La Russie autrement
Il y a quelques années, à Krasnodar, pas loin de la mer Noire, le patron d’une importante usine me reçoit pour discuter d’un appel d’offres.
Bureau typiquement soviétique, avec table en T et médailles aux murs. Je le rencontre pour la première fois. Il est visiblement gêné. J’attends donc qu’il m’annonce une mauvaise nouvelle.
“ Une grande capacité à corriger ses erreurs ”
Il me demande si je connais bien le fournisseur des pièces maîtresses de l’unité à reconstruire. Bizarre. Nous avons sélectionné ce fabricant français il y a plusieurs années. Il m’apprend qu’il a fait parvenir une offre à prix cassé par le canal d’un concurrent allemand.
Je travaille sur tous les continents, rien ne me surprend. Mais c’était la première fois qu’un client prenait le temps de m’informer de ce genre d’incident, ajoutant qu’il était désolé d’un tel comportement. C’est très russe. En Russie, toute relation est d’abord humaine.
Le plan des cinq cents jours
J’ai découvert l’URSS quelques années avant sa dissolution par les Russes, les Belarus et les Ukrainiens entraînés par Boris Eltsine.
Les dernières années Gorbatchev avaient été parmi les plus heureuses de ma vie professionnelle. On commençait à balayer les gravats de l’ère « socialiste » et on rêvait, moi plus qu’un autre, d’une nouvelle URSS, grande puissance pacifique trouvant sa place parmi les nations démocratiques.
“ Une lente évolution vers les Lumières ”
Installé par les hasards de la vie au cœur du pouvoir, je faisais partie des apôtres et des ingénieurs d’une double révolution : économique avec le « Plan des cinq cents jours » pour libéraliser l’économie, et politique avec la reconnaissance officielle de l’Union européenne comme interlocuteur par l’URSS.
Tout cela n’a duré que l’espace de deux printemps avant que la Russie ne soit emportée dans le tourbillon de la « thérapie de choc » du bon docteur Sachs, que les Russes n’ont pas fini de payer.
De cette époque, j’ai conservé une grande confiance dans les capacités de ce peuple à corriger ses erreurs et à rester lucide sur lui-même et son histoire. Ce n’est pas si courant.
La succession de l’empire romain
Je suis arrivé en URSS avec une grille de lecture peu commune. Toute mon enfance a été bercée par le souvenir de l’Empire romain oriental, qu’ici on appelle Byzance, ce qui le rétrécit singulièrement.
UN PAYS ARRIÉRÉ
Je me souviens d’un soir où la fine fleur du capitalisme européen, réunie dans un « sanatorium » des environs de Moscou, avait décidé de faire une balade à pied en attendant le dîner. Elle revint effarée du village voisin en demandant à nos hôtes ce qui se passait. Ils n’avaient vu ni rues asphaltées, ni éclairage public, pas le moindre magasin et personne dans la rue. Pensant qu’il s’agissait d’un village abandonné, ils s’entendirent répondre par le Premier ministre de l’époque : « Ça vous étonne ? Ne savez-vous pas que l’URSS est un pays arriéré ? »
Pour moi, la plus grande catastrophe de l’histoire a été la chute de Constantinople, seconde Rome.
Un demi-millénaire plus tard, nous vivons au quotidien les conséquences de cette chute qui a rompu les digues orientales de notre civilisation. Moscou s’est immédiatement affirmée comme troisième Rome, capitale de l’orthodoxie, la « foi correcte ».
C’est le tsar, et pas l’empereur germanique, qui avait hérité de la dignité impériale léguée par Rome. Voilà à quoi je pensais en abordant cet empire que je ne connaissais pas. Je me rendis vite compte que ma saga familiale (les Grecs de la mer Noire se considéraient comme Romains) constituait un puissant attrait pour des Russes civilisés par Constantinople.
Plusieurs tsars et tsarines des XVIIIe et XIXe siècles n’avaient-ils pas rêvé d’en faire la capitale de l’Empire ? Catherine n’a pas été loin d’y parvenir. Ainsi j’avais en moi une porte par laquelle ils savaient pouvoir entrer et être compris.
La barrière de la langue devenait presque secondaire. En plaisantant, je leur disais qu’un peuple pour lequel Basile II le Bulgaroctone faisait partie de l’histoire ne pouvait pas m’être étranger.
La fin du socialisme
La religion, ultime recours du peuple. La cathédrale du Christ-Sauveur et le pont du Patriarcat. © VLADIMIR SAZONOV – FOTOLIA
La fin du socialisme à la soviétique me paraissait dans l’ordre des choses. Mais les abus de l’autocratie, suivis des horreurs du socialisme, faisaient de la liberté un objectif lointain qui ne pourrait être atteint qu’au bout d’une lente évolution vers ces « Lumières » dont avait bénéficié l’ouest de l’Europe.
