La santé à l’aube d’une révolution industrielle
Garantir à long terme aux Français un accès équitable aux soins médicaux pousse à une révision drastique de notre politique dans ce domaine. Le monde de la santé doit accomplir sa révolution industrielle. Il doit passer d’un monde d’artisans et de fabriques, que sont respectivement les médecins en cabinet et les hôpitaux, à un monde d’industriels, transposant aux soins médicaux les techniques d’organisation de l’industrie classique et des services.
Nous sommes à l’aube d’un bouleversement du monde de la santé : sa révolution industrielle ou, autrement dit, le passage d’une grande partie de son activité d’un monde d’artisans (les médecins en cabinet) et de fabriques (les hôpitaux) à un monde d’industriels, émergeant de la transposition aux soins médicaux des techniques d’organisation développées pour l’industrie classique et les services. Une telle industrialisation promet, en particulier, une amélioration continue de l’efficacité économique grâce à la mise en œuvre de politiques de spécialisation du travail, d’effort de normalisation des tâches et d’augmentation de la productivité mais aussi de la qualité par des investissements dans les technologies à venir.
De quelle manière cette opportunité peut-elle profiter au système français de santé, compte tenu de l’évolution probable des techniques de soins ?
Un scénario probable
• Accroissement de la complexité des maladies en raison du vieillissement de la population.
• Renforcement du poids de l’amont de la filière de santé dans la valeur ajoutée totale.
• Augmentation de la taille critique des établissements de soins et des investissements.
• Approfondissement de la spécialisation des pratiques de la médecine dans les domaines traditionnels et apparition de nouveaux domaines.
• Accélération de la dissémination des connaissances médicales auprès des patients.
Le scénario probable (voir encadré) conduirait à un remaniement profond de l’organisation des systèmes nationaux de soins. Il se révélerait, comme cela s’est déjà produit dans les occasions semblables ayant affecté des filières industrielles classiques, une puissante source de risques et d’opportunités pour ses acteurs. Penser ces évolutions demande de se poser la triple question de l’organisation de l’offre de soins (traitée dans le présent article), de l’évolution économique de la filière de santé et du mode de régulation-gouvernance de l’offre de soins en relation avec la mutualisation de la demande (points traités dans un article ultérieur de ce dossier).
Efficace mais pas efficient
C’est le nombre de médecins qui fait le nombre de prescriptions, car la demande de soins est sans contrôle
L’offre de soins française reflète souvent une médecine moins organisée sur la prise en charge globale des patients qu’organisée hiérarchiquement autour des services des centres hospitaliers universitaires (CHU). Cette organisation conduit à la concentration dans la même main des fonctions de production de soins, d’enseignement ou de recherche. Dans les décennies qui ont précédé, les seules réformes de cette offre semblent avoir été prises souvent dans l’urgence sans remise en cause de ce modèle productivo-hiérarchique, sans vision globale ni appréciation de l’avenir.
La logique des derniers progrès techniques voudrait que l’on place les installations hospitalières lourdes sur les centres de communication pour traiter les pathologies graves et que l’on affecte les petits hôpitaux aux premières évaluations des urgences (voire au traitement de certaines d’entre elles), aux retraites, dépendances, soins de suite et convalescences. De fait, les statistiques montrent que les populations concernées, dès qu’elles y songent, se déplacent pour éviter les petits centres de soins.
La surallocation des professionnels de la médecine de ville en PACA et en Île-de-France, globalement et par spécialité, est patente. Elle s’explique en grande part par le « libéralisme » du système de remboursement des soins qui facilite l’ajustement économique entre offre et demande de soins par des variations de taux de consommation. Autrement dit, c’est le nombre de médecins qui fait le nombre de prescriptions car la demande de soins est sans contrôle.
De mauvais critères de sélection
Une carte sanitaire inadéquate
L’insistance des politiques à disposer d’implantations locales est parfois irresponsable tant l’extrême proximité n’est indispensable que dans de très rares cas. Qu’il s’agisse d’une femme sur le point d’accoucher, de la victime d’une attaque cardiaque ou celle d’une chute de tracteur, les patients, après évaluation, sont transportables sans inconvénient pour peu que soient réalisés quelques soins d’attente à l’aide d’équipements légers par des personnels non médecins. Beaucoup d’examens relativement simples peuvent ou pourront être facilement réalisés à distance par des spécialistes.
La sélection des professionnels de la médecine est mal organisée et se fait sur de mauvais critères. Les notes au baccalauréat, excellents indicateurs avancés des notes qui seront obtenues aux concours, rendent ces épreuves superflues, ce d’autant plus que l’excellence scolaire qu’elles servent à évaluer devrait s’effacer devant des critères de motivation pour le travail social et la capacité de communication interpersonnelle. De plus, la formation continue des médecins dépend encore trop massivement des visiteurs médicaux envoyés par les laboratoires.
