La simulation numérique : des enjeux, des expertises et des carrières passionnantes

Dossier : Vie des entreprisesMagazine N°795 Mai 2024Par Denis VACEK (X91)

Le CEA a acti­ve­ment contri­bué au déve­lop­pe­ment de la simu­la­tion numé­rique aus­si bien dans la sphère mili­taire que civile. Denis Vacek (X91), Direc­teur du Pro­gramme Simu­la­tion au sein de la Direc­tion des appli­ca­tions mili­taires (DAM) du CEA, revient sur l’engagement fort de la DAM en faveur du déve­lop­pe­ment des capa­ci­tés de simu­la­tion natio­nales. Il nous en dit éga­le­ment plus sur les pers­pec­tives de car­rière que ce sec­teur peut offrir aux ingé­nieurs. Rencontre.

La DAM est un acteur pionnier en matière de simulation numérique et de HPC. Pouvez-vous nous en dire plus ?

His­to­ri­que­ment, le déve­lop­pe­ment de l’arme nucléaire a tou­jours fait appel à la puis­sance de cal­cul. Cette acti­vi­té stra­té­gique a néces­si­té de mobi­li­ser dif­fé­rentes sciences : la phy­sique nucléaire bien sûr, mais aus­si les mathé­ma­tiques et le cal­cul scien­ti­fique pour dimen­sion­ner les pre­mières bombes expé­ri­men­tales, puis les pre­mières armes nucléaires. Il est en effet dif­fi­cile de mul­ti­plier les expé­ri­men­ta­tions dans ce domaine. Le HPC s’est alors ins­crit dans un contexte de réduc­tion des temps de déve­lop­pe­ment et d’augmentation de la com­plexi­té des armes nucléaires. Suite à la déci­sion prise en 1995 par le pré­sident de la Répu­blique, Jacques Chi­rac, de ne plus recou­rir aux essais nucléaires mais de s’appuyer sur la simu­la­tion pour garan­tir la sûre­té et la fia­bi­li­té des têtes nucléaires, la France a signi­fi­ca­ti­ve­ment ren­for­cé et déve­lop­pé ses capa­ci­tés et moyens de cal­cul. Le CEA a alors lan­cé le pro­gramme Simu­la­tion en 1996 pour contri­buer à l’évolution des armes nucléaires et à leur renou­vel­le­ment, sans avoir recours à de nou­veaux essais nucléaires.

Aujourd’hui, ce pro­gramme se pour­suit et repose sur trois piliers com­plé­men­taires : la phy­sique, le cal­cul numé­rique, et de nou­velles expé­riences élé­men­taires visant à étu­dier la phy­sique néces­saire à cer­taines phases de fonc­tion­ne­ment d’une arme.

Sur cette dimen­sion expé­ri­men­tale, nous dis­po­sons de grandes ins­tal­la­tions, dont le Laser Méga­joule à Bor­deaux, ou encore Epure, une machine de radio­gra­phie éclair en Bour­gogne. Au sein du CEA, cette acti­vi­té mobi­lise envi­ron 1 000 per­sonnes qui tra­vaillent au quo­ti­dien sur le déve­lop­pe­ment de la phy­sique, la mise en œuvre des cal­cu­la­teurs et l’expérimentation. In fine, l’outil de simu­la­tion s’appuie éga­le­ment sur l’exploitation des don­nées issues des essais nucléaires passés.

Comment le besoin en matière de calcul scientifique a‑t-il évolué au cours des années et comment la DAM s’est-elle adaptée ?

Notre acti­vi­té s’inscrit dans une démarche conti­nue et per­ma­nente d’adaptation. Depuis tou­jours, le nucléaire mili­taire a pu comp­ter sur des capa­ci­tés de cal­cul très impor­tantes avec d’abord les cal­cu­la­teurs ana­lo­giques, puis numé­riques vec­to­riels et enfin paral­lèles. Le pro­gramme Simu­la­tion per­met depuis 1996 de faire mon­ter en puis­sance nos cal­cu­la­teurs et de mettre à la dis­po­si­tion des dif­fé­rentes équipes les moyens tech­niques pour réa­li­ser des simu­la­tions plus réa­listes ados­sées à des modèles phy­siques tou­jours plus précis.
Au cours des deux der­nières décen­nies, plu­sieurs géné­ra­tions de cal­cu­la­teurs se sont ain­si suc­cé­dées : le pro­jet TERA, dans les années 2000, visait à dis­po­ser d’une puis­sance de cal­cul de mille mil­liards d’opérations par seconde, quand le récent pro­jet EXA, vise lui à atteindre à terme le mil­liard de mil­liards d’opérations par seconde.

Chaque nou­velle machine a une archi­tec­ture dif­fé­rente de la pré­cé­dente, ce qui implique d’adapter les codes de cal­cul. Pour ce faire, nous avons déve­lop­pé une véri­table exper­tise et des com­pé­tences de très haut niveau qui nous per­mettent de tirer le meilleur par­ti de chaque calculateur.

D’ailleurs, le développement d’une expertise nationale et souveraine en la matière représente un enjeu fort pour la France. Comment contribuez-vous à relever ce défi ?

