La ségrégation scolaire : responsables et coupables
L’échec scolaire et la dévalorisation qu’il engendre sont l’une des sources de la violence scolaire
Il arrive parfois au professeur d’avoir l’impression de perdre son temps en tentant d’enseigner à certaines classes ou à certains élèves. En général ces élèves partagent la même impression.
On se dit alors, assez logiquement, qu’un enseignement adapté par son contenu et sa pédagogie à leurs intérêts et capacités, voire un apprentissage ou l’entrée dans la vie active – quitte à créer des passerelles pour la suite – seraient préférables.
Et comme l’échec scolaire et la dévalorisation qu’il engendre sont, cela est clair, l’une des sources de la violence scolaire, on comprend que le » collège unique » puisse être cité dans l’article signé Gilbert Castellanet du numéro de mars dernier de La Jaune et la Rouge comme l’une des causes principales de cette violence.
Vingt ans à Bobigny
François Gaudel (66), après avoir été brièvement assistant en fac, a enseigné quelques années dans des lycées de » centre-ville » avec notamment des classes de collège, avant de se fixer au lycée Louise Michel de Bobigny de 1978 à 2008. Aujourd’hui retraité, il préside l’Association Science Ouverte qui mobilise plusieurs centaines de jeunes de la banlieue parisienne sur des activités scientifiques régulières, stages, soutiens et tutorats.
Il est en effet insupportable et contre-productif de garder en classe des élèves avec lesquels il est impossible d’effectuer le travail prévu. Les regrouper pour faire quelque chose d’utile constitue incontestablement une amélioration locale et immédiate.
Des solutions immédiates
Des arguments discutables
J’aurais aimé parler des trois autres causes de violence mises en avant par Michel Segal (l’enfant roi, la destruction du droit spécifique à l’enseignement et le chacun pour soi) comme du constat qu’il fait : elles me paraissent éminemment discutables. Je me contente ici de dire pourquoi, de mon point de vue, le bon sens apparent du raisonnement ne peut pas suffire, même s’il n’est pas dénué de vérité.
Autre cas. Vous habitez en banlieue. Vous n’avez pas les compétences pour suivre et épauler la scolarité de vos enfants mais vous êtes soucieux qu’ils la réussissent. Le collège voisin, classé ZEP, ne vous inspire pas confiance – à tort ou à raison. Vous avez essentiellement deux solutions : le privé ou déménager.
Vous pouvez également essayer d’utiliser la relative souplesse de la carte scolaire. Et vous adoptez l’une de ces solutions, particulièrement les deux premières dans une proportion notable. Et même si vous êtes l’une des rares personnes à habiter dans cet endroit et à avoir les compétences pour épauler vos enfants, vous agirez souvent de la même façon, pour des raisons bien compréhensibles.
Un collège général et non unique
RÉPARTITION DES ÉLÈVES SELON LEURS NOTES AUX ÉPREUVES ÉCRITES DU DIPLÔME NATIONAL DU BREVET (DNB) 2005 |
Répartition des notes obtenues selon les types de collège Nota : les Réseaux ambition réussite (RAR) représentent environ 5% des collèges. Il s’agit d’une classification « prioritaire parmi les prioritaires ». Il y a 16 collèges RAR en Seine-Saint-Denis. |
On ne peut se contenter de solutions individuelles ou locales ; il faut aussi s’interroger sur leurs conséquences globales. Commençons par la seconde » solution » puisqu’elle est déjà en oeuvre et contribue au contexte dans lequel le premier problème apparaît. Le problème posé aux parents provient d’une ségrégation spatiale et sociale existante. Les solutions individuelles contribuent évidemment à l’aggraver. Comme l’a souligné Éric Maurin – mais il n’est pas le seul – c’est une des causes importantes du « ghetto français « . Ainsi, le collège est sans doute général, mais certainement pas » unique « .
Des chiffres contestables
Ici, on ne peut pas se passer de chiffres – validés de préférence. « Crime, nous dit Gilbert Castellanet, que le massacre de 300 000 enfants quittant le primaire sans avoir les moyens de poursuivre des études quelles qu’elles soient. » Ce n’est pas ce que disent les statistiques (INSEE, OCDE, ministère de l’Éducation nationale).