La situation actuelle déqualifie le travail des médecins (réalisation par les médecins de la gestion des dossiers médicaux, d’un grand nombre des examens de routine…) et en revanche pousse à négliger les actes à forte valeur ajoutée (par exemple : examens complets, évaluations de la situation personnelle et sociale) et, qui plus est, rend difficile les améliorations de l’organisation de leur travail. De ce point de vue, la nécessité se ressent de plus en plus fortement de placer entre les formations de niveau bac + 3 (infirmières, kinésithérapeutes…) et les formations bac + 9 (médecins non spécialistes) des formations de niveau intermédiaire.
Malgré tout, le système français de soins médicaux reste encore très efficace sans pour autant être efficient. Il est techniquement l’un des meilleurs du monde développé, en particulier grâce au dévouement, semble-t-il sans borne, du personnel médical. L’égalité de son accès est encore remarquable et constitue une bonne partie de notre contrat social. Cependant cette culture d’excellence semble être sur le point d’être mise en cause par son incapacité structurelle à comprendre les enjeux économiques de la mutation organisationnelle qui se profile actuellement en raison, en particulier, de son organisation archaïque centrée sur la spécialisation des services par fonction et des personnels par statut.
Organiser les parcours de soins
Des compétences mal utilisées
L’organisation du système est centrée sur la production de soins, que ce soit pour la médecine de ville ou la médecine hospitalière, cohérente en cela avec le système d’honoraires à l’acte. Il utilise mal les compétences disponibles. Cela se reflète dans la comparaison des ratios médecinshabitants entre la France (3,3 par 1 000) et le Canada (2,2 par 1 000), dont le système médical dispose aussi d’une excellente réputation. Il n’est pas non plus compatible avec la féminisation en cours des professions de la santé (aujourd’hui les étudiants en médecine sont à presque 70 % des femmes) qui pousse à plus de modulation horaire.
Au-delà de ces insuffisances, l’offre de soins française, privilégiant la production de soins à la prise en charge des patients, n’est pas organisée pour faire face aux évolutions techniques mentionnées plus haut. Ces techniques mobilisant des capitaux matériels et immatériels importants poussent à s’intéresser de plus près aux modalités de leur utilisation en termes de taux d’utilisation et de pertinence d’utilisation.
Ce type de problème a déjà été résolu dans l’industrie classique grâce aux progrès de l’informatique de gestion des années quatre-vingt-dix, c’est l’organisation par processus. Cela consiste à distinguer, d’une part, la gestion de la capacité de production – dans le cas présent il s’agit des équipements mais aussi de l’expertise diagnostique et thérapeutique des médecins hospitaliers – et, d’autre part, l’organisation de l’exploitation de la capacité installée grâce aux processus.
Dans le secteur de la santé ces processus sont appelés les parcours de soins. Le parcours de soins se rapporte à la manière dont l’offre de soins est utilisée. L’organisation des parcours de soins vise à s’assurer de la qualité et de l’efficience des soins apportés à chaque patient.
Dans ce domaine beaucoup reste à faire. Le système des médecins référents, mis en place en 1998 puis remplacé en 2005 par celui de médecins traitants, est contourné dans bien des cas (dermatologie, psychiatrie…) et dans les autres cas tend à faire jouer aux médecins généralistes un rôle de secrétaire des spécialistes mettant ainsi en échec les tentatives de régulation de l’escalade dans les niveaux de soins. La normalisation des pratiques de prescriptions se heurte, elle, à la pratique individualiste de médecins plus intéressés par la valorisation de leur compétence propre que par leur contribution à une chaîne de soins.
La dernière année de vie
Se focaliser sur une mission précise permet d’y être plus efficient
Dans les hôpitaux publics, eux-mêmes, l’efficacité de l’allocation des ressources est bien en deçà de ce qui serait possible en raison de la culture actuelle d’organisation privilégiant la fonction ou la profession et non le parcours de soins. La coordination des soins par patient, au sein d’un parcours ou, dans les cas de pathologies complexes, entre parcours, est très insuffisante. Cela est vrai en particulier pour les soins de la dernière année de vie, représentant pourtant une grande partie des dépenses de santé, où la coordination serait encore à améliorer.
