La sauvegarde maritime
» La sûreté, ou, pour ainsi dire la garde du corps principal, et ces sortes d’affaires dans lesquelles on cherche seulement à nuire à l’ennemi, voilà proprement l’objet de la petite guerre. »
Carl von Dekker (1784−1844)
La chute du mur de Berlin a conduit à rechercher les » dividendes de la paix « . L’attaque aérienne sur New York, douze ans après, et le 11 mars 2004 à Madrid rappellent une vérité simple : la guerre est éternelle, il faut plus que jamais se protéger.
De fait, la mission de protection est permanente pour les armées mais son importance relative, comme celle des autres missions stratégiques, varie en fonction des circonstances géopolitiques.
Occuper et dominer l’espace international que constitue la mer est nécessaire à l’accomplissement de deux grandes missions symétriques de la marine : défendre le territoire et les intérêts nationaux ou intervenir dans les espaces de souveraineté étrangers, particulièrement à terre.
C’est bien le côté défensif qui nous intéresse ici. La défense des côtes de la fin du XIXe siècle avait été oubliée, elle reprend une jeunesse et une actualité particulières sous la forme de la sauvegarde maritime. Mais c’est une défense dans la profondeur qui inclut les missions traditionnelles de la marine : secours en mer, hydrographie, soutien à la police des pêches.
Sémaphore de La Hague. MARINE NATIONALE
À la menace militaire que représentaient les forces soviétiques durant la guerre froide se sont substitués des menaces et des risques au caractère composite contre les intérêts maritimes, sécuritaires et économiques de notre pays.
Naufrage du Prestige. MARINE NATIONALE
Il s’agit d’abord de menaces contre l’environnement, conséquences du potentiel de catastrophe écologique et économique des transports par voie maritime. Il s’agit ensuite de toutes les formes de trafics que l’utilisation incontrôlée de la liberté des mers autorise : transports illicites de migrants, trafic de stupéfiants, pillage des ressources halieutiques des zones économiques, piraterie et terrorisme, prolifération. Ces menaces et ces risques ne sont que les manifestations négatives sur la mer de la mondialisation en route. Ils montrent les voies et les moyens par lesquels les grands phénomènes mondiaux d’interdépendance influent sur notre corps économique et social en utilisant la mer.
Ce constat élaboré tout au long des années quatre-vingt-dix, incontestable depuis 2001, a conduit la marine à proposer et à mettre en œuvre le concept de sauvegarde maritime, aussitôt considéré avec beaucoup d’intérêt par l’état-major des armées, et les autres armées, car il répond à une problématique qui n’est pas spécifique au milieu maritime.
Elle traduit la primauté et la permanence de la mission de défense de son territoire pour une nation et y répond de façon moderne.
La problématique des frontières entre espaces de souveraineté est au cœur de difficultés que connaît l’État aujourd’hui. Les frontières ne sont plus seulement des limites géographiques entre espaces de compétences juridictionnelles et administratives déterminées par le milieu géographique ou l’Histoire. Elles s’estompent dans des domaines fonctionnels comme les communications, le droit et les règlements internationaux, les mouvements de capitaux qui deviennent des espaces de transition dans lesquels les normes sont à définir et les limites géographiques elles-mêmes de plus en plus incertaines.
En même temps les différents ministères historiquement liés au territoire national voient leur champ d’intervention élargi au loin en mer, sans limitation géographique définie. Ils peuvent être concernés par une action maritime en cours n’importe où en mer, si l’action concerne leur champ de compétence fonctionnelle, ainsi de la douane dans la lutte contre le trafic de stupéfiants, de la police nationale dans la lutte contre l’immigration illicite.
Ce constat rappelle qu’aux termes de l’ordonnance de 1959 la Défense est globale. Cette notion, inspirée par l’expérience des guerres du XXe siècle, avait elle aussi été quelque peu oubliée. Elle demeure parfaitement pertinente dans le nouveau contexte géostratégique.
Mais à une menace composite et étendue dans l’espace, et avec des moyens réduits, il faut une réponse compacte.
D’où l’idée de répondre par le même concept d’emploi des forces aux missions spécifiquement militaires de défense maritime du territoire, de présence et de surveillance dans les approches maritimes du territoire national, et aux missions de service public remplies au titre de l’action de l’État en mer, sans préjuger de l’autorité ministérielle centrale en charge de l’opération.
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L’organisation de l’action de l’État en mer est placée sous l’autorité directe du Premier ministre. Les principales orientations sont décidées en Comité interministériel. La volonté politique de renforcer les autorités interministérielles, les structures et les moyens consacrés à cette politique a été traduite dans les décisions des comités de 2003 et 2004.
Les responsabilités et les pouvoirs des préfets maritimes ont été renforcés. Un schéma directeur des moyens de l’action de l’État en mer est en cours d’élaboration.
Découpage du Tricolor. MARINE NATIONALE-MTS PLANCHAIS
La Marine, mais aussi le commandement interarmées particulièrement outre-mer, s’inscrivent dans cette démarche en fournissant les structures de soutien opérationnel nécessaires à la conduite de l’action1 et en fournissant des capacités militaires majeures.
Les préfets maritimes, et les commandants de la marine outre-mer, sont par ailleurs commandants de zone maritimes, commandants ou adjoints de commandant de zone interarmées de responsabilité et exercent à ces titres une fonction de direction des opérations pour les missions permanentes et les moyens militaires.
