La sauvegarde maritime

Dossier : Marine nationaleMagazine N°596 Juin/Juillet 2004Par Christian GIRARD

» La sûre­té, ou, pour ain­si dire la garde du corps prin­ci­pal, et ces sortes d’af­faires dans les­quelles on cherche seule­ment à nuire à l’en­ne­mi, voi­là pro­pre­ment l’ob­jet de la petite guerre. »

Carl von Dek­ker (1784−1844)

La chute du mur de Ber­lin a conduit à recher­cher les » divi­dendes de la paix « . L’at­taque aérienne sur New York, douze ans après, et le 11 mars 2004 à Madrid rap­pellent une véri­té simple : la guerre est éter­nelle, il faut plus que jamais se protéger.

De fait, la mis­sion de pro­tec­tion est per­ma­nente pour les armées mais son impor­tance rela­tive, comme celle des autres mis­sions stra­té­giques, varie en fonc­tion des cir­cons­tances géopolitiques.

Occu­per et domi­ner l’es­pace inter­na­tio­nal que consti­tue la mer est néces­saire à l’ac­com­plis­se­ment de deux grandes mis­sions symé­triques de la marine : défendre le ter­ri­toire et les inté­rêts natio­naux ou inter­ve­nir dans les espaces de sou­ve­rai­ne­té étran­gers, par­ti­cu­liè­re­ment à terre.

C’est bien le côté défen­sif qui nous inté­resse ici. La défense des côtes de la fin du XIXe siècle avait été oubliée, elle reprend une jeu­nesse et une actua­li­té par­ti­cu­lières sous la forme de la sau­ve­garde mari­time. Mais c’est une défense dans la pro­fon­deur qui inclut les mis­sions tra­di­tion­nelles de la marine : secours en mer, hydro­gra­phie, sou­tien à la police des pêches.

Sémaphore de La Hague.

Séma­phore de La Hague. MARINE NATIONALE

À la menace mili­taire que repré­sen­taient les forces sovié­tiques durant la guerre froide se sont sub­sti­tués des menaces et des risques au carac­tère com­po­site contre les inté­rêts mari­times, sécu­ri­taires et éco­no­miques de notre pays.

Naufrage du Prestige.

Naufrage du Prestige. Traitement pollution

Naufrage du Prestige. Traitement pollution
Nau­frage du Pres­tige. MARINE NATIONALE

Il s’a­git d’a­bord de menaces contre l’en­vi­ron­ne­ment, consé­quences du poten­tiel de catas­trophe éco­lo­gique et éco­no­mique des trans­ports par voie mari­time. Il s’a­git ensuite de toutes les formes de tra­fics que l’u­ti­li­sa­tion incon­trô­lée de la liber­té des mers auto­rise : trans­ports illi­cites de migrants, tra­fic de stu­pé­fiants, pillage des res­sources halieu­tiques des zones éco­no­miques, pira­te­rie et ter­ro­risme, pro­li­fé­ra­tion. Ces menaces et ces risques ne sont que les mani­fes­ta­tions néga­tives sur la mer de la mon­dia­li­sa­tion en route. Ils montrent les voies et les moyens par les­quels les grands phé­no­mènes mon­diaux d’in­ter­dé­pen­dance influent sur notre corps éco­no­mique et social en uti­li­sant la mer.

Ce constat éla­bo­ré tout au long des années quatre-vingt-dix, incon­tes­table depuis 2001, a conduit la marine à pro­po­ser et à mettre en œuvre le concept de sau­ve­garde mari­time, aus­si­tôt consi­dé­ré avec beau­coup d’in­té­rêt par l’é­tat-major des armées, et les autres armées, car il répond à une pro­blé­ma­tique qui n’est pas spé­ci­fique au milieu maritime.

Elle tra­duit la pri­mau­té et la per­ma­nence de la mis­sion de défense de son ter­ri­toire pour une nation et y répond de façon moderne.

