La société à objet social étendu, un statut innovant
En période de crise économique et sociale, on attend nécessairement beaucoup des entreprises. D’abord qu’elles innovent pour être compétitives, mais aussi qu’elles concilient compétitivité économique avec progrès social et respect de l’environnement.
Les entreprises, telles qu’elles sont aujourd’hui définies et gouvernées, peuvent-elles relever de tels défis ? Le voudraient-elles qu’elles ne le pourraient pas forcément. C’est ce que nous montre la crise actuelle.
REPÈRES
L’ouvrage proposé par les auteurs, Refonder l’entreprise, reprend les thèses du programme de recherche pluridisciplinaire du Collège des Bernardins sur les formes de la propriété et les responsabilités sociales.
Le regain d’intérêt porté aujourd’hui à l’économie dite « sociale et solidaire » ne doit pas faire oublier que c’est l’ensemble des entreprises qui pourra enclencher une croissance positive et durable : créer des emplois durables et de qualité, développer des technologies écologiques et générer de nouveaux modes de vie.
Il est urgent de créer d’autres statuts de société et du dirigeant pour sortir non seulement de la crise financière, mais aussi de la crise de la R&D et des projets d’innovation.
Une dominance actionnariale
En examinant les causes profondes de cette crise, on s’aperçoit que le cadre juridique ne laisse pas les entreprises totalement libres. Non pas parce qu’il pousse à certaines options stratégiques, mais parce qu’il a rendu possibles une conception de l’entreprise et un modèle de gouvernance à dominante actionnariale avec une focalisation croissante et difficile à endiguer sur la rentabilité à court terme.
Dans ce contexte, l’innovation, la vision à long terme et la responsabilité sociale n’ont pas disparu, mais elles ne sont plus prioritaires.
Un défaut de droit
La crise économique actuelle ne se comprend qu’en prenant la mesure de la profonde transformation de la gouvernance des entreprises depuis les années 1980.
Le cadre juridique ne laisse pas les entreprises totalement libres
Les grandes entreprises, qui représentent une forte majorité des investissements mondiaux en R&D, ont vu leur management de plus en plus soumis au critère de la valeur actionnariale. Un ensemble de dispositifs d’incitation, de rémunération et d’évaluation a été mis en place pour encadrer l’action des dirigeants dans le but « d’aligner », comme le demande la « théorie de l’agence », leurs choix et leurs comportements sur l’intérêt des actionnaires.
La corporate governance s’est imposée comme une nouvelle norme internationale, remodelant tous les critères de gestion, jusqu’aux règles comptables. Cette transformation est à l’origine de l’étonnante dérive du management bancaire qui a conduit à la débâcle financière de 2008. Elle a aussi largement touché l’ensemble du tissu industriel soumis au marché financier.
Les projets qui visaient le développement d’innovations à long terme ont été les plus atteints, a fortiori quand ils portaient sur des objectifs autres que la seule rentabilité à court terme (par exemple, lorsqu’ils visaient le développement de technologies non polluantes). Une telle transformation a pu surprendre : le management était traditionnellement considéré comme travaillant pour le développement à long terme de son entreprise, au bénéfice d’une large communauté d’intérêts. On avait alors une conception industrialiste et progressiste de l’entreprise et de son management, conception qui était du reste compatible avec la faiblesse relative du secteur financier.
Cette conception, qui a prévalu jusqu’aux années 1990, a ensuite cédé. De nouvelles doctrines économiques ont pris le pas, pour lesquelles les entreprises sont surtout des ensembles d’actifs financiers et les dirigeants surtout les « agents » des actionnaires. Cette remarquable régression doctrinale a eu des effets économiques et sociaux majeurs. Elle n’a été possible que parce que l’entreprise n’était nullement protégée en droit.
Combler le vide juridique
La difficulté des entreprises à assumer leurs responsabilités sociales (y compris fiscales) ne doit pas surprendre, même si, dans le même temps, les normes de RSE n’ont cessé de croître (cf. ISO 26 000).