Dès lors la synergie des moyens entre les missions militaires et les missions générales de l’État en mer peut être assurée par une structure de commandement qui possède permanence et une efficacité basée sur une excellente connaissance du milieu et de l’emploi des moyens.
Une posture permanente de sauvegarde est par ailleurs définie. C’est un dispositif de surveillance et d’intervention établi selon un régime de disponibilité immédiate ou d’alerte, adapté aux circonstances.
Le schéma directeur a pour but de prévoir le renouvellement et le renforcement des moyens, responsabilité qui reste à la charge des différents ministères concernés et pour une part majeure à celle de la marine. Enfin la conduite de l’action appelle comme toute action opérationnelle une base de renseignement dit d’intérêt maritime, qui ne recouvre pas exactement et dépasse le renseignement militaire.
Le cargo Monika3. MARINE NATIONALE
La sauvegarde, concept et moyens mis en œuvre par la marine, s’inscrit donc dans la politique globale de sécurité que souhaite le gouvernement.
Cette réponse est pragmatique. Elle tient compte de la qualité des moyens qui ne peuvent pour la plupart être consacrés à une mission exclusive et qui possèdent la qualité fondamentale de représenter l’État là où ils se trouvent, et d’exercer pour lui de façon permanente la vigilance préalable à toute appréciation des situations qui peuvent se développer. Elle tient compte également des organisations existantes qui ont fait leurs preuves. Elle est aussi novatrice parce qu’elle procède d’une analyse géostratégique adaptée à l’évolution rapide et récente de l’environnement international.
Elle dépasse la solution souvent trop vite avancée de la garde-côtes nationale ou européenne, dont la complexité, les coûts de constitution et de fonctionnement, et les conséquences sur les administrations concernées ne sont pas perçus par ses propagandistes.
Est-ce à dire que la sauvegarde résout tous les problèmes ? Elle permet sans doute de se consacrer aux vraies difficultés.
L’action ne peut être efficace, notamment face au terrorisme et à la prolifération, qu’au travers de coopérations internationales.
Cependant les organisations et les bases juridiques des États sont extrêmement diverses et souvent incompatibles. Ainsi la Constitution allemande interdit-elle à la Bundesmarine de conduire des missions de police ce qui empêche pratiquement toute coopération avec elle dans ce domaine.
Au-delà des difficultés techniques, la compatibilité des appréciations politiques nationales est fondamentale. Les pays européens se considèrent en paix, bien que menacés, et souhaitent se conformer à des procédures et des règles juridiques conformes à cette appréciation. Aucun régime d’exception aux droits international et nationaux du temps de paix n’est accepté. Telle n’est pas la vision américaine qui a une approche extensive de la légitime défense privilégiant l’emploi de l’outil militaire dans un contexte proche du temps de guerre.
Pourtant la coopération se développe soit au travers de négociations diplomatiques dont le but est la création des instruments juridiques internationaux, soit en mer comme au travers de l’initiative américaine contre la prolifération, soit directement dans l’action militaire comme dans l’opération » liberté immuable » dans l’océan Indien qui se poursuit depuis la chute des taliban en Afghanistan.
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La marine agit dans ces différents cadres. L’important est qu’elle soit présente et efficace dans la défense des intérêts de l’État, que ce soit dans les opérations purement militaires à longue distance du territoire national ou dans le cadre des missions de sauvegarde recouvrant celles de l’action de l’État en mer, a priori mais pas exclusivement conduites dans les approches maritimes nationales.
Intérieur d’un sémaphore. MARINE NATIONALE-SM COTTAIS
Elle répond avec le maximum de souplesse et de réactivité aux demandes qui lui sont adressées par les différentes autorités d’emploi des moyens maritimes, tout en ayant accordé une forte priorité aux missions permanentes de sauvegarde. La formation et l’entraînement des marins à ces missions difficiles et souvent nouvelles doivent être renforcés en même temps que des moyens spécifiques étudiés et déployés.
Au-delà, force est de constater que le paysage d’ensemble de ce qui recouvre les fonctions stratégiques de protection et de prévention est loin d’avoir la rigueur, la cohérence d’un jardin à la française, notamment dans le domaine du droit. Il importe que les catégories juridiques adaptées aux nouveaux défis soient précisées, aussi bien en droit interne qu’en droit international, pour les circonstances et les missions normales et pour les missions exceptionnelles2. La pleine efficacité des moyens engagés en dépend.
À cet égard la Convention de Montego Bay, difficilement élaborée au cours des années quatre-vingt sur des enjeux du temps de paix, semble devoir être adaptée au nouveau contexte qui est un contexte de crise chronique. Les puissances maritimes souhaitaient essentiellement préserver la libre utilisation de la haute mer face aux pays désignés à l’époque comme le tiers-monde. Elles souhaitent aujourd’hui se doter des moyens de contrôler les utilisations abusives et menaçantes qui sont faites de la liberté des mers. C’est bien l’objet essentiel de la mission de sauvegarde. Elle pourrait bien être qualifiée de petite guerre selon la définition du général Carl von Dekker.
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1. Outre-mer la direction des opérations est assurée par le délégué du gouvernement : le préfet dans les DOM et le haut-commissaire dans les TOM.
2. Voir l’article » Le droit de la mer et la stratégie « . Bulletin du Centre d’études supérieures de la marine, décembre 2002.
3. Mission Amarante : le cargo Monika, transportant des immigrés clandestins, a été pisté depuis la Méditerranée orientale puis intercepté par le Guépratte au large de la Sicile, en 2002.