La simulation numérique : des enjeux, des expertises et des carrières passionnantes
Le CEA a activement contribué au développement de la simulation numérique aussi bien dans la sphère militaire que civile. Denis Vacek (X91), Directeur du Programme Simulation au sein de la Direction des applications militaires (DAM) du CEA, revient sur l’engagement fort de la DAM en faveur du développement des capacités de simulation nationales. Il nous en dit également plus sur les perspectives de carrière que ce secteur peut offrir aux ingénieurs. Rencontre.
La DAM est un acteur pionnier en matière de simulation numérique et de HPC. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Historiquement, le développement de l’arme nucléaire a toujours fait appel à la puissance de calcul. Cette activité stratégique a nécessité de mobiliser différentes sciences : la physique nucléaire bien sûr, mais aussi les mathématiques et le calcul scientifique pour dimensionner les premières bombes expérimentales, puis les premières armes nucléaires. Il est en effet difficile de multiplier les expérimentations dans ce domaine. Le HPC s’est alors inscrit dans un contexte de réduction des temps de développement et d’augmentation de la complexité des armes nucléaires. Suite à la décision prise en 1995 par le président de la République, Jacques Chirac, de ne plus recourir aux essais nucléaires mais de s’appuyer sur la simulation pour garantir la sûreté et la fiabilité des têtes nucléaires, la France a significativement renforcé et développé ses capacités et moyens de calcul. Le CEA a alors lancé le programme Simulation en 1996 pour contribuer à l’évolution des armes nucléaires et à leur renouvellement, sans avoir recours à de nouveaux essais nucléaires.
Aujourd’hui, ce programme se poursuit et repose sur trois piliers complémentaires : la physique, le calcul numérique, et de nouvelles expériences élémentaires visant à étudier la physique nécessaire à certaines phases de fonctionnement d’une arme.
Sur cette dimension expérimentale, nous disposons de grandes installations, dont le Laser Mégajoule à Bordeaux, ou encore Epure, une machine de radiographie éclair en Bourgogne. Au sein du CEA, cette activité mobilise environ 1 000 personnes qui travaillent au quotidien sur le développement de la physique, la mise en œuvre des calculateurs et l’expérimentation. In fine, l’outil de simulation s’appuie également sur l’exploitation des données issues des essais nucléaires passés.
Comment le besoin en matière de calcul scientifique a‑t-il évolué au cours des années et comment la DAM s’est-elle adaptée ?
Notre activité s’inscrit dans une démarche continue et permanente d’adaptation. Depuis toujours, le nucléaire militaire a pu compter sur des capacités de calcul très importantes avec d’abord les calculateurs analogiques, puis numériques vectoriels et enfin parallèles. Le programme Simulation permet depuis 1996 de faire monter en puissance nos calculateurs et de mettre à la disposition des différentes équipes les moyens techniques pour réaliser des simulations plus réalistes adossées à des modèles physiques toujours plus précis.
Au cours des deux dernières décennies, plusieurs générations de calculateurs se sont ainsi succédées : le projet TERA, dans les années 2000, visait à disposer d’une puissance de calcul de mille milliards d’opérations par seconde, quand le récent projet EXA, vise lui à atteindre à terme le milliard de milliards d’opérations par seconde.
Chaque nouvelle machine a une architecture différente de la précédente, ce qui implique d’adapter les codes de calcul. Pour ce faire, nous avons développé une véritable expertise et des compétences de très haut niveau qui nous permettent de tirer le meilleur parti de chaque calculateur.
D’ailleurs, le développement d’une expertise nationale et souveraine en la matière représente un enjeu fort pour la France. Comment contribuez-vous à relever ce défi ?
Au début des années 2000, en particulier avec le lancement du programme Simulation, la France s’est très vite rendue compte de la dimension stratégique de ce domaine et de la nécessité de construire une capacité nationale. À l’époque, la DAM a noué un partenariat de R&D avec Bull (devenu ATOS et aujourd’hui EVIDEN) pour développer les supercalculateurs en co-conception et les produire en France. Ce partenariat nous permet d’avoir accès aux dernières technologies, mais aussi d’orienter le développement des calculateurs en prenant en compte nos applications et besoins, tout en assurant la souveraineté de cette filière devenue essentielle pour la garantie des armes nucléaires françaises.
Dans ce cadre, vous avez aussi un rôle d’organisation/structuration de la filière et de mise à disposition de ces compétences hors du champ de la dissuasion. Pouvez-vous nous en dire plus ?
La DAM a historiquement développé des compétences et des moyens aussi bien au niveau des machines que des logiciels. À la demande du ministère des Armées, nous avons ouvert ces moyens et compétences d’abord à la communauté militaire, puis civile. En parallèle, nous avons créé et mis en place tout un écosystème autour de notre centre de calcul situé à Bruyères-le-Châtel (Essonne) en partenariat avec l’Association TERATEC, dont la principale mission est d’assurer le développement et la promotion de la simulation numérique en France. Dans une démarche partenariale, nous avons aussi développé des synergies avec les grands industriels afin qu’ils puissent accéder à des capacités de calcul pour leur propre recherche et développement. Pour le monde académique, nous travaillons avec l’agence GENCI, qui est en charge de mettre en œuvre la stratégie nationale de calculs intensifs (achat de grands calculateurs…).
Au niveau européen, ce volet est géré par EuroHPC, qui vient notamment d’attribuer le financement du futur grand calculateur européen au projet Jules Verne auquel nous participons : nous opérerons donc à Bruyères-le-Châtel, en 2025, le plus grand ordinateur européen de classe exascale, soit un milliard de milliards d’opérations par seconde.
En ce qui concerne l’ordinateur quantique, nous hébergeons d’ores et déjà au Très grand centre de calcul du CEA (TGCC) un émulateur d’ordinateur quantique, fourni par EVIDEN et mis à la disposition de toute la communauté. Et nous prévoyons d’y installer en 2024 un premier ordinateur quantique qui sera livré par la société PASQAL.
Quels seront les grands défis de la simulation numérique sur le moyen et le long terme ?
Il s’agit, tout d’abord, de gagner en précision et en vitesse, mais aussi de réussir à appréhender des sujets toujours plus complexes avec de meilleurs modèles physiques. Dans ce cadre, il faut être en mesure de fournir plus de capacités de calcul pour réaliser toujours plus de simulations. En parallèle de cette montée en puissance, nous avons plusieurs enjeux tant en termes d’efficacité et de pertinence des algorithmes qu’en termes d’efficacité énergétique et d’optimisation de la consommation électrique de nos calculateurs. Pour relever ce dernier défi, nous travaillons avec EVIDEN aussi bien sur le volet informatique que sur les servitudes. Pour ce faire, nous mettons en œuvre plusieurs pistes dont les accélérateurs graphiques, qui consomment moins d’énergie, mais qui sont plus difficiles à programmer.
Ce domaine offre une pluralité de métiers. Quelles opportunités de carrière la DAM peut-elle offrir aux jeunes ingénieurs ?
La simulation numérique recoupe de nombreux domaines et mobilise des compétences et des expertises plurielles et diverses : des physiciens (nucléaire, hydro et aérodynamique, mécanique, thermique, électromagnétisme…), qu’ils soient théoriciens ou expérimentateurs, des mathématiciens, des numériciens et bien sûr des informaticiens. Les opportunités sont larges et permettent, selon les appétences et les aspirations professionnelles, de travailler sur plusieurs sujets ou de se spécialiser sur une dimension afin de devenir un expert. C’est la garantie de s’épanouir dans des métiers passionnants au plus haut niveau scientifique tout en participant à la stratégie de défense de notre pays.