La route du futur face au réchauffement climatique
L’automobile est en pleine transition énergétique, mais il ne faut pas oublier qu’elle forme un couple avec son support de roulement, la route. La voiture ne pourra réellement évoluer que si la route évolue en cohérence avec elle, dans une transition écologique raisonnée et progressive.
La conférence de Rio (1992) puis les COP successives depuis 2000 ont conduit à la prise de conscience des conséquences du réchauffement climatique, largement dû à l’émission des gaz à effet de serre (GES). La route et les véhicules thermiques qui l’empruntent, représentant environ 30 % des GES, ont été stigmatisés, ainsi que la consommation de matériaux non renouvelables et à forte consommation énergétique utilisés dans la construction et l’entretien des infrastructures routières (par ex. ciment, bitume). Des déclarations politiques et plans divers ont été proposés pour encourager un transfert modal de la route vers les modes dits écologiques, notamment fluvial et ferroviaire. Mais force est de constater que ces initiatives n’ont pas donné de résultat, et au contraire le mode routier a continué d’augmenter ses parts dans presque tous les pays. Par conséquent, les pouvoirs publics et les États ont infléchi leurs politiques depuis 2011–2015 et cherchent maintenant à décarboner la route et les véhicules, dans le cadre d’une transition écologique raisonnée et progressive, tout en encourageant la complémentarité des modes, chacun étant utilisé là où il est performant et économiquement viable.
Le concept de route du futur ou de cinquième génération (Hautière et al., 2015), décliné dans ses diverses composantes, prend son sens dans ce contexte et ouvre de nouvelles perspectives pour le XXIe siècle. Cette route du futur répondra globalement à trois principaux objectifs : résilience, durabilité et sobriété en matériaux ; adaptabilité, connectivité et automatisation ; et intégration énergétique. Ce sont les deux derniers qui sont présentés dans le présent article.
REPÈRES
Avec l’ère industrielle et jusqu’à la première moitié du XXe siècle, le transport terrestre des personnes et des biens a été largement dominé par le chemin de fer, qui combinait capacité, vitesse, confort et sécurité. À partir des années 1950, et surtout 1960–1970, l’automobile a connu un essor fulgurant aux États-Unis, puis en Europe et dans le reste du monde. Parallèlement la route et ses infrastructures se sont développées avec des investissements massifs, publics puis privés avec les concessions, tant pour le transport des personnes que pour celui des marchandises. Dans la plupart des pays, la densité des réseaux routiers est 10 à 100 fois plus forte que celle des réseaux ferroviaires et la flexibilité du mode routier a conduit à ce que 70 % à 90 % des transports terrestres actuels se fassent sur la route, hors zones urbaines.
Une route connectée et automatisée
On assiste aujourd’hui à des évolutions rapides, avec l’arrivée des véhicules électriques et autonomes, et de nouveaux services de mobilité. La robotisation de certains chantiers de maintenance, la dématérialisation ou le déport à bord des véhicules d’une partie de la signalisation, ou les outils de localisation et de communication électronique, exigent une adaptabilité croissante de la route et de ses équipements, de plus en plus connectés avec les véhicules. De nouvelles stratégies de gestion de trafic émergent et reposent sur la connectivité et l’automatisation des véhicules, pour améliorer la performance du système route-véhicule, sécuriser et fiabiliser les déplacements. L’usage des infrastructures peut ainsi être optimisé en mettant à profit les systèmes de transport intelligents et coopératifs (C‑ITS).
Les capteurs
Les capteurs électromagnétiques ou optiques (boucles, caméras, radars, lasers, etc.) dans l’infrastructure ou en bord de voie permettent de mesurer les caractéristiques du trafic, de le gérer et de délivrer des informations aux usagers. Des systèmes coopératifs plus avancés fournissent des temps de parcours à longue distance en utilisant la technologie des véhicules traceurs, où des véhicules équipés de capteurs embarqués et d’un système de géolocalisation transmettent des informations régulières à un système intégrant un modèle de trafic. Des outils combinant la détection d’événements et l’identification de véhicules, par reconnaissance de plaques ou transpondeurs, permettent de mettre en œuvre une politique de contrôle-sanction automatisé. Celui des vitesses est en place en France depuis 2002 et ceux des feux rouges et contre-sens, puis des interdistances, ont suivi. Le contrôle automatisé de l’usage des voies réservées (bus, taxis, véhicules à taux d’occupation minimal) et des zones à faibles émissions est en cours de déploiement. Celui des poids lourds en surcharge fait l’objet d’études en cours et mettra en œuvre des systèmes de pesage en marche certifiés. L’ensemble de ces contrôles vise à assurer un trafic plus sûr, plus fluide et moins polluant, et un usage optimisé des infrastructures.
