La situation des entrepreneurs en France, aujourd’hui
Avertissement : le texte ci-après emprunte ses principales références à l’ouvrage Les dirigeants de PME (Éditions Maxima, 1995) dont l’auteur, Bertrand Duchéneaut, préside aujourd’hui le groupe Sico et IPE (initiation pour l’entreprenariat1).
Sans entrer dans le jeu des définitions, nous appellerons entrepreneur celui qui a engagé dans la création ou la direction d’une entreprise ses ressources financières – en partie ou en totalité – et sa vie professionnelle.
Nous nous polariserons sur les entreprises – le plus souvent des PME – chez lesquelles la propriété et le management sont dans la même main, car le vocable d’entrepreneur ainsi défini s’applique mal aux cas où ces deux responsabilités sont dissociées.
Et nous commencerons par les créateurs d’entreprises, parce qu’ils sont les représentants les plus typiques de l’esprit d’entreprise et que la moitié des PME existant aujourd’hui sont encore entre les mains de leur fondateur.
Les créateurs
Créer une entreprise, c’est plus que « se mettre à son compte », c’est lancer sur le marché concurrentiel une équipe organisée, et motivée pour la croissance.
11 % des Français en ont rêvé, 1 % ont eu un projet précis, 0,4 % s’y sont lancés.
Aux États-Unis, les chiffres sont deux fois plus élevés (à population égale) et en Grande-Bretagne une enquête a montré que 25 % des jeunes de 16 à 19 ans ambitionnaient d’avoir un jour une entreprise personnelle.
Le cas de la France fait donc l’objet d’une certaine perplexité, notamment chez divers analystes de l’école de Harvard, et déjà en 1985, Peter Drücker écrivait que aucun pays n’a autant besoin d’une économie d’entrepreneurs que la France.
De fait, le nombre de créations stagne depuis huit ans aux environs de 180 000 par an (dont les trois quarts sont unipersonnelles) ; ce chiffre est même tombé en dessous en 1997 et 1998. Même si on y ajoute 50 000 reprises d’entreprises à redresser, le score est seulement de 4 pour 1 000 habitants contre 7 aux USA.
Et sur le total des 180 000 créations on n’en trouve au bout de cinq ans que 7 000 qui ont débouché sur une entreprise de plus de 10 salariés.
Néanmoins, 230 000 créateurs et repreneurs, ce n’est tout de même pas rien, et il importe de savoir d’où viennent ces courageux.
D’abord quelle est leur origine familiale ? Pour plus de la moitié ils sont issus de familles où il existe un proche parent qui est patron d’une petite entreprise ou « à son compte ». Ils n’ont pas été élevés, comme la majorité de leurs compatriotes, dans un milieu fermé de fonctionnaires et de salariés, mais d’artisans et de commerçants. Ce type de filiation se retrouve ailleurs qu’en France, notamment en Grande Bretagne, mais il pénalise bien évidemment les pays où la fonctionnarisation a pris une place importante.
Quelle éducation ont-ils reçue ? Ils n’ont pas été, pour la plupart, très gâtés par la vie et leur cursus scolaire s’est arrêté, pour 80 % d’entre eux, au baccalauréat ou beaucoup plus bas. Depuis une dizaine d’années le niveau d’instruction remonte sous l’effet du chômage et du développement des hautes technologies. La proportion des ingénieurs diplômés est passée de 2 % à 5 ou 6 %.
Les lois d’Yvon Gattaz sont donc heureusement dépassées : elles énonçaient, il y a trente ans, l’étouffement des vocations d’entrepreneurs sur les 15 % des sortants d’écoles d’ingénieurs qui avaient un potentiel de chef d’entreprise, les 2⁄3 cultivaient une autre ambition et sur les 5 % restants 4 % étaient dissuadés par leur entourage.
À la vérité, en cours de carrière, d’autres rejoindront ce premier noyau de 1 % et le score montera jusqu’à 6 ou 7 % :
- pour les non-ingénieurs, l’âge de la création est plus proche de 40 ans que de 20 (moyenne 32 ans). Les meilleurs taux de réussites se rencontrent au voisinage de 40 ans, après quinze à vingt ans de vie professionnelle comme salarié dans des positions variées. Ce cursus permet aux porteurs de projets d’acquérir l’expérience de la vie d’une entreprise, et par ailleurs de se constituer un petit pécule ;
- mais il y a aussi les créations sous la contrainte, imposées par le chômage. Il y en eut en 1994 46 %, dont 10 % concernaient des cadres. Ce ne sont pas, on s’en doute, les entrepreneurs les plus ambitieux : la plupart ne cherchent à créer que leur propre emploi.