Le flux générationnel est de 750 000 à 800 000 jeunes par an.
D’un côté, il y a eu en juillet dernier 530 000 bacheliers (280 000 général, 133 000 techno et 117 000 professionnel) ; et au-delà, 42 % d’une classe d’âge sort de formation avec un diplôme de l’enseignement supérieur (court ou long).
À l’autre extrémité, c’est environ 130 000 élèves d’une classe d’âge qui selon les statistiques du Ministère sortent des études sans diplôme qualifiant : c’est beaucoup moins que les 300 000 annoncés, chiffre qui correspond d’ailleurs aux sans diplômes des années soixante, tandis que, il convient de le rappeler, 40% d’une classe d’âge n’obtenait pas, dans l’entre-deux-guerres, le fameux certificat d’études.
Mais c’est bien sûr encore trop. D’autant que les résultats des fameuses enquêtes Pisa évoluent dans le mauvais sens pour la France quand ce n’est pas le cas pour d’autres pays (Corée, Allemagne). Où sont ces élèves ? Bien sûr, un peu partout, mais pas répartis de façon uniforme.
Environ 130 000 élèves d’une classe d’âge sortent du système sans diplôme qualifiant
Hétérogénéité et homogénéité
La comparaison entre les résultats des collèges des Réseaux ambition réussite avec ceux des autres collèges est instructive.
Hétérogénéité gérable
Enquêtes PISA
Les enquêtes Pisa menées tous les trois ans par l’OCDE font grand bruit lors de leur parution (www.oecd.org/dataoecd/33/5/46624382.pdf). Selon elles, 20 % d’une classe d’âge en France est à quinze ans en dessous du niveau de compréhension considéré comme minimal en lecture (26% pour les garçons et 14 % pour les filles). Ce pourcentage qui est dans la moyenne de l’OCDE peut être comparé aux 5,5% obtenus en Corée et 8% en Finlande. Il correspond à 150 000 élèves par classe d’âge et diffère peu du nombre d’élèves sortant des études sans CAP, BEP, ni baccalauréat (mais parfois avec le brevet) : 130 000 environ.
Prenons une classe de collège moyenne (colonne de droite), avec 25 élèves pour se fixer les idées. On y trouve deux très bons élèves, plus d’une moitié d’élèves moyens, cinq en dessous de 7, dont deux ou trois en perdition. J’ai le souvenir de classes, dans lesquelles j’ai étudié il y a bien longtemps, qui n’avaient pas un profil très différent, si ce n’est par les effectifs.
Les classes de quatrième et troisième y étaient certes plus délicates, du fait de la phase d’adolescence des élèves. Mais l’hétérogénéité y était gérable, j’en ai eu également l’expérience comme enseignant dans les années soixante-dix.
Dans les collèges mieux favorisés, au-dessus de la moyenne, la situation a encore moins de raison de poser problème.
Manque de stimulation
Manque de repères
Dans une classe où la moitié des élèves est en difficulté ou en très grande difficulté, les élèves n’ont comme modèle que l’enseignant qui lui-même représente un milieu social et culturel très différent du leur. Ces élèves, quel que soit leur niveau, vont réussir moins bien que dans une classe « normale ».
Prenons maintenant la classe correspondant à la colonne de gauche. Sans doute les élèves y sont un peu moins nombreux, disons vingt, mais on sait que cela ne change pas grand-chose. Sur ces 20 élèves, il y a 0,4 très bon élève.
Autant dire que s’il y en a un, il est isolé, c’est un Martien, et il n’a pas de raison de se sentir stimulé. Il y a par contre 9 ou 10 élèves en dessous de 7 et 6 sur 20 en perdition.
C’est eux qui risquent de donner le ton à la classe, et cette classe va être très difficile à gérer, et sûrement pas avec le même niveau d’exigence que la précédente. Là, l’hétérogénéité pose un problème immédiat, mais ce problème est lié paradoxalement à une trop grande homogénéité.