Cette évolution pourrait être favorisée par les progrès à venir, dans les techniques de gestion de l’information médicale dont une partie a déjà été planifiée : conférences de consensus, dossier médical personnalisé (DMP) et dispositif d’accréditation des centres hospitaliers. Mais leur généralisation semble encore hors de vue, malgré les incitations que la Haute Autorité de la Santé (HAS) prodigue depuis 2004 par ses avis. Par ailleurs le développement de « réseaux de gériatrie » est en cours pour pallier une bonne partie des questions de coordinations interparcours de soins, suivant en cela l’exemple de l’Allemagne. Dans ce pays des contrats assureurs/médecins traitants, mis en place depuis 2004, visent la mise en place de ce type de réseaux.
Séparer les fonctions
Un rôle important pour les généralistes
Alors que l’organisation des parcours de soins patine, les généralistes par leurs contacts avec l’ensemble de la population auraient un rôle important et légitime à jouer dans la coordination du parcours des soins non comme experts mais comme « logisticiens » des parcours de santé et, par conséquent, en charge de la santé de leur clientèle. Ils ne seraient alors pas des spécialistes de la technique des soins prodigués mais les responsables de leur coordination et de leur efficience.
Un autre principe en organisation industrielle consiste à séparer les différentes fonctions tout en établissant entre elles les passerelles de communication nécessaires.
De ce point de vue, les fonctions d’enseignement et de recherche clinique devraient être désimbriquées de la production de soins sans toutefois être éloignées des centres hospitaliers. Ainsi les missions des médecins hospitaliers seraient d’autant plus faciles à organiser que leurs fonctions seraient claires : se focaliser sur une mission précise permet effectivement d’y être plus efficient.
Le système des médecins traitants fait jouer aux médecins généralistes un rôle de secrétaire des spécialiste
Cette focalisation n’empêche pas des carrières alternant, mais ne juxtaposant pas, diverses positions dans les fonctions de soins, d’enseignement et de recherche.
Par ailleurs, il n’y a aucune raison pour que les activités de recherche et de formation soient menées sur le même territoire que celui correspondant au rayonnement territorial d’un service public de soins hospitaliers. La recherche clinique, par exemple, porte souvent sur des cas rares plus dispersés que ceux qui sont couramment soignés dans la zone couverte par un CHU, les relations avec l’industrie pharmaceutique ou équipementière doivent être gérées sur des échelles encore plus grandes et finalement les résultats, lorsqu’on en obtient, ont vocation à être disséminés sur un territoire au moins national.
Les risques de l’internationalisation
En France les dépenses de santé représentent environ 12 % du PIB (16 % aux USA) et croissent de 6 %, en valeur, en moyenne annuelle. Depuis le début de ce siècle, en conséquence des évolutions technologiques, une part de plus en plus importante des prestations se révèle « footloose », c’est-à-dire susceptible d’être réalisée en dehors du territoire national. Cette part, en France, représenterait 3 % du PIB et comprendrait l’ensemble des traitements de moyenne durée (convalescence incluse) nécessitant des infrastructures lourdes : chirurgie, traitement du cancer, etc.
Cette tendance contient en germe une possible division internationale du travail en matière de soins médicaux « footloose » : les soins classiques, ceux dont la technique est raisonnablement normalisée, seraient administrés dans des pays à faibles coûts de main-d’œuvre, les soins nécessitant un environnement de savoir-faire et d’expertise plus avancée se concentreraient dans les pôles de compétitivité médicaux de certains pays développés. La carte sanitaire prendrait alors une acception mondiale, les places qu’y tiendraient les différents pays étant fonction de leur excellence « industrielle » et scientifique, finalement, les parcours de soins traverseraient les frontières nationales. La question se pose alors du rôle qu’il serait souhaitable d’y voir tenir la France.
Ces faits conduisent à envisager une mondialisation de l’offre de soins médicaux avec, en conséquence, la concentration du savoir-faire de plus haut niveau dans quelques pôles internationaux, connectés aux patients par des parcours de soins élitistes. La raison profonde de cette consolidation étant le besoin en capitaux suscité par l’essor des technologies médicales décrit en début d’article. Ces capitaux ne pouvant être drainés et surtout renouvelés que par les structures les plus efficientes, ce que ne sont pas en l’état les structures publiques françaises.
Cette synthèse a été rédigée par Raoul de Saint-Venant à partir des échanges tenus lors d’une réunion du groupe X‑Sursaut « marché de la santé » coanimée par Guy Vallancien, professeur de chirurgie à Paris-Descartes, membre de l’Académie de chirurgie, président du Cercle Santé Société, et Jean-Claude Prager, délégué général du Cercle Santé Société.
Par ailleurs, elle utilise différents documents disponibles sur Internet (voir plus loin) et a bénéficié de la relecture et des conseils du professeur Jacques Rouëssé, de Françoise Odier, neurologue à Sainte-Anne, et de François Chavaudret.