Les projets innovants, diversifiés ou en rupture, risquent aussi d’être de plus en plus difficiles à concevoir, alors qu’ils conditionnent à terme la compétitivité des entreprises. Les chiffres aux États-Unis sont à cet égard frappants. Ils montrent que, dans les années précédant la crise de 2008, les dirigeants des grandes entreprises, sans doute piégés par des programmes massifs de stock-options, ont davantage poussé leurs entreprises à racheter leurs propres actions qu’à investir dans les projets de R&D.
Il faut donc reconnaître les dangers de la pauvreté doctrinale en matière de gouvernance, et réfléchir aux moyens de combler le vide juridique dont souffre l’entreprise.
Au-delà du profit
L’entreprise ne doit pas être confondue avec la société commerciale. L’entreprise moderne n’est réductible ni à la société commerciale, ni à un agent économique cherchant à maximiser son profit.
Les projets innovants risquent d’être de plus en plus difficiles à concevoir
Pour comprendre en quoi elle se distingue de l’activité marchande, il faut se souvenir qu’elle n’est apparue qu’à la fin du XIXe siècle, soit très tardivement par rapport à l’histoire du capitalisme. Elle n’est née que lorsque le développement des sciences et des techniques a nécessité d’organiser des relations d’autorité et de travail autrement que par le marché.
Car, pour innover, il faut recourir à des compétences qui ne sont pas toujours disponibles. Il faut alors organiser des apprentissages collectifs et développer de nouveaux métiers, de nouvelles méthodes, de nouvelles organisations. C’est ce à quoi s’emploient les ingénieurs, et les nouveaux dirigeants souvent nés de leurs rangs. Ils doivent inventer un mode de commandement fondé sur la compétence.
La dynamique de création collective est également liée à un nouveau rapport au travail, marqué par la subordination du contrat de travail et les mécanismes de représentation des salariés. Elle favorise la naissance d’une nouvelle figure d’autorité, le « chef d’entreprise », qui incarne l’espoir d’une « technocratie neutre » au service d’un progrès collectif et de relations sociales pacifiées.
Quatre grands principes
L’entreprise moderne se distingue des formes classiques d’organisation du capitalisme, et notamment des anciennes compagnies marchandes, sur au moins quatre plans.
L’entreprise se définit par sa mission de création collective. Pour qu’il y ait entreprise, il ne suffit ni d’une embauche ni d’une activité commerciale lucrative ; il faut qu’il y ait le projet de développer de nouvelles capacités d’action.
La société anonyme classique autorise trop de dérives
Les dirigeants d’une entreprise ne sont pas des « mandataires sociaux », au sens du droit des sociétés : ils sont choisis pour leur aptitude à inventer un nouvel usage des ressources et conduire un projet d’entreprise. Aussi leur statut devrait-il être explicitement défini comme une « habilitation » (à l’instar d’un capitaine de bateau) par toutes les personnes qui s’engagent dans le projet collectif et qui, de ce fait, confient aux dirigeants leur propre « potentiel d’action », c’est-à-dire les capacités de développement et de création dont elles disposent.
Le périmètre de l’entreprise ne se limite évidemment pas aux seuls actionnaires. Il comprend aussi les salariés, mais peut s’étendre au-delà. La frontière peut changer d’une entreprise à l’autre, mais un principe nous semble s’imposer. Parmi l’ensemble des parties prenantes (stakeholders) susceptibles d’être affectées par des choix de gestion, seules celles qui s’engagent dans l’entreprise, c’est-à-dire qui renoncent à leur autonomie en acceptant une même autorité de gestion, devraient pouvoir participer à la nomination des dirigeants.
Un principe de solidarité face aux « avaries communes » : toutes les parties engagées dans l’entreprise peuvent voir leurs potentiels impactés par les choix du management. Certains de ces choix, comme les plans sociaux ou les