Mythe de Sisyphe
Recrutements délicats
Dans les zones difficiles, les principaux des collèges ne sont pas toujours faciles à recruter et d’un niveau inégal. Sur Paul Langevin à Drancy, j’en ai vu au moins trois qui n’étaient pas à leur place, et qui d’ailleurs ont été déplacés : deux d’entre eux au bout d’un an, un autre au bout de deux.
Mais l’incompétence peut être plus légère et autoriser un séjour plus long sur le poste. Elle est fortement corrélée à un usage immodéré de l’autorité et du pouvoir.
Je connais assez bien quelques collèges RAR ou ZEP. Par exemple, le collège République à Bobigny, gros collège RAR qui m’a envoyé de nombreux élèves au lycée où j’exerçais, ou le collège Paul Langevin à Drancy, petit collège ZEP d’une zone très ghettoïsée, où mes enfants ont fait leurs études, et où j’interviens avec l’Association Science Ouverte dont je m’occupe pour faire du soutien et des activités scientifiques.
Je dois dire d’abord que, malgré tout, les meilleurs élèves (quelques-uns par an) s’en sortent plus qu’honorablement, avec en fin d’études des diplômes d’ingénieur, des masters, voire des thèses.
Néanmoins le travail dans et en direction de ces établissements fait penser au mythe de Sisyphe, les moments forts et encourageants étant régulièrement suivis de passages à vide difficiles à surmonter.
Des causes connues
Les causes de cette situation sont multiples. Les variations dans le niveau des classes aboutissent à des concentrations catastrophiques d’élèves ou de classes à problèmes.
La réputation des banlieues ne va pas en s’améliorant et ne contribue pas à briser une dynamique négative
Le corps professoral est souvent démotivé. Ce peut être le cas des anciens comme des jeunes ; c’est une affaire d’ambiance collective, d’histoire de l’établissement, et ça ne se décrète pas. Quelques personnalités peuvent changer les choses dans un sens ou dans un autre.
Les professeurs ne se bousculent pas au portillon sur ces terres de mission et repartent dès qu’ils le peuvent dans leur région d’origine ou vers le sud du pays. L’académie de Créteil, la Seine-Saint-Denis sont des territoires de premier poste et de stage. Ainsi pour l’année scolaire 2010–2011, 301 professeurs stagiaires ont été affectés sur la Seine-Saint-Denis (1,38 million d’habitants) contre 107 seulement dans les Hauts-de-Seine (1,56 million d’habitants).
N’oublions pas les conditions extérieures au collège, liées à la vie du quartier, à la politique qui y est menée à l’égard des jeunes, à la présence ou non de certains types de délinquance à l’extérieur du collège… et puis bien d’autres choses : la réputation des banlieues ne va pas en s’améliorant et ne contribue pas à briser une dynamique négative.
Au-delà de l’unicité
Est-ce le collège unique qui est en cause ? J’en doute. Le problème c’est plutôt qu’il n’est pas unique.
Son principe a l’avantage de mettre en relief l’inégalité réelle – essentiellement sociale et territoriale – qui existe en matière d’éducation. Revenir dessus reviendrait à occulter le problème, ce qui était le cas auparavant, et explique la vision idyllique du passé que l’on trouve chez certains.
Mais le principe d’unicité n’apporte pas en lui-même la solution. L’uniformité de traitement est impuissante à résoudre les problèmes qui se posent dans les collèges en difficulté. Quant aux collèges « moyens » et même « bons », ils ne doivent pas être oubliés. Tout n’y est pas parfait, loin de là. Des blocages importants y coexistent avec un climat d’angoisse pour les élèves comme pour les enseignants dont j’ai du mal à voir les avantages. Mais toute réforme des collèges – dont je n’ai nullement le secret – aura des conséquences différentes selon le type d’endroit où elle sera appliquée. Il faut intégrer cela avant toute mise en place et rester conscient que ce qui se passe dans l’éducation est relié par mille fils à la structure et à l’évolution d’ensemble de la société française.
Exemples à méditer
Les expériences menées à l’étranger montrent qu’on peut faire beaucoup mieux, mais il faut prendre garde à ne pas copier mécaniquement ce qui se passe dans des pays dont certains ont un système social moins inégalitaire que le nôtre. D’autres sont en pleine phase de développement économique et social. Un seul concept magique ne suffira pas.