La santé numérique va-t-elle renverser l’organisation des soins ?
La santé numérique est bien une révolution, mais elle n’annonce pas la disparition des médecins ni même la mort de la mort. Des résistances surgissent et les règles de la démocratie sanitaire restent encore à établir.
On serait tenté de croire que nous sommes, avec la santé numérique, face à une innovation de grande ampleur. Elle en possède au moins deux attributs. D’une part, sa diffusion s’opère à une vitesse jamais observée. D’autre part, des horizons nouveaux semblent s’ouvrir.
Les objets connectés proposent des formes de gestion de la santé par les citoyens eux-mêmes.
La capacité à traiter de larges bases de données sur le génome humain fait émerger de nouvelles connaissances sur les risques de développer une maladie. Des suivis à distance de patients deviennent envisageables, rendant la venue à l’hôpital moins nécessaire.
Toutes ces perspectives annoncent une « destruction créatrice » du système de santé.
REPÈRES
Environ 100 000 applications « bien-être » (60 %) ou « santé » (40 %) en 2015.
23 % des patients français atteints de maladie chronique utilisent des objets connectés grand public.
En 2014, 17 % des médecins ont conseillé l’utilisation des applications pour smartphone à leurs patients (contre 8 % en 2013).
LA PRISE EN CHARGE DES MALADES EN QUESTION
Plutôt que de prétendre à une revue exhaustive et critique des changements annoncés, cet article adopte le parti de traiter un sujet emblématique : celui de la remise en cause de l’organisation actuelle de la prise en charge des malades.
La santé numérique est susceptible de transformer profondément cette organisation sur de nombreux plans. Les suivis à distance via des portails internet et outils connectés ont la capacité d’externaliser une partie des activités traditionnellement réalisées à l’hôpital. L’incidence, notamment en gériatrie, est importante.
DOMOMÉDECINE
Certains auteurs prédisent que l’hôpital de demain sera la chambre du domicile du patient, la « domomédecine » permettant d’équiper cet espace des technologies les plus avancées.
Les cabines de téléconsultation peuvent également aider à consulter à distance, notamment dans les zones à faible densité de médecins, luttant contre le phénomène de désertification médicale.
La téléexpertise peut également aider à des échanges entre professionnels afin de mieux cerner une hypothèse diagnostique (par exemple, en matière d’imagerie médicale).
Un thème est particulièrement emblématique de cette tendance : l’éventuelle autonomie du patient dans la gestion de sa maladie, permise par les nouveaux outils numériques.
Un regard plus approfondi sur ce sujet permet de comprendre les fantasmes et les réalités qui caractérisent la santé numérique. Les technologies peuvent conduire à plusieurs scénarios possibles.
LA RELATION ENTRE PATIENTS ET PROFESSIONNELS DE SANTÉ : TECHNOLOGIE ET POLITIQUE
Le patient peut aujourd’hui échanger quant à sa maladie avec d’autres patients sur des forums, faire ses propres analyses (glycémie, température) et les transmettre à des professionnels de santé, faire des exercices thérapeutiques à base de « jeux sérieux » dans un but de rééducation, piloter son régime et son hygiène de vie.
“ La confiance dans le système, point crucial pour l’efficacité des traitements ”
Les échanges à distance entre patients et services de santé permettent aux premiers d’exprimer des demandes jusque-là mal traitées (par exemple, mieux comprendre une information sur leur traitement).
Or, la meilleure prise en considération de ces demandes génère de la confiance dans le système, point crucial pour l’efficacité des traitements. En parallèle, ces échanges rendent possibles, grâce à l’analyse des données en temps réel, une meilleure approche relationnelle et une augmentation des interactions, avec des réponses thérapeutiques plus personnalisées donc plus efficaces.
DE LA DÉMOCRATIE EN SANTÉ
Ces évolutions technologiques rejoignent un mouvement politique, celui de la démocratie sanitaire ou de démocratie en santé.
Le patient peut aujourd’hui faire ses propres analyses (glycémie, température) et les transmettre à des professionnels de santé.
La démocratie sanitaire a abordé la question du rééquilibrage de la relation entre patients et médecins essentiellement sous l’angle des droits : une charte du patient hospitalisé a été définie, le droit d’accès à son dossier de santé a été garanti, ainsi que le consentement éclairé.
Puis, les patients ont acquis le droit de peser sur les orientations du système de santé. Le mouvement associatif, notamment autour du sida et de la myopathie, a joué un rôle de plus en plus important sur les politiques de recherche, les formes de traitement et certaines décisions médicales, dans des situations cliniques circonscrites.
LA DÉMOCRATIE SANITAIRE
Apparu dans les années 1990, ce mouvement s’était donné comme objectif de redonner du pouvoir au patient, de réduire l’asymétrie de savoir et de pouvoir existant entre patients et médecins.
Un leader de ce mouvement, Christian Saout, ancien président de l’association AIDES, présentait ainsi le projet : « Savoir, c’est pouvoir. Voilà, c’est ça qu’on veut : c’est avoir du savoir, avoir de la connaissance pour pouvoir mener sa vie de malade, sa vie de patient, du mieux qu’on l’entend. »
Dans le domaine politico-juridique, la démocratie sanitaire a donc permis d’affirmer tout à la fois des droits, une amélioration de la qualité du service, une représentation dans des instances, et enfin une relation plus équilibrée avec les professionnels de santé dans certaines situations cliniques.
Mais malgré ces avancées, de nombreuses attentes n’ont toujours pas été prises en compte.
