La science comme ce qui est à transmettre
La science est encore largement positiviste, mais de nombreux exemples montrent le rôle fondamental de l’interprétation dans l’acquisition de connaissance. A commencer par Galilée qui n’avait aucune preuve de ce qu’il avançait. L’avenir est si problématique qu’il faut élargir les moyens de connaissance, mieux prendre en compte l’éventuel, voire les craintes et penser la science comme ce qui est à transmettre.
La science est encore aujourd’hui essentiellement positiviste, s’inspirant donc d’un courant datant de la même époque que le marxisme, fondée comme lui sur une croyance absolue en un progrès technique porteur de grandes promesses.
“ L’interprétation est religieuse, donc à écarter ”
Nous sommes là avant la prise de conscience environnementale du dernier tiers du XXe siècle : avec le premier rapport du Club de Rome en 1972, le rapport Brundtland de 1987, le sommet de la Terre de Rio 1990, c’est la prise de conscience progressive que la planète est finie, les ressources fossiles et le flux d’énergie solaire sont finis, la nature est vulnérable, sa résilience limitée.
Au sein de cette nature, les êtres vivants sont des systèmes complexes ouverts.
LE POSITIVISME À L’ŒUVRE
Cette approche positiviste de la science fut le support théorique et idéologique de la révolution industrielle en France : citons Marcelin Berthelot et la synthèse chimique, Claude Bernard et le déterminisme physiologique, Ernest Renan et le scientisme comme doctrine, et en Angleterre la forme anglo-saxonne du positivisme utilitariste de John Stuart Mill, prolongé par le pragmatisme américain (Peirce, Dewey, William James) et en Europe par le courant du néopositivisme…
LE POSITIVISME
Son fondateur Auguste Comte avançait la loi des trois états de la connaissance : il y eut d’abord l’état religieux, qui expliquait le monde par des êtres surnaturels, puis l’état métaphysique, où l’explication se faisait par des entités abstraites (entéléchie chez Aristote, catégories kantiennes, Geist chez Hegel, etc.), et enfin un état positif : on ne recherche plus les causes initiales ni les fins ultimes, on se borne à décrire les faits par des lois mathématiques.
Ce positivisme était né d’une volonté de séparation de la science et de la religion.
La science positive fonctionne suivant le schéma nomologique : par l’expérience, on repère une régularité ; on formule cette régularité sous la forme d’une loi mathématique ; on essaye de voir si cette loi est valide en dehors des conditions spéciales de sa découverte ; in fine, on cherche si cette loi permet de prédire des choses non encore observées (comme Le Verrier découvrant Neptune par le calcul).
C’est un principe de conquête puissant : on recherche les commandements auxquels se soumet la nature ; la science est faite de toutes les lois qui n’ont pas été encore réfutées par l’expérience ; il n’y a qu’à croire à ces vérités supposées, on verra bien si le monde se rebelle ou non.
Dans cette optique, l’interprétation est bannie de la démarche scientifique. Elle est rétrogradée au rang des croyances, des superstitions. Elle est religieuse, et donc à écarter, pour donner un espace d’objectivité aux scientifiques.
Au passage, curieusement, l’origine interprétative de l’expérience est oubliée, au profit d’une logique positive non moins curieusement érigée en dogme quasi religieux.
Ainsi Berthelot, dans Science et philosophie : « La science positive ne poursuit ni les causes premières ni la fin des choses […] toutes les assises, de la base au sommet, reposent sur l’observation et sur l’expérience. C’est un des principes de la science positive qu’aucune réalité ne peut être établie par le raisonnement. Le monde ne saurait être deviné. »
Or, ce n’est pas ainsi que l’histoire nous montre le cheminement de la connaissance.
LA CONNAISSANCE CHEMINE PAR L’INTERPRÉTATION
Les exemples sont innombrables qui montrent le rôle fondamental de l’interprétation dans la fabrication de connaissance, à ce point que le talent interprétatif est toujours à l’origine des avancées les plus importantes.
Les artistes graveurs de l’époque de l’aurignacien ont délibérément utilisé les irrégularités de la paroi pour en faire des éléments de leur dessin. C’est l’interprétation des surfaces qui leur suggérait l’image du mammouth.