Les convois de poids lourds
Un autre exemple d’automatisation concerne les convois de poids lourds à courte interdistance (platooning), qui pourraient à terme permettre des gains de performance substantiels, une réduction de la consommation, des émissions de GES et des congestions routières. L’infrastructure aura un rôle à jouer dans la connectivité entre ces convois, les véhicules qui les composeront et les gestionnaires. Elle sera équipée de capteurs et de systèmes de gestion de données pour déterminer les zones et périodes où le platooning est réalisable en sécurité, ou lorsqu’il faudra l’interrompre, par exemple en conditions météorologiques dégradées, de trafic très dense, de franchissement de zone particulière (ponts de grande portée à capacité de charge limitée ou zones d’échange). Des informations seront communiquées aux chauffeurs ou aux automatismes de conduite. Les véhicules impliqués dans le platooning devront aussi transmettre des informations à des centres de gestion pour permettre leur entrée ou sortie de platoon en fonction de leur destination ou pour définir leur rang par rapport à leurs capacités de freinage.
“Assurer un trafic plus sûr, plus fluide et moins polluant.”
L’infrastructure aura également, pour les futurs véhicules automatisés, des fonctions de guidage, de détection d’incidents, d’aide à la mise en sécurité en cas de défaillance, et une contribution dans la prévention des collisions, entre mobiles ou sur obstacles fixes. Pour cela un échange d’informations continu devra être instauré entre véhicules et infrastructure. La durée des cycles traditionnels de renouvellement des infrastructures (50 ans à 100 ans au moins pour les ponts, 15 ans à 30 ans pour les chaussées et routes) se rapproche maintenant de celle des véhicules et des outils de communication (une dizaine d’années). Il ne s’agit donc plus seulement de renouveler ces infrastructures, mais plutôt de les adapter à de nouveaux usages, à coût économique et environnemental minimal. Face aux défis climatiques actuels, la route du futur devra aussi jouer un rôle significatif sur le plan énergétique. Deux pistes complémentaires ont émergé et sont à l’étude ou commencent à être mises en œuvre : utiliser la route comme un outil de production d’énergie renouvelable ou l’équiper d’une infrastructure de distribution d’électricité permettant d’alimenter des véhicules en mouvement, donc d’en faire une route électrique.
Une route à énergie positive
La route est consommatrice d’énergie, tant pour sa construction, pour sa maintenance et pour son exploitation (éclairage et signalisation) que par les véhicules qui l’empruntent. Dans la recherche de sources potentielles d’énergie renouvelable, il a été identifié que la surface des routes, qui reçoit les rayons solaires, pouvait constituer une source d’énergie. La surface cumulée du réseau routier français est de l’ordre de 6 000 km², soit un peu plus d’1 % de la surface du territoire national. Avec des hypothèses prudentes, 25 % de temps d’ensoleillement (soit 50 % du jour), 0,5 % de la surface routière utilisée, soit environ 5 000 km de linéaire, et 300 W/m² d’énergie reçue, la puissance moyenne reçue serait de l’ordre de 2,25 GW, soit 3,5 % de la puissance électrique installée en France ou un peu plus de la moitié de celle consommée par le transport routier. Certes la part réellement récupérable de cette énergie est probablement faible, mais elle pourrait toutefois contribuer à la décarbonation du secteur routier, voire répondre à des besoins énergétiques limités au voisinage d’une route équipée. Les deux modes de récupération d’énergie solaire dans une route sont : la route solaire thermique, avec récupération de la chaleur emmagasinée dans la route ; et la route solaire photovoltaïque, avec insertion de cellules dans la couche de roulement rendue transparente pour laisser passer la lumière incidente. La première solution est commercialisée en France avec succès par Eurovia pour la réhabilitation thermique de bâtiments. La seconde solution, proposée par Colas (Wattway), peut servir à alimenter des capteurs ou contribuer à l’éclairage. Les deux solutions peuvent se combiner sur un même site. Néanmoins le rendement de ces technologies reste limité et les investissements assez lourds, surtout pour la solution photovoltaïque.