J’espérais que des personnages visionnaires comme Mikhaïl Gorbatchev amorceraient cette évolution. Il a été, hélas, remplacé par des opportunistes sans vision qui abusent du populisme et de la démagogie panslaviste.
Fusionner des cultures éloignées
Comme les Romains, les Russes ont toujours eu conscience de faire partie d’un empire. Voilà une culture à peu près incompréhensible à des Européens continentaux.
Elle apprend la tolérance et se familiarise avec la diversité. Le Russe est un métis de Slave, de Scandinave et de Tatar. C’est sans doute ce qui explique la beauté des femmes. Mais c’est aussi ce qui le rend si différent des Européens, malgré un sang au moins aussi mêlé. Fusionner des cultures aussi éloignées que la culture européenne et la culture mongole produit des résultats détonnants.
Avoir, au milieu de son territoire, d’immenses communautés musulmanes enclavées oblige à des concessions mentales, sociales, économiques et religieuses dont nous n’avons pas la moindre idée. Même si 95 % des Moscovites ne sont jamais allés en Extrême-Orient, ils gardent dans un coin de leur subconscient le regret de la vente de l’Alaska, comme nous celle de la Louisiane.
Dans l’URSS de 1990, les horaires des vols intérieurs de l’Aeroflot, résumés sur un immense panneau presque indéchiffrable, étaient renseignés en heure de Moscou.
Le plus grand empire du monde
Les Russes, qui ont réussi, malgré la chute de l’URSS, à garder le plus grand empire du monde, en sont très contents. C’est la grille avec laquelle il faut lire le conflit ukrainien de 2014, bien plus complexe que nous l’imaginons.
L’Empire a été une création commune des deux peuples, et l’Ukraine, qui en a été exclue par les accords de 1991 qui ont dissous l’URSS, ne l’a toujours pas digéré.
Difficiles à supporter
Les Russes sont difficiles à supporter. Les femmes, quand elles sont jeunes, demandent tout, et en vieillissant encore davantage. Les hommes sont rustres et autoritaires.
“ Pour travailler avec les Russes, il faut les aimer ”
La société russe, en sacrifiant au culte de l’argent, n’a fait qu’aggraver nombre de ses défauts et, prise globalement, n’est pas très sympathique. Pour travailler avec les Russes, il faut les aimer. C’est-à-dire dépasser les apparences pour atteindre la réalité des êtres. Ça vient vite ou ça ne vient jamais.
J’ai la chance de leur être compréhensible. C’est ce qui m’a permis de passer de la sphère du pouvoir à celle des affaires au moment où la « thérapie de choc » mettait sur le marché des milliers d’entreprises fraîchement privatisées, techniquement dépassées, absolument fauchées mais avec des potentiels qu’il fallait déceler.
Celles avec lesquelles j’ai commencé l’aventure n’avaient guère d’autre choix que d’accepter les idées du premier Occidental qui tapait à leur porte. Je me suis fait la réputation de savoir organiser des financements compliqués qui permettaient de rénover l’outil industriel d’usines fabriquant des produits exportables.
Rénover des monstres industriels
C’est ainsi que j’ai pris la succession d’un étrange personnage qui avait vendu à Brejnev une douzaine d’énormes usines d’engrais à l’époque où les terres vierges étaient à la mode. J’ai passé dix ans de ma vie à rénover ces monstres industriels qui, en exportant l’essentiel de leur production, ont prospéré, de manière paradoxale, au milieu d’une agriculture ruinée par le socialisme.
Tout cela a été bâti sur la confiance que j’avais, malgré moi, inspirée à mes interlocuteurs.
Un personnage grandiose
Mon oligarque favori, appelons le Dimitri, qui m’a fait, jusqu’à sa retraite, une confiance illimitée, est un personnage grandiose qui réunit en lui beaucoup des défauts des grands komsomols de la Perestroïka qui ont mis le pays en coupe réglée pour se construire des fortunes pyramidales.
L’Empire russe a gardé, à travers tous les régimes, le modèle de l’Empire romain oriental. En quatre-vingts ans, les socialistes n’ont pas eu raison de l’Église. Dès leur disparition, elle est sortie des catacombes pour occuper la place qu’elle avait à l’époque des Tsars : celle de l’ultime recours du peuple. La construction de la nouvelle cathédrale orthodoxe au bord de la Seine, aux frais de la Fédération de Russie, est, avec la réception en chef d’État du patriarche de Constantinople l’an dernier, l’expression la plus actuelle de cette relation fusionnelle qui est d’abord existentielle.