Les vrais créateurs d’entreprises sont donc rares : 15 % d’entre eux seulement ambitionnent de dépasser l’effectif de 5 salariés et 3 % dépassent effectivement le seuil de 10 salariés au bout de cinq ans.
La proportion de ceux qui échouent tout à fait n’est pas plus élevée qu’aux États-Unis (50 % dans les cinq premières années) et elle est la même quel que soit le profil du créateur ; mais nettement plus faible pour les créations qui bénéficient d’un solide appui professionnel et financier.
Reste à expliquer cette contraction de 100 à 3 entre le nombre de lancements et celui des vraies réussites.
C’est que, outre l’ambition – et nous avons vu qu’elle est rare -, il faut au développeur des capacités complémentaires à celles du créateur.
Plusieurs études ont montré que les créateurs qui y ont réussi ont respecté généralement trois conditions :
- ils ont acquis, avant de se lancer, l’expérience du secteur d’activité choisi, notamment la connaissance de la clientèle,
- ils ont assimilé les pratiques de la concurrence et les règles de la rentabilité, et acquis une certaine capacité de prévision, d’organisation, de planification,
- ils se sont fait accompagner par un praticien de la direction d’entreprise, proche parent ou ami, qui fréquemment apporte une contribution financière au moins symbolique.
En définitive, ce 3 % de vraies réussites – représentant 6 000 à 7 000 entreprises par an – a tout de même permis de renouveler le parc des 160 000 PME françaises, et cela explique pourquoi 80 000 entreprises actuelles sont dirigées par leur fondateur.
Nous allons voir ce que sont devenus ces jeunes patrons.
La population des patrons des PME indépendantes
La longue éclipse du concept d’entrepreneur
Le concept d’entrepreneur était très présent dans la pensée des « Lumières » : l’Encyclopédie fut elle-même une grande entreprise novatrice et internationale.
Mais il disparut presque complètement sous l’influence des mécaniciens du cosmos (Newton et Laplace) : les acteurs économiques sont apparus alors comme des atomes ou des agrégats qui ne font qu’obéir à des lois déterministes.
De leur côté les théories économiques des mathématiciens ne laissaient, pour la plupart, aucune place à l’entreprise dans les équations de concurrence parfaite entre acteurs nombreux et indifférenciés, tous soumis à la dictature du marché.
Dans la pensée de Keynes, les initiatives des entreprises étaient également tenues pour négligeables, seul comptait le flux des dépenses de l’État.
Ainsi, en Angleterre, terre d’élection de l’économie de marché, il n’y eut pas de mot pour désigner l’entrepreneur et lorsque le concept fut réactivé, notamment par Schumpeter, les Anglais nous empruntèrent le mot « entrepreneur ».
d’après Octave Gélinier
ouvrage à paraître.
Le patron de PME moyen a 46 ans et onze ans d’ancienneté à son poste. Les plus de 60 ans ne sont pas plus de 6 %, et les moins de 30 ans 2 %. La durée moyenne d’un « règne » est de 20–25 ans. Les « non-fondateurs » (51 %) ont accédé à leurs fonctions soit par succession, soit par rachat ; 20 % d’entre eux seulement ont été préalablement salariés dans l’entreprise qu’ils dirigent.
Sur l’ensemble des patrons les trois quarts possèdent – certains avec l’appui de leur famille et leurs amis – la majorité du capital. Mais cette proportion diminue avec la taille de l’entreprise : au-dessus de 50 salariés, elle n’est que de 40%. Et nous verrons que, depuis une dizaine d’années, elle diminue.
Malgré cette position dominante des propriétaires, on estime qu’environ 50 % des PME – avec une tendance à la baisse – possèdent tous les traits de l’entreprise familiale, c’est-à-dire :
- un patron non contesté (sauf catastrophe), ni sur sa stratégie (77 % des cas), ni sur sa rémunération personnelle (83 % des cas),
- une forte attention à la rentabilité et à la limitation des dépenses, avec un train de vie plutôt rustique,
- une grande proximité entre le patron et le personnel, solidaire et dévoué,
- des points faibles, dans la délégation, le niveau des recrutements, le développement, la décision sur les grands tournants nécessaires.
