La science en partage
Conscient du fait que l’intérêt du public pour les questions scientifiques est grand, et que néanmoins la science a mauvaise presse, l’auteur s’intéresse aux relations entre la sphère scientifique et le grand public, à travers les médias. Il remarque que ces questions ne sont pas traitées pareillement en Europe, en France et aux États-Unis.
1) Les médias en question
À l’égard des médias l’auteur formule trois critiques : la généralisation de la mise en image, la quête effrénée de l’immédiateté et du temps réel, la sélection des faits. Les méthodes des scientifiques et des médias sont extrêmement différentes. Les scientifiques se sont donné trois règles d’or : “ La description des résultats doit être suffisamment précise et détaillée pour qu’un homme de l’art puisse les reproduire, les sources scientifiques et techniques doivent être citées, l’exposé des faits doit être séparé de leur interprétation. ” Rien de tel pour les médias.
La liberté de la presse peut apparaître comme un bouclier derrière lequel il serait possible d’abriter des malfaçons (il rappelle les dérapages fâcheux de la guerre du Golfe et du charnier de Timisoara). L’auteur s’interroge alors sur l’opportunité pour les médias de se doter d’une déontologie en vue d’accroître la qualité du service rendu aux consommateurs d’information que nous sommes, et suggère un débat non plus binaire mais ternaire entre “les médias, l’État et les citoyens”.
Il importe en tout cas d’améliorer l’information scientifique qui correspond à une demande incontestable. Or en matière scientifique, il y a aussi des dérapages qui sont décrits dans les 5 chapitres dans lesquels Philippe Kourilsky a choisi de traiter “ les épisodes maladifs des systèmes de transfert d’information ”, à savoir :
- Biotechnologies. “ L’intérêt des plantes transgéniques est de diminuer la pollution. Par ailleurs, le risque potentiel de voir émerger des variétés résistantes aux herbicides et aux ravageurs existe déjà avec les plantes non transgéniques et les herbicides existants. Enfin si le risque du transfert de gènes entre nos aliments et nos cellules était réel, nos cellules seraient farcies de gènes animaux et végétaux provenant de nos aliments quotidiens. ” Un autre objectif de cette recherche est de nous donner les moyens de nourrir 10 milliards d’hommes dans cinquante ans.
- Procréation assistée. Ayant évoqué Louise Brown, Amandine, Dolly, l’auteur plaisante sur certains fantasmes : le gène du crime, la peur du clone, la perspective d’armées d’hommesrobots ne l’émeuvent guère. (…) “ Il existe suffisamment de drogues psychotropes et neurotropes pour asservir les hommes sans qu’il soit besoin de recourir à ce procédé aléatoire. (…) L’idée de contrôler l’émergence du savoir en contestant la finalité de la connaissance pure est à ses yeux totalement irrecevable. ” Nous voilà proches de F. Jacob et loin de J. Testard !
- Mémoire de l’eau. Jacques Benveniste a beaucoup de chance d’avoir trouvé deux médias protecteurs, d’abord Nature puis deux fois Le Monde. La mémoire de l’eau ne peut en aucun cas être considérée comme une nouvelle affaire Galilée.
- Vaccination contre l’hépatite B. Contre les ravages des maladies infectieuses et virales, les scientifiques ont mis au point un certain nombre de parades, notamment des vaccins, dont un vaccin contre l’hépatite B utilisé sans aucun problème en France et dans le reste du monde, jusqu’au jour où apparut une rumeur (qui s’est par la suite révélée fausse) : ce vaccin antihépatite B serait la cause d’une centaine d’accidents neurologiques mortels par an.