Au début des années 2000, en par­ti­cu­lier avec le lan­ce­ment du pro­gramme Simu­la­tion, la France s’est très vite ren­due compte de la dimen­sion stra­té­gique de ce domaine et de la néces­si­té de construire une capa­ci­té natio­nale. À l’époque, la DAM a noué un par­te­na­riat de R&D avec Bull (deve­nu ATOS et aujourd’hui EVIDEN) pour déve­lop­per les super­cal­cu­la­teurs en co-concep­tion et les pro­duire en France. Ce par­te­na­riat nous per­met d’avoir accès aux der­nières tech­no­lo­gies, mais aus­si d’orienter le déve­lop­pe­ment des cal­cu­la­teurs en pre­nant en compte nos appli­ca­tions et besoins, tout en assu­rant la sou­ve­rai­ne­té de cette filière deve­nue essen­tielle pour la garan­tie des armes nucléaires françaises.

Dans ce cadre, vous avez aussi un rôle d’organisation/structuration de la filière et de mise à disposition de ces compétences hors du champ de la dissuasion. Pouvez-vous nous en dire plus ?

La DAM a his­to­ri­que­ment déve­lop­pé des com­pé­tences et des moyens aus­si bien au niveau des machines que des logi­ciels. À la demande du minis­tère des Armées, nous avons ouvert ces moyens et com­pé­tences d’abord à la com­mu­nau­té mili­taire, puis civile. En paral­lèle, nous avons créé et mis en place tout un éco­sys­tème autour de notre centre de cal­cul situé à Bruyères-le-Châ­tel (Essonne) en par­te­na­riat avec l’Association TERATEC, dont la prin­ci­pale mis­sion est d’assurer le déve­lop­pe­ment et la pro­mo­tion de la simu­la­tion numé­rique en France. Dans une démarche par­te­na­riale, nous avons aus­si déve­lop­pé des syner­gies avec les grands indus­triels afin qu’ils puissent accé­der à des capa­ci­tés de cal­cul pour leur propre recherche et déve­lop­pe­ment. Pour le monde aca­dé­mique, nous tra­vaillons avec l’agence GENCI, qui est en charge de mettre en œuvre la stra­té­gie natio­nale de cal­culs inten­sifs (achat de grands calculateurs…).

Au niveau euro­péen, ce volet est géré par EuroHPC, qui vient notam­ment d’attribuer le finan­ce­ment du futur grand cal­cu­la­teur euro­péen au pro­jet Jules Verne auquel nous par­ti­ci­pons : nous opé­re­rons donc à Bruyères-le-Châ­tel, en 2025, le plus grand ordi­na­teur euro­péen de classe exas­cale, soit un mil­liard de mil­liards d’opérations par seconde.

En ce qui concerne l’ordinateur quan­tique, nous héber­geons d’ores et déjà au Très grand centre de cal­cul du CEA (TGCC) un ému­la­teur d’ordinateur quan­tique, four­ni par EVIDEN et mis à la dis­po­si­tion de toute la com­mu­nau­té. Et nous pré­voyons d’y ins­tal­ler en 2024 un pre­mier ordi­na­teur quan­tique qui sera livré par la socié­té PASQAL.

Quels seront les grands défis de la simulation numérique sur le moyen et le long terme ?

Il s’agit, tout d’abord, de gagner en pré­ci­sion et en vitesse, mais aus­si de réus­sir à appré­hen­der des sujets tou­jours plus com­plexes avec de meilleurs modèles phy­siques. Dans ce cadre, il faut être en mesure de four­nir plus de capa­ci­tés de cal­cul pour réa­li­ser tou­jours plus de simu­la­tions. En paral­lèle de cette mon­tée en puis­sance, nous avons plu­sieurs enjeux tant en termes d’efficacité et de per­ti­nence des algo­rithmes qu’en termes d’efficacité éner­gé­tique et d’optimisation de la consom­ma­tion élec­trique de nos cal­cu­la­teurs. Pour rele­ver ce der­nier défi, nous tra­vaillons avec EVIDEN aus­si bien sur le volet infor­ma­tique que sur les ser­vi­tudes. Pour ce faire, nous met­tons en œuvre plu­sieurs pistes dont les accé­lé­ra­teurs gra­phiques, qui consomment moins d’énergie, mais qui sont plus dif­fi­ciles à programmer.

Ce domaine offre une pluralité de métiers. Quelles opportunités de carrière la DAM peut-elle offrir aux jeunes ingénieurs ?

La simu­la­tion numé­rique recoupe de nom­breux domaines et mobi­lise des com­pé­tences et des exper­tises plu­rielles et diverses : des phy­si­ciens (nucléaire, hydro et aéro­dy­na­mique, méca­nique, ther­mique, élec­tro­ma­gné­tisme…), qu’ils soient théo­ri­ciens ou expé­ri­men­ta­teurs, des mathé­ma­ti­ciens, des numé­ri­ciens et bien sûr des infor­ma­ti­ciens. Les oppor­tu­ni­tés sont larges et per­mettent, selon les appé­tences et les aspi­ra­tions pro­fes­sion­nelles, de tra­vailler sur plu­sieurs sujets ou de se spé­cia­li­ser sur une dimen­sion afin de deve­nir un expert. C’est la garan­tie de s’épanouir dans des métiers pas­sion­nants au plus haut niveau scien­ti­fique tout en par­ti­ci­pant à la stra­té­gie de défense de notre pays.

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