La révolution silencieuse des ZEP à Sciences-Po
En 2001, le directeur de l’Institut d’études politiques de Paris, Richard Descoings, avait lancé les » Conventions éducations prioritaires » (CEP) avec sept lycées des académies de Créteil, Versailles et Nancy-Metz. La polémique battait son plein. C’était la fin de la République pour les uns, un vulgaire coup de pub pour les autres. En guise de reconnaissance pour l’initiative, une grêle de javelots bien affûtés. Le directeur de Sciences-Po tint bon, malgré quatre procédures attentées auprès des juridictions administratives, en dépit des détracteurs bien installés derrière la porte du conservatisme social.
Cinquante-six lycées partenaires
Sept années plus tard, les résultats sont simplement là. Depuis 2001, 359 élèves ont été admis à Sciences-Po grâce au programme pilote. Pour la seule année 2007 : pas moins de 700 candidats et 95 admis venus de toute la France. Car l’Institut d’études politiques de Paris travaille désormais avec 56 lycées qui concentrent, en raison de leur environnement et de l’hétérogénéité de leur population, les plus grandes difficultés.
Une dynamique de réussite dans l’enseignement secondaire, un parcours d’excellence dans le supérieur
Pas seulement des établissements scolaires des communes pauvres autour de Paris, comme à La Courneuve, à Clichy-sous-Bois ou à Épinay-sur-Seine, mais aussi des petites villes enclavées, dans la région lyonnaise, à Vénissieux ou Vaulx-en-Velin. Lycées des régions désindustrialisées, comme dans la Moselle dans l’Est où l’on a fermé les dernières mines, à Creutzwald ou à Forbach.
Lycées des quartiers où l’on cherche un second souffle, aussi bien à Perpignan, que Châtellerault, Le Havre, Rouen, Maubeuge ou Roubaix. Lycées du très lointain outre-mer, jusqu’aux confins de l’Amazonie, sur les rives du Maroni, dans la Guyane française. Une dynamique de réussite dans l’enseignement secondaire, un parcours d’excellence dans l’enseignement supérieur ; les enseignants des lycées et leurs élèves qui ont fait le pari des conventions depuis sept ans peuvent se féliciter des résultats. L’hypothèse des études supérieures et des ambitions individuelles n’est plus taboue dans ces établissements.
L’accès à des postes de responsabilité
359 élèves admis et parmi eux, environ 20 % d’enfants des couches intermédiaires, employés, infirmières ; deux tiers d’enfants de chômeurs, de retraités employés, d’ouvriers, de personnes en situation précaire. Des étudiants au parcours souvent complexe et qui réussissent comme les autres à Sciences-Po.
Déjà deux générations de diplômés qui, après avoir suivi les mêmes cours et passé les mêmes examens que les autres, ont intégré le monde du travail à des postes de responsabilité ou qui continuent dans un parcours d’excellence, en tentant les concours de la haute fonction administrative. Chaque année, plusieurs de ces étudiants sont parmi les premiers de leur promotion. En juillet 2007, une étudiante boursière au plus haut échelon, issue d’un lycée de l’Éducation prioritaire a ainsi été diplômée de Sciences-Po summa cum laude, la plus haute distinction qu’un élève puisse recevoir ; cette année, pour environ 1 000 diplômés, ils n’ont été qu’une dizaine dans ce cas. Sur les 17 étudiants admis en 2001, deux avaient triplé leur première année et changé d’orientation, les 15 autres sont tous à ce jour diplômés de Sciences-Po. Pour l’ensemble de la promotion entrée en 2002, 18 étudiants ont été diplômés cette année, 12 autres sont soit en prolongation de stage de fin d’études, soit en aménagement de scolarité (certains ont changé de mastère au cours de leur scolarité ce qui a retardé la date d’obtention de leur diplôme). Au total, 30 étudiants sur 33 ont poursuivi leur cursus à Sciences-Po. 26 sur 33 ont répondu à notre enquête sur l’entrée dans la vie professionnelle. 14 sont à ce jour recrutés en CDI ou en CDD (Cabinet Mazars, Chambre de commerce de Paris, BNP-Paribas, RFO, Price Waterhouse Coopers, L’Oréal, Suez, etc.), 9 préparent les concours administratifs (Ena, ENM, INET), 3 sont à la recherche d’un emploi.
La banalité, un signe de succès
Sciences-Po a contracté plus de 300 échanges avec des universités internationales
Mesurer les effets qualitatifs de cette réforme au sein même de Sciences-Po ne va pas de soi. Que la question de ces talents nouvellement recrutés ne se pose plus est sans aucun doute le plus flagrant des signes du succès. En quelques années, un droit à l’indifférence s’est imposé qui s’est encore mesuré au moment de l’insertion sur le marché du travail des deux premières promotions : elle s’est effectuée d’une façon des plus banales. Un autre élément mérite d’être pris en compte : la proportion d’élèves boursiers à Sciences-Po. Elle a doublé en quelques années, et sans compter l’apport des étudiants en situation défavorisée recrutés dans le cadre des conventions.
Une nouvelle image de Sciences-Po, portée par le témoignage d’élèves issus de quartiers sensibles
S’il n’est pas possible à ce stade de l’étude d’assurer qu’il s’agit d’un effet secondaire de ce programme, d’autres facteurs entrant peut-être en ligne de compte, force est de constater que cette évolution – ou révolution – intervient au même moment. Plusieurs enseignants de mastère ont également remarqué la diversification massive et visible de leurs étudiants. Un sondage dans quelques groupes de classes suggère que ce métissage nouveau dépasse très largement en nombre le cas des étudiants issus des lycées en partenariat avec Sciences-Po. L’hypothèse la plus vraisemblable est que l’autocensure des étudiants des universités a volé en éclats, sans doute à la faveur de la nouvelle image de Sciences-Po portée par les témoignages des élèves issus des quartiers sensibles ou des régions isolées et en crise. Il reste bien sûr à apprécier scientifiquement ces hypothèses, travail auquel ne manqueront pas de s’atteler les chercheurs.
Un risque rationnel
D’aucuns mettaient en doute en 2001 l’idée que les nouvelles recrues de Sciences-Po apporteraient quelque chose à l’institution. » La vieille dame faisait une bonne action « , tendait sa main charitable et voilà tout. Que de mépris et d’ignorance dans cette perception ! Les graines semées depuis sept ans s’ajoutent à celles de l’internationalisation. La bonne vieille école franco-française vivant sur sa réputation et la rente des très bons candidats bacheliers ou issus des classes préparatoires ont vécu. Sciences-Po a changé de centre et a pris le risque – rationnel – de l’altérité. Des altérités multiples par le monde, avec plus de 300 accords d’échanges avec les universités internationales, par tous les mondes y compris dans leur étrangeté sociale, économique ou culturelle. Parce que les talents ne sont pas d’un seul monde franco-français limité à quelques dizaines de lycées. Qui pouvait croire cela plus longtemps ? Que ces graines fructifient va dans l’ordre des choses. Que ces étudiants aux parcours si divers deviennent diplômés, s’insèrent dans le monde du travail, deviennent à leur tour enseignants à Sciences-Po et ailleurs, soient des exemples dans leur milieu d’origine est la conséquence même de leur recrutement. Voilà sans doute une des révolutions actuelles et silencieuses que connaît Sciences-Po aujourd’hui, une douce révolution copernicienne.