À l’inverse, les PME où la famille du patron ne s’investit pas elle-même, – même si elle y a placé ses économies -, ont généralement une direction plus moderne, avec des cadres diplômés, des plans de développement, des projets stratégiques : l’ouverture du capital leur fait moins peur. Mais leur solidarité interne est moins étroite, et la tension sur le quotidien opérationnel moins forte.
Une formation sur le tas
Le niveau de formation de base des patrons de PME est très voisin de celui des créateurs :
- inférieur ou égal au bac pour 75 % des petites entreprises (< 50 salariés) et pour 50 % des moyennes (50 à 500),
- seuls 15 % des petits patrons et moins de 50 % des moyens ont un diplôme d’enseignement supérieur.
Ceci prouve que les créateurs qui ont réussi n’étaient pas plus diplômés que ceux qui ont échoué ; leur secret était ailleurs. En outre, la majorité des patrons se satisfont de ce niveau de formation (sauf en ce qui concerne leurs compétences financières et linguistiques), et ils n’éprouvent pas le besoin d’une formation complémentaire très intense : 50 % se contentent de participer à une session tous les deux ou trois ans ; 25 à 30 % seulement en suivent au moins une par an. Et les trois quarts estiment que ces sessions ne leur ont pas beaucoup apporté.
Par contre, ils valorisent beaucoup l’expérience, 98 % lui attribuent une part forte ou « très forte » dans leur compétence actuelle : ils adhèrent pleinement pour eux-mêmes au processus d’apprentissage.
En particulier, rebondir après un échec est pour eux le meilleur des défis.
Allergiques aux alliances et aux partenariats
Quoi de nouveau chez les patrons de PME les plus récents ?
- Les héritiers sont plus rares (23 % contre 31 %) et les acheteurs plus nombreux.
- Les majoritaires dans le capital sont moins nombreux (66 % contre 78 %).
- La place de l’entreprise familiale beaucoup plus faible (27 % contre 42 %).
- La formation de base beaucoup plus élevée (54 % supérieure à « bac + 2 » contre 34 %).
- Le désintérêt pour la formation continue est identique.
Cette évolution nous suggère deux conclusions :
- l’importance du financement extérieur s’accroît
- susciter des investisseurs financiers et des couples entrepreneur-investisseur devient donc prioritaire.
Ayant payé cher leur indépendance, ils ne veulent pas 1’aliéner. Ils pratiquent bien entendu la sous-traitance, mais ils ne sont pas à l’aise avec la cotraitance, ni avec aucune forme de partenariat. Les réseaux de coopération se développent lentement, et les systèmes locaux de production à l’italienne n’attirent pas les Français. Même réticence à l’ouverture de leur capital.
Ces attitudes constituent un gros handicap pour aborder l’économie de réseau de demain. Elles évoluent néanmoins avec l’élévation du niveau culturel et avec le désengagement des traditions patriarcales.
Quelle vie personnelle mènent-ils ?
D’abord ils sont pour la plupart enracinés dans leur région (en province les trois quarts) ; ils sont donc insérés dans le tissu local, bien que participant rarement à la vie publique (5 % seulement dans les conseils municipaux et aucun député).
Ils ont en général une situation familiale plus stable que la moyenne des Français (85 % mariés contre 75 %) et une descendance classique (2,1 enfants). Mais ils reconnaissent qu’il y a – quelquefois ou souvent – conflit entre vie professionnelle et vie privée.
C’est que l’horaire moyen de travail est de 56 heures par semaine et pour plus de la moitié des patrons la durée des vacances se situe entre une et trois semaines par an.
Malgré cela, 92 % d’entre eux se déclarent heureux (« assez » ou « très ») et surtout satisfaits de leur activité (98 %).
Cette déclaration doit être relativisée pour trois raisons :
- n’ont été interrogés que les patrons d’entreprises « vivantes », alors que 10 % mettent la clé sous la porte chaque année,
- dans leur ensemble, les Français se déclarent heureux à 90 % ; les patrons ne sont donc pas très au-dessus de la moyenne,
- il y en a tout de même 12 %, dans le secteur de l’industrie et des BTP, à regretter de ne pas être salariés d’une grande industrie (à revenu égal, il est vrai).