C’est surtout le partage de compétences lors de la prise en charge de la maladie, ce que l’on nomme le parcours de santé, qui apparaît comme un sujet majeur. L’emploi du terme de « coconstruction », souvent prononcé ces dernières années, concrétise cette volonté de poursuivre l’effort de réduction de l’asymétrie d’information entre professionnels et patients.
“ Le patient coconstruit son parcours de santé avec les professionnels ”
L’attente exprimée est forte et multiple : introduire une relation plus collaborative, affirmer une plus grande autonomie dans les prises de décision, et garantir une émancipation dans la gestion des parcours de santé.
C’est dans ce contexte que le numérique a fait irruption. Marisol Touraine, ex-ministre de la Santé, l’a présenté ainsi en 2016 : « Au niveau individuel, la e‑santé est un facteur d’empowerment qui permet de donner des armes pour accéder à la liberté et à l’autonomie alors qu’au niveau collectif le numérique est un facteur de mise en réseau, de transparence et d’émancipation. »
Mais les choses sont-elles si simples ?
PLUSIEURS SCÉNARIOS SONT POSSIBLES
En réalité, la santé numérique peut conduire à quatre types de situations contrastées.
Le statu quo. Certains patients sont réfractaires aux outils numériques. La relation aux professionnels de santé n’est alors pas vraiment affectée. Il faut être sûr que ce type de patient ne demeure pas « oublié » par le système si ce dernier bascule dans le numérique.
Le patient coconstruit son parcours avec les professionnels et il se crée une véritable expertise via les opérateurs du numérique.
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L’autonomie. Le patient se construit son expertise propre via des opérateurs du numérique, notamment quand le système de soins ne parvient pas à lui offrir des réponses. La relation avec les professionnels de santé se distend.
Le suivi à distance. Les demandes du patient sont mieux couvertes, son suivi par les professionnels se renforce, le patient ne cherche pas à se former sa propre expertise sur Internet.
Le développement d’une expertise. Le patient coconstruit son parcours avec les professionnels et il se crée une véritable expertise via les opérateurs du numérique mais le lien avec les professionnels de santé étant maintenu.
Les deux premières situations présentent des dangers réels. Dans le premier cas, le patient risque de se retrouver en marge d’un système de santé ayant évolué vers le numérique et d’être mal pris en charge.
Dans le second cas, l’engagement du patient se traduit par une gestion autonome de la maladie, caractérisée par un contact réduit avec le système et les professionnels, avec le risque de s’appuyer sur des informations erronées ou de déclencher des résistances professionnelles.
Cette situation présente un risque majeur nouveau et mal appréhendé : le passage d’une asymétrie de savoir et de pouvoir traditionnelle vis-à-vis du système de santé à une asymétrie de savoir et de pouvoir vis-à-vis des opérateurs du numérique, Google, et autres.
LA QUESTION GESTIONNAIRE ET ORGANISATIONNELLE
Les deux autres situations permettent la construction d’un parcours de soins plus optimal. Vers quel type de situation le système va-t-il évoluer ? C’est dans les usages des innovations technologiques que se dessinera le véritable pourtour de la transformation organisationnelle.
UN SIMPLE CHANGEMENT DE DÉPENDANCE ?
Alors que la santé numérique semble donner au patient bien plus de connaissances qu’il n’en avait jusque-là, donc bien plus de pouvoir face au monde médical, elle est susceptible de créer une nouvelle dépendance entre le patient et les opérateurs du numérique qui disposent de ses données personnelles. Un problème nouveau de démocratie apparaît.
En l’occurrence, le patient est susceptible d’assumer certains actes et de garantir une partie du suivi en lieu et place des professionnels. Mais rien ne permet de l’affirmer a priori.
D’autres questionnements autour des usages apparaissent. Par exemple, une information plus partagée entre professionnels grâce à des dossiers de patients numérisés est censée favoriser une meilleure coordination entre eux.
Certains travaux montrent pourtant que cette information, une fois partagée, révèle des jeux de pouvoir liés aux statuts (certains médecins ne lisent pas l’information lorsqu’elle est émise par une infirmière) ou d’« infobésité » (l’avalanche d’informations est telle qu’elle entraîne une moindre lecture).
Les exemples sont innombrables d’annonces positives qui n’anticipent pas des comportements et des facteurs liés à l’environnement social et organisationnel dans lequel s’implante l’innovation. Ce constat, au demeurant classique, est important à considérer pour comprendre la portée de la transformation organisationnelle.
“ L’évaluation des effets attendus constitue un enjeu, non pas du futur, mais du présent ”
Intuitivement, la santé numérique semble permettre des gains de productivité (réduction des hospitalisations, meilleure traçabilité, meilleur suivi des traitements…). Un regard optimiste peut y placer de belles espérances tant en termes d’économie que de sécurité des soins renforcée.
Rien ne permet néanmoins d’affirmer à l’heure actuelle avec certitude que c’est ce scénario qui va se réaliser. L’évaluation des effets attendus constitue un enjeu, non pas du futur, mais du présent.
C’est une évaluation de la transformation organisationnelle au prisme de ses usages que requiert l’innovation numérique. L’erreur serait de n’y voir qu’une innovation technologique, alors même que c’est un ensemble de nouveaux usages dans un contexte social donné qui se noue.
La recherche en gestion, et d’une manière générale en sciences humaines et sociales, n’a peut-être jamais été autant nécessaire si l’on veut comprendre la réalité de la transformation annoncée.
Avec le suivi à distance, les demandes du patient sont mieux couvertes, son suivi par les professionnels se renforce.
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