En voici trois exemples particulièrement instructifs. Tout d’abord, les artistes graveurs de l’époque de l’aurignacien. Quelque quinze mille ans avant Lascaux, ces artistes ont gravé des dessins de mammouths. En fait, ils n’ont pas simplement dessiné des images de mammouths au hasard sur les parois, ils ont délibérément utilisé les irrégularités de la paroi (fissures, défauts, inclusions, etc.) pour en faire des éléments de leur dessin : la ligne d’un dos, un œil, etc.
C’est la preuve qu’ils n’ont pas simplement projeté sur le mur des images préexistant dans leur esprit mais que, au contraire, c’est l’interprétation des surfaces qu’ils voyaient qui leur suggérait, qui commandait, en quelque sorte, le surgissement de l’image du mammouth.
Deuxième exemple plus près de nous, et dans le domaine scientifique : Galilée, qui révolutionne la vision du Monde par un renversement d’interprétation pure. Galilée n’apporte aucune preuve « scientifique », aucune expérience positive de ce qu’il avance (ce que lui reprochera à juste titre l’inquisiteur Robert Bellarmin) pour changer une interprétation classique qui avait fait ses preuves ; mais il croit en une interprétation nouvelle, qui finira par s’imposer dans les esprits.
Évoquons enfin la théorie du potentiel, qui relie au travers d’un formalisme mathématique identique des domaines aussi différents à première vue que la gravitation newtonienne, l’électrostatique ou la thermique. Trois interprétations à l’œuvre qui, se servant de concepts de chaque domaine, permettent d’inférer des propriétés insoupçonnées ou de transposer des concepts d’un domaine à l’autre.
Et puis au XXe siècle cette nouvelle interprétation probabiliste à partir du mouvement brownien si curieuse et si féconde… Interprétation, hypothèse, métaphore, paradigmes, analogie : toutes ces notions pourraient être précisées, avec leurs points communs et leurs nuances.
L’importance primordiale de l’interprétation montre une énorme carence de la pensée nomologique : elle fait l’impasse sur le contexte. En réalité, Claude Bernard est incapable de décrire les fameuses conditions déterminantes de son expérience.
“ Nous devons élargir les moyens de connaissance, afin de mieux penser l’éventuel ”
Or il n’y a pas deux situations identiques : les humains sont différents, la nature est essentiellement inconnue. Nos expériences en apparence les plus positives sont immergées, comme nous, dans le complexe et le chaotique. En réduisant sa complexité par la pensée positive, on brutalise mentalement la nature, et du coup on justifie qu’on la brutalise techniquement.
L’avenir est si problématique aujourd’hui que nous devons élargir les moyens de connaissance, afin de mieux penser l’éventuel. Mais comment dépasser la science nomologique ? En pensant la science comme ce qui est à transmettre. Cette idée n’est pas neuve : Vitruve plaidait déjà ce point de vue dans son De architectura.
Il y a aussi des craintes à transmettre. C’est ici que se ferme la boucle : le souci, la crainte sont faits de la même étoffe psychologique que l’interprétation (cf. la psychanalyse et particulièrement les thèses de Lacan sur le savoir).
Structure chimique du Human prion protein (hPrP).
© MOLEKUUL.BE / FOTOLIA.COM
LE PRION : NOUVEL AGENT INFECTIEUX
Avec la maladie de Creutzfeldt-Jakob, on avait visiblement affaire à une propagation, d’abord entre animaux, puis vers l’homme (ce qui n’a été reconnu que tardivement).
Mais quel était cet agent qui se propageait, qui n’était ni une bactérie, ni un virus ?
C’est à nouveau un renversement d’interprétation qui a permis de reconnaître le prion, et son mécanisme insoupçonné de propagation non de substance, mais de forme, comme agent de la maladie
FAIRE ENTRER LES CRAINTES DANS LE TRAVAIL SCIENTIFIQUE
Les craintes sont initialement subjectives, ancrées dans le social, provenant des groupes concernés, des lanceurs d’alerte, ou des scientifiques eux-mêmes qui voient des choses que les autres ne voient pas (comme, par exemple, le trou dans la couche d’ozone ou le taux de CO2 dans l’atmosphère). En tant que telles, ces craintes sont immédiatement suspectes au scientifique positif.