De quoi sont-ils heureux ?
D’abord de leur indépendance, qui est certainement au cœur de leur vocation.
Ensuite de leur rôle d’employeur qui les légitime socialement et compense leur image de marque de « profiteur » (image qui s’est bien améliorée depuis 1980, mais qui subsiste).
Enfin, ils ont un revenu relativement confortable : en 1994, la médiane était à 770 000 F/an, dont 20 % liés au résultat. C’est donc pour eux un moyen de grossir leur patrimoine, personnel et professionnel, plus que de consommer fastueusement.
En revanche, le chef d’entreprise n’a pas du tout la même satisfaction du pouvoir que l’homme politique : par rapport à la bonne marche de son affaire, c’est dérisoire.
Et quand les affaires ne marchent pas ?
4 % des PME sont en liquidation judiciaire chaque année. Certains patrons échappent au désastre personnel, mais leur carrière d’entrepreneur est généralement terminée car en France l’échec discrédite quasi définitivement.
Et c’est pourquoi Léon Gingembre avait raison de dire : Le patron réel est celui qui met en jeu son patrimoine, son savoir, et en cas d’échec, son honneur.
Et les patrons des grandes entreprises ?
En France il existe trois modes principaux d’accession à la présidence des 200 premières entreprises, qui se répartissaient ainsi en 1996 :
- le parachutage par l’État pour 46 %
- le parachutage par les actionnaires pour 31 %
- la promotion interne pour 20 %
Quant à la formation de base de ces présidents, nous sommes en mesure de la comparer à celle de leurs homologues anglais :
France | Grande-Bretagne | ||
France Polytechnique et l’INA autres grandes écoles et universités autres origines dont autodidactes |
50 % 27 % 23 % (17 %) |
32 % 28 % 40 % (36 %) |
Oxford – Cambridge autres universités autres origines autodidactes |
C’est dans la catégorie « autres origines » que se trouvent la majorité des dirigeants passés par la promotion interne.
Cette catégorie est beaucoup plus importante en Grande-Bretagne qu’en France, mais les « autodidactes » anglais sont rarement des « fils du peuple » : un grand nombre d’entre eux sont issus des « public schools » les plus huppées.
Dans tous les cas, la situation des dirigeants de grandes entreprises est très différente de celle des patrons entrepreneurs ; ils constituent un « patronat de gestion », par opposition au « patronat réel ». Le patron de gestion n’engage que ses capacités personnelles, le patron entrepreneur engage sa destinée personnelle.
En conclusion, quelles voies d’amélioration ?
Notre tour d’horizon des entrepreneurs en France nous persuade d’abord que cette population est un foyer de vitalité, qu’il faut renforcer et élargir.
C’est manifestement sur les créateurs d’entreprises qu’il faut se polariser puisque ce sont eux qui dans dix ou quinze ans constitueront la majorité des chefs d’entreprises en place.
Plus nombreux, grâce à un pouvoir attractif plus fort de la création, à la fois pour l’entrepreneur et pour l’investisseur financier ; ce qui implique :
- une image de marque du créateur plus rassurante et plus convergente avec l’intérêt général,
- un meilleur équilibre d’une part entre les sécurités données aux salariés et aux rentiers, et d’autre part les risques accumulés par l’entrepreneur,
- un contact précoce des jeunes avec le métier d’entrepreneur.
Plus ambitieux, grâce à la mobilisation des plus doués – et non des plus malchanceux – pour le métier d’entrepreneur ; ce qui implique :
- une éducation tournée vers l’aventure économique,
- la rencontre mieux organisée des porteurs de gros capitaux et des équipes porteuses de grands projets.
Mieux éduqués, grâce à une immersion plus précoce dans le monde marchand :
- avec alternance d’expériences concrètes et d’acquisition de connaissances,
- avec apprentissage de nouveaux modes de relations, concurrence, partenariat, échange.
Plus soutenus, grâce à un environnement organisé pour la réussite des entreprises :
- une législation non soupçonneuse,
- un réseau d’accompagnateurs compétents,
- des financiers solidaires de l’entrepreneur,
- la dépénalisation de l’échec.
Sur chacune de ces voies, nous avons des leçons à prendre dans les pays où l’esprit d’entreprise souffle plus fort, sans pour autant épouser les travers culturels qui parfois les défigurent.
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