La pro­blé­ma­tique des fron­tières entre espaces de sou­ve­rai­ne­té est au cœur de dif­fi­cul­tés que connaît l’É­tat aujourd’­hui. Les fron­tières ne sont plus seule­ment des limites géo­gra­phiques entre espaces de com­pé­tences juri­dic­tion­nelles et admi­nis­tra­tives déter­mi­nées par le milieu géo­gra­phique ou l’His­toire. Elles s’es­tompent dans des domaines fonc­tion­nels comme les com­mu­ni­ca­tions, le droit et les règle­ments inter­na­tio­naux, les mou­ve­ments de capi­taux qui deviennent des espaces de tran­si­tion dans les­quels les normes sont à défi­nir et les limites géo­gra­phiques elles-mêmes de plus en plus incertaines.

En même temps les dif­fé­rents minis­tères his­to­ri­que­ment liés au ter­ri­toire natio­nal voient leur champ d’in­ter­ven­tion élar­gi au loin en mer, sans limi­ta­tion géo­gra­phique défi­nie. Ils peuvent être concer­nés par une action mari­time en cours n’im­porte où en mer, si l’ac­tion concerne leur champ de com­pé­tence fonc­tion­nelle, ain­si de la douane dans la lutte contre le tra­fic de stu­pé­fiants, de la police natio­nale dans la lutte contre l’im­mi­gra­tion illicite.

Ce constat rap­pelle qu’aux termes de l’or­don­nance de 1959 la Défense est glo­bale. Cette notion, ins­pi­rée par l’ex­pé­rience des guerres du XXe siècle, avait elle aus­si été quelque peu oubliée. Elle demeure par­fai­te­ment per­ti­nente dans le nou­veau contexte géostratégique.

Mais à une menace com­po­site et éten­due dans l’es­pace, et avec des moyens réduits, il faut une réponse compacte.

D’où l’i­dée de répondre par le même concept d’emploi des forces aux mis­sions spé­ci­fi­que­ment mili­taires de défense mari­time du ter­ri­toire, de pré­sence et de sur­veillance dans les approches mari­times du ter­ri­toire natio­nal, et aux mis­sions de ser­vice public rem­plies au titre de l’ac­tion de l’É­tat en mer, sans pré­ju­ger de l’au­to­ri­té minis­té­rielle cen­trale en charge de l’opération.

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L’or­ga­ni­sa­tion de l’ac­tion de l’É­tat en mer est pla­cée sous l’au­to­ri­té directe du Pre­mier ministre. Les prin­ci­pales orien­ta­tions sont déci­dées en Comi­té inter­mi­nis­té­riel. La volon­té poli­tique de ren­for­cer les auto­ri­tés inter­mi­nis­té­rielles, les struc­tures et les moyens consa­crés à cette poli­tique a été tra­duite dans les déci­sions des comi­tés de 2003 et 2004.

Les res­pon­sa­bi­li­tés et les pou­voirs des pré­fets mari­times ont été ren­for­cés. Un sché­ma direc­teur des moyens de l’ac­tion de l’É­tat en mer est en cours d’élaboration.

Découpage du Tricolor.
Décou­page du Tri­co­lor. MARINE NATIONALE-MTS PLANCHAIS

La Marine, mais aus­si le com­man­de­ment inter­ar­mées par­ti­cu­liè­re­ment outre-mer, s’ins­crivent dans cette démarche en four­nis­sant les struc­tures de sou­tien opé­ra­tion­nel néces­saires à la conduite de l’ac­tion1 et en four­nis­sant des capa­ci­tés mili­taires majeures.

Les pré­fets mari­times, et les com­man­dants de la marine outre-mer, sont par ailleurs com­man­dants de zone mari­times, com­man­dants ou adjoints de com­man­dant de zone inter­ar­mées de res­pon­sa­bi­li­té et exercent à ces titres une fonc­tion de direc­tion des opé­ra­tions pour les mis­sions per­ma­nentes et les moyens militaires.

Dès lors la syner­gie des moyens entre les mis­sions mili­taires et les mis­sions géné­rales de l’É­tat en mer peut être assu­rée par une struc­ture de com­man­de­ment qui pos­sède per­ma­nence et une effi­ca­ci­té basée sur une excel­lente connais­sance du milieu et de l’emploi des moyens.

Une pos­ture per­ma­nente de sau­ve­garde est par ailleurs défi­nie. C’est un dis­po­si­tif de sur­veillance et d’in­ter­ven­tion éta­bli selon un régime de dis­po­ni­bi­li­té immé­diate ou d’a­lerte, adap­té aux circonstances.

Le sché­ma direc­teur a pour but de pré­voir le renou­vel­le­ment et le ren­for­ce­ment des moyens, res­pon­sa­bi­li­té qui reste à la charge des dif­fé­rents minis­tères concer­nés et pour une part majeure à celle de la marine. Enfin la conduite de l’ac­tion appelle comme toute action opé­ra­tion­nelle une base de ren­sei­gne­ment dit d’in­té­rêt mari­time, qui ne recouvre pas exac­te­ment et dépasse le ren­sei­gne­ment militaire.

Le cargo Monika, intercepté par la Marine nationale
Le car­go Moni­ka3. MARINE NATIONALE

La sau­ve­garde, concept et moyens mis en œuvre par la marine, s’ins­crit donc dans la poli­tique glo­bale de sécu­ri­té que sou­haite le gouvernement.

Cette réponse est prag­ma­tique. Elle tient compte de la qua­li­té des moyens qui ne peuvent pour la plu­part être consa­crés à une mis­sion exclu­sive et qui pos­sèdent la qua­li­té fon­da­men­tale de repré­sen­ter l’É­tat là où ils se trouvent, et d’exer­cer pour lui de façon per­ma­nente la vigi­lance préa­lable à toute appré­cia­tion des situa­tions qui peuvent se déve­lop­per. Elle tient compte éga­le­ment des orga­ni­sa­tions exis­tantes qui ont fait leurs preuves. Elle est aus­si nova­trice parce qu’elle pro­cède d’une ana­lyse géos­tra­té­gique adap­tée à l’é­vo­lu­tion rapide et récente de l’en­vi­ron­ne­ment international.

Elle dépasse la solu­tion sou­vent trop vite avan­cée de la garde-côtes natio­nale ou euro­péenne, dont la com­plexi­té, les coûts de consti­tu­tion et de fonc­tion­ne­ment, et les consé­quences sur les admi­nis­tra­tions concer­nées ne sont pas per­çus par ses propagandistes.

Est-ce à dire que la sau­ve­garde résout tous les pro­blèmes ? Elle per­met sans doute de se consa­crer aux vraies difficultés.

L’ac­tion ne peut être effi­cace, notam­ment face au ter­ro­risme et à la pro­li­fé­ra­tion, qu’au tra­vers de coopé­ra­tions internationales.

Cepen­dant les orga­ni­sa­tions et les bases juri­diques des États sont extrê­me­ment diverses et sou­vent incom­pa­tibles. Ain­si la Consti­tu­tion alle­mande inter­dit-elle à la Bun­des­ma­rine de conduire des mis­sions de police ce qui empêche pra­ti­que­ment toute coopé­ra­tion avec elle dans ce domaine.

Au-delà des dif­fi­cul­tés tech­niques, la com­pa­ti­bi­li­té des appré­cia­tions poli­tiques natio­nales est fon­da­men­tale. Les pays euro­péens se consi­dèrent en paix, bien que mena­cés, et sou­haitent se confor­mer à des pro­cé­dures et des règles juri­diques conformes à cette appré­cia­tion. Aucun régime d’ex­cep­tion aux droits inter­na­tio­nal et natio­naux du temps de paix n’est accep­té. Telle n’est pas la vision amé­ri­caine qui a une approche exten­sive de la légi­time défense pri­vi­lé­giant l’emploi de l’ou­til mili­taire dans un contexte proche du temps de guerre.

Pour­tant la coopé­ra­tion se déve­loppe soit au tra­vers de négo­cia­tions diplo­ma­tiques dont le but est la créa­tion des ins­tru­ments juri­diques inter­na­tio­naux, soit en mer comme au tra­vers de l’i­ni­tia­tive amé­ri­caine contre la pro­li­fé­ra­tion, soit direc­te­ment dans l’ac­tion mili­taire comme dans l’o­pé­ra­tion » liber­té immuable » dans l’o­céan Indien qui se pour­suit depuis la chute des tali­ban en Afghanistan.

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La marine agit dans ces dif­fé­rents cadres. L’im­por­tant est qu’elle soit pré­sente et effi­cace dans la défense des inté­rêts de l’É­tat, que ce soit dans les opé­ra­tions pure­ment mili­taires à longue dis­tance du ter­ri­toire natio­nal ou dans le cadre des mis­sions de sau­ve­garde recou­vrant celles de l’ac­tion de l’É­tat en mer, a prio­ri mais pas exclu­si­ve­ment conduites dans les approches mari­times nationales.

Intérieur d’un sémaphore.
Inté­rieur d’un séma­phore. MARINE NATIONALE-SM COTTAIS

Elle répond avec le maxi­mum de sou­plesse et de réac­ti­vi­té aux demandes qui lui sont adres­sées par les dif­fé­rentes auto­ri­tés d’emploi des moyens mari­times, tout en ayant accor­dé une forte prio­ri­té aux mis­sions per­ma­nentes de sau­ve­garde. La for­ma­tion et l’en­traî­ne­ment des marins à ces mis­sions dif­fi­ciles et sou­vent nou­velles doivent être ren­for­cés en même temps que des moyens spé­ci­fiques étu­diés et déployés.

Au-delà, force est de consta­ter que le pay­sage d’en­semble de ce qui recouvre les fonc­tions stra­té­giques de pro­tec­tion et de pré­ven­tion est loin d’a­voir la rigueur, la cohé­rence d’un jar­din à la fran­çaise, notam­ment dans le domaine du droit. Il importe que les caté­go­ries juri­diques adap­tées aux nou­veaux défis soient pré­ci­sées, aus­si bien en droit interne qu’en droit inter­na­tio­nal, pour les cir­cons­tances et les mis­sions nor­males et pour les mis­sions excep­tion­nelles2. La pleine effi­ca­ci­té des moyens enga­gés en dépend.

À cet égard la Conven­tion de Mon­te­go Bay, dif­fi­ci­le­ment éla­bo­rée au cours des années quatre-vingt sur des enjeux du temps de paix, semble devoir être adap­tée au nou­veau contexte qui est un contexte de crise chro­nique. Les puis­sances mari­times sou­hai­taient essen­tiel­le­ment pré­ser­ver la libre uti­li­sa­tion de la haute mer face aux pays dési­gnés à l’é­poque comme le tiers-monde. Elles sou­haitent aujourd’­hui se doter des moyens de contrô­ler les uti­li­sa­tions abu­sives et mena­çantes qui sont faites de la liber­té des mers. C’est bien l’ob­jet essen­tiel de la mis­sion de sau­ve­garde. Elle pour­rait bien être qua­li­fiée de petite guerre selon la défi­ni­tion du géné­ral Carl von Dekker.

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1. Outre-mer la direc­tion des opé­ra­tions est assu­rée par le délé­gué du gou­ver­ne­ment : le pré­fet dans les DOM et le haut-com­mis­saire dans les TOM.
2. Voir l’ar­ticle » Le droit de la mer et la stra­té­gie « . Bul­le­tin du Centre d’é­tudes supé­rieures de la marine, décembre 2002.
3. Mis­sion Ama­rante : le car­go Moni­ka, trans­por­tant des immi­grés clan­des­tins, a été pis­té depuis la Médi­ter­ra­née orien­tale puis inter­cep­té par le Gué­pratte au large de la Sicile, en 2002.

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