Ces événements avaient été précédés, voici une bonne dizaine d’années, par la grandiose reconstruction de la cathédrale du Sauveur de Moscou érigée en souvenir de la défaite des Français puis dynamitée dans les années 1930 par le régime socialiste pour faire place à une piscine.
Mais il a aussi gardé les qualités de ces grands patrons de l’URSS qui, idolâtrés par leur personnel, étaient des avatars des barines de l’Empire. Elles manquent cruellement aux oligarques qui ne raisonnent plus qu’en termes abstraits et pour qui l’humanité se résume à un club de foot et à la centaine de people pique-assiettes qu’ils réunissent l’été sur leurs super-yachts.
Venant du bas de la société, élevé aux frais de l’État, Dimitri a gardé de ses années de galère une simplicité rafraîchissante. Son ascension dans le monde industriel des années quatre-vingts, période où la désorganisation institutionnalisée obligeait à tricher pour survivre, l’a doté d’une volonté farouche et d’un caractère entier. La prospérité de l’entreprise justifiait les moyens les moins avouables.
Confronté à la thérapie de choc, il a décidé de rester à son poste et de tout faire pour conserver son groupe industriel. Réussissant au-delà de toute espérance, il a gagné sa place dans le club des milliardaires russes, mais n’a jamais accepté de faire équipe avec eux.
Il est resté le capitaine d’industrie qu’il avait toujours été, gérant d’une main de fer, se battant comme un damné chaque fois qu’on tente de racheter son groupe, environ une fois tous les cinq ans. Ne vivant que par et pour les usines qu’il avait construites de ses mains, parfaitement ouvert aux exigences techniques et managériales actuelles, risquant en permanence sa fortune dans l’amélioration de son outil de production, Dimitri a toujours su qu’il construisait la Russie de demain.
C’est de ce genre de personnage dont a besoin la Russie du XXIe siècle.
Sauver les apparences
« Je suis Catherin, et je mourrai Catherin » (Voltaire).
VIRGILIUS ERICHSEN, PORTRAIT ÉQUESTRE DE CATHERINE II.
La nouvelle génération de managers est trop fascinée par le bling bling des multinationales.
Dès qu’ils se trouvent à un niveau hiérarchique compatible avec leur ambition, ils singent. Le manque de rigueur, un défaut partagé par tous les Russes, les empêche d’atteindre les résultats auxquels ils prétendent, mais les apparences sont sauves.
Les apparences !
C’est, depuis Pierre le Grand, le principal souci des élites russes. Au début, ce fut de paraître vivre en Occidental. Sous Catherine, ce fut paraître penser en Occidental, ce qui lui valut le fameux compliment de Voltaire : « Je suis Catherin, et je mourrai Catherin. »
Au XIXe siècle, ce fut l’imitation de l’émergence européenne sur un socle médiéval. Au XXe, ce fut, jusqu’à satiété, le mythe de l’homme nouveau des fouriéristes popularisé par les marxistes. Aujourd’hui, la mode au Kremlin, c’est de paraître une grande puissance en embêtant ses petits voisins, avec des « dommages collatéraux » qui ne méritent pas la moindre excuse.
Pourtant, j’ai de savoureux souvenirs de Vladimir Poutine, depuis l’époque où je présentais à Saint-Pétersbourg un certain Putin à Makro, un groupe hollandais. En échange, il m’a fait connaître le légendaire Wassily Leontieff, un des premiers Nobel d’économie, et je lui en ai toujours été reconnaissant.
Des surdoués
Et l’X dans tout ça ? Eh bien, c’est grâce à mes multiples parrainages de surdoués russes reçus à l’École que j’ai mis les pieds à Palaiseau. Merci Veronika, Ivan, Dimitry, Natalia. Vous m’avez montré que l’X d’aujourd’hui a épousé son temps.
C’est rafraîchissant pour un antique auquel on a enseigné les mathématiques, la physique et la chimie du XIXe siècle, et, pour se rattraper, l’économie du XVIIIe. Vous justifiez mon optimisme pour la Russie de demain.
Vous avez une responsabilité immense, à la mesure de vos capacités. Alors, rentrez en Russie, la moisson faite : c’est là que vous serez utiles et c’est là qu’on a le plus besoin de vous.
Passer de la sphère du pouvoir à celle des affaires. Le Kremlin et l’International Business Center. © VAGANT – FOTOLIA