Une route électrique (ERS)
La question de l’autonomie des véhicules électriques est critique, en particulier pour les véhicules lourds (camions, autocars). Les batteries atteignent rapidement leurs limites physiques et économiques, et ne peuvent assurer des autonomies de plusieurs centaines de kilomètres à des véhicules de quelques dizaines de tonnes. Une solution consiste à transposer les systèmes d’alimentation électrique sur l’infrastructure, développés dans le domaine ferroviaire (trains, métros, tramways, trolleybus). Siemens propose une alimentation par caténaires et pantographes (double caténaire car il n’y a pas de retour courant par le sol), Alstom développe une alimentation par le sol avec des rails électrifiés par tronçons (transposition du système du tramway de Bordeaux) et Elways propose un rail à profilés creux, tous deux avec des patins de captation installés sous les véhicules. Des systèmes sans contact par induction existent déjà en statique pour les bus et sont en cours de développement ou d’essais, notamment en Suède, en Allemagne et en Corée. Un rapport de l’Association mondiale de la route (PIARC, 2018) présente un panorama de ces technologies et le ministère de la Transition écologique a lancé début 2021 une réflexion au sein de trois groupes de travail avec l’ensemble des parties prenantes pour élaborer une politique nationale sur l’ERS (Electric Road System), évaluer les technologies et leur domaine d’application et les enjeux économiques et environnementaux.
“La route n’est plus un simple ruban de bitume.”
L’ERS serait pertinent sur des corridors autoroutiers à fort trafic, pour les poids lourds notamment qui représentent près de 30 % des émissions du transport routier. Il permettrait non seulement d’assurer la propulsion des véhicules sur le réseau équipé, mais aussi de recharger leurs batteries pour leur donner une autonomie maximale en dehors de ce réseau. Il est également préférable de transporter l’électricité sur son lieu de consommation via un réseau de distribution électrique, plutôt que de la stocker et la transporter à bord des véhicules, avec les contraintes de masse, volume et coût associées aux batteries. Enfin les espaces et le temps nécessaires à la recharge sur des bornes statiques, même à haut débit, sont pénalisants, notamment pour des véhicules commerciaux loin de leur base.
Les coûts d’investissement des solutions ERS se situent entre 2 et 5 M€/km (estimation avant industrialisation) et pour la France il est admis que 3 à 4 000 km d’autoroutes seraient éligibles à l’ERS, soit un investissement de 10 à 15 Mds d’euros (il suffirait d’équiper 50 % du linéaire sur la voie lente compte tenu de la présence de batteries tampons). Avec une durée d’amortissement de vingt à trente ans et un système de concession, cela ne semble pas hors de portée. Il reste néanmoins à clarifier des questions de sécurité, de résilience du système et de modèle économique (répartition des coûts et bénéfices), mais a priori il n’y a pas de verrou majeur identifié. Le déploiement d’une telle solution nécessitera néanmoins une normalisation et une harmonisation des solutions, une interopérabilité à l’échelle européenne et entre les catégories de véhicules éligibles ; par exemple, les voitures ou camionnettes seront-elles prises en compte ou resteront-elles uniquement sur batterie ? Naturellement l’origine de l’électricité (décarbonée) sera primordiale pour que l’ERS soit pertinent.
Une route intelligente
La route du XXIe siècle n’est plus un simple ruban de bitume supportant des véhicules et équipée de quelques dispositifs de sécurité et de signalisation. Au-delà de ses fonctions physiques, la route sera de plus en plus équipée de capteurs, de systèmes d’information et de communication, et connectée aux véhicules qui l’empruntent et aux opérateurs qui la gèrent. La route dite intelligente devra s’autodiagnostiquer, voire s’auto-réparer, et communiquer sur son état et son évolution. Sa fonction sera collaborative, dans la mesure où elle participera à la gestion ou au contrôle du trafic, à l’alimentation énergétique de certains véhicules et au guidage ou à la surveillance de véhicules autonomes. En outre elle s’intégrera dans un véritable système global de services de mobilité. Néanmoins il y a lieu d’étudier chaque solution et le modèle d’affaires associé dans sa globalité et avec toutes les parties prenantes, pour éviter les mythes technologiques.
Références
Hautière N., de La Roche C. & Piau J.-M. (2015), Les routes de 5e génération, Pour la Science, n° 450, avril 2015, p. 26–35.
PIARC(2018), Electric Road Systems : a Solution for the Future ? Report of a Special Project, 2018SP04EN, 138 p.