Cette rumeur propagée par une partie de la grande presse française a failli provoquer l’interdiction du vaccin en France ce qui aurait fait courir à notre pays le risque de ne pas éviter environ 1 000 décès par an. - Sang contaminé. Tout n’était pas évident à l’origine… La circulaire du 20 juillet 1983 (du docteur Roux) sur la sélection des donneurs était clairvoyante et courageuse, mais “la majorité des contaminations transfusionnelles eut lieu entre 1983 et 1985. La résistance de l’ensemble du milieu transfusionnel est attestée par le fait que la circulaire entraîna des protestations des transfuseurs qui estimaient que l’État n’avait pas à leur dicter une conduite, et par celui plus surprenant encore qu’après 1985 des collectes dans des lieux à haut risque, particulièrement les prisons, se poursuivirent pendant près de deux ans. ”
2) Défense de la science et problématique des risques
Science et technique sont en position d’accusées, avec trois chefs d’accusation.
2–1) Le savoir : la diabolisation du savoir est appuyée sur des mythes porteurs et la dimension quasi théologique de certaines philosophies naturelles. L’approche de Philippe Kourilsky fait penser à celle de François Jacob dans La souris, la mouche et l’homme : “ Pour l’être humain, chercher à comprendre la nature fait partie de la nature elle-même. (…) Pas plus que l’on ne peut arrêter la recherche on ne peut n’en conserver qu’une partie. De toute façon, il n’y a rien à craindre de la vérité, qu’elle vienne de la génétique ou d’ailleurs. (…) Le grand danger pour l’humanité n’est pas le développement de la connaissance, c’est l’ignorance. ”
2–2) Le faire : la science serait asservie à la technique, elle-même asservie à des intérêts inavouables… Philippe Kourilsky, loin d’attribuer à la technoscience une connotation péjorative, estime au contraire qu’il conviendrait de “ lui restituer sa fonctionnalité et lui reconnaître son rôle capital dans l’élaboration des connaissances utiles”. L’auteur se préoccupe des fondements religieux de certaines attitudes écologistes : “ La nature décrétée asservie et opprimée dans un discours anthropomorphique qui la décrit comme esclave de l’homme. ” Hans Jonas a sans doute raison de mettre l’accent sur la responsabilité accrue de l’homme par rapport à son environnement terrestre, mais il ne faut pas pour autant “ par une inversion de transcendance troublante rendre l’homme responsable devant la nature et non plus devant lui-même ni devant son histoire ”. Avec cette conception, “ la nature remplace Dieu dans une perspective qui rompt avec la laïcité, et s’élabore, non pas une philosophie, mais une religion de la nature ”. On pense à Luc Ferry, à Dominique Bourg qui comme P. Kourilsky dénoncent cette inversion et proposent de revenir à l’anthropocentrisme.
2.3) Le risque. Philippe Kourilsky dénonce l’anticipation d’un danger non pas réel, mais très largement imaginaire, que l’on retrouve largement répandue dans la grande presse : maïs transgénique, armée de clones asservis, désastre écologique d’origine humaine. Il stigmatise la peur, suggère que l’on dresse une liste des fausses peurs, et remarque que “ les arguments utilisés au XIXe siècle contre la vaccination ressemblent fort à ceux que l’on utilise au XXe siècle contre le génie génétique ”.
Or la condition de l’homme est bien d’évoluer dans un champ de risques. P. Kourilsky rappelle que “ l’ensemble des agents infectieux (grippe, malaria, rougeole) tue beaucoup plus que toutes les catastrophes technologiques réunies ” et estime que “ s’il est vrai que la quantification de la mort nous répugne il n’en demeure pas moins qu’à l’échelle collective cette comptabilité sinistre est nécessaire”.
Il propose de fonder une nouvelle culture du risque, et en vient à examiner ce qu’il est convenu d’appeler le principe de précaution, qui a le mérite de prendre en compte le fait que la science ne produit des connaissances que par paliers (les trois étapes du possible, du probable et du certain).
Mais il regrette avec François Ewald (Philosophie de la Précaution, L’année sociologique n° 46) que “ ce principe invite à anticiper sur ce que l’on ne sait pas encore, à prendre en considération des hypothèses douteuses, de simples soupçons, et alors que la solidarité nous avait rendus riscophiles, que nous soyons redevenus riscophobes ”.
L’approche du même problème par J.-L. Funck Brentano dans un article du Monde (29- 30 octobre 1995) allait encore plus loin.