe.
Les analyses de l’auteur portent sur toute la campagne, de Smolensk à la Moskova puis à Moscou, mais surtout sur la phase de la retraite. S’il suit l’ordre chronologique, c’est en rappelant comment les épisodes de cette guerre furent racontés par les acteurs, puis les experts ou les artistes.
Une telle approche suppose la consultation d’un nombre considérable d’écrits : la bibliographie donnée par Egnell est impressionnante ! Et les polytechniciens y retrouveront, acteurs des batailles et auteurs abondamment cités, leurs camarades Gourgaud, 1799 ou de Chambray, 1801.
Pour la romancière Valentine Goby : « Écrire, c’est augmenter le réel. » Erik Egnell illustre ici ce propos avec brio. Non seulement, en « historien », il se veut rigoureux dans la vérification des faits et attentif dans l’analyse des contradictions entre témoins, mais il met aussi l’accent sur la qualité de recomposition dont font preuve avec intuition ou imagination les auteurs qu’il convoque.
Nous pouvons donc lire, côte à côte, les lettres de certains grands personnages comme Koutouzov, les bulletins officiels approuvés par les généraux des deux bords, les journaux de campagne écrits, avec leurs doigts gelés, par des officiers, les souvenirs des rescapés (comme Stendhal relatant ses efforts de logistique, ou le sergent Bourgogne revenant sur ses périodes de frayeurs et de résignation).
Et chez Egnell ce « réel » est encore mis en scène par les odes de Pouchkine ou Hugo, ou les parcours romanesques vécus pendant la campagne par les héros de Balzac, George Sand, Mérimée, Rambaud et évidemment Dostoïevski ou Tolstoï : magnifiée dans le Guerre et Paix de cet auteur comme par Audrey Hepburn, l’interprète de son rôle chez King Vidor, la douce Natacha est elle aussi devenue un bernard‑l’ermite de la grande Histoire.