“ Épurer les craintes subjectives pour tenter d’en faire des craintes désintéressées ”
Il y a donc un travail typiquement scientifique à faire, qui consiste à épurer les craintes subjectives pour tenter d’en faire des craintes désintéressées, pour reprendre l’expression de Hans Jonas. Ce sont ces craintes désintéressées, objectivées autant que possible par la communauté scientifique, qui sont à transmettre. Ce processus de désintéressement peut être mieux décrit dans le cas particulier où on se pose la question de savoir si un être supposé existe ou n’existe pas. C’est le travail sur un « être-question ».
LES ÊTRES-QUESTIONS
Il en fut ainsi du « mal des ardents », d’abord attribué à l‘intervention d’esprits maléfiques, plus tard interprété en termes de sécurité alimentaire liée aux toxines de l’ergot du seigle.
TRANSMETTRE DES CRAINTES
Réfléchissons par exemple à la transmission du savoir entre le compagnon et l’apprenti : le maître ne se contente pas de transmettre positivement les techniques utiles ou les gestes efficaces.
Il transmet surtout les questions à se poser et les craintes à avoir : « Il faut faire attention à ceci ou à cela… »
Ou plus tard du « phlogistique » : existait-il un « corps spécifique » qui s’échappait des corps en combustion pour donner le feu ? Et dans ce cas, quelles étaient ses propriétés ? Ou avait-on affaire à autre chose ?
Même question plus tard pour le « calorique » et l’échange de la chaleur, ou encore plus près de nous pour l’éther électromagnétique : y a‑t-il « quelque chose » qui s’écoule ou qui vibre ? On pourrait sans doute aussi évoquer la constante cosmologique, ou les fluctuations quantiques du champ scalaire, le boson de Higgs, etc.
La même question se pose dans chacun de ces cas : doit-on interpréter ce que l’on observe en faisant appel à un être ou un objet encore caché, mais peut-être à découvrir ? Ou bien cela est-il réductible au corpus de connaissances déjà là.
La sagesse du long terme prit parfois des formes qui nous échappent : ainsi des lacs « maars », ces lacs volcaniques qui peuvent emprisonner de grandes quantités de gaz dissous dans leurs couches profondes, gaz qu’une perturbation accidentelle de leur environnement peut libérer, parfois de façon catastrophique (ainsi l’explosion du lac Nyos au Cameroun en 1986, qui a tué 2 000 personnes).
L’interprétation archaïque voulait qu’un dragon se fût tapi au fond du lac, dragon qu’il ne fallait évidemment surtout pas réveiller ; et donc il était interdit de naviguer sur le lac ou d’y jeter quoi que ce fût. Légende puérile, a pensé la science positive.
Jusqu’à l’élucidation thermodynamique du mécanisme de ces explosions de gaz, qui a conduit à confirmer effectivement l’interdiction de naviguer ou de jeter des objets dans le lac, mais pour d’autres raisons, désenchantées cette fois.
L’explosion du lac Nyos au Cameroun, en 1986, a tué 2 000 personnes. © FABIAN / FOTOLIA.COM
De même, dans le cas de certaines maladies, la question « qu’est-ce qui se propage ? », qui avait suscité les travaux de Pasteur, s’est reposée récemment avec la maladie de la vache folle.
Peut-on préciser cette nouvelle méthode qui travaille les craintes et les interprétations ? Depuis les travaux de Thomas Kuhn et de Paul Feyerabend, nous savons qu’il ne faut pas réduire la science à un schéma méthodologique formel. Mais de même que la science qu’on a appelée « moderne » avait pour cœur le schéma nomologique, de même nous pouvons dessiner une procédure type dans le cas du travail sur un être-question (voir l’encadré).
La sociologie des sciences a voulu prendre les scientifiques pour des acteurs inconscients des influences qu’ils subissent et bloqués dans leur positivisme stipendié. Je crois que c’est une erreur, qui ne fait que renforcer une vision de la science qui date du XIXe siècle.
Il faut au contraire changer la science, et l’élargir à plus d’écoute « craintive » du contexte dans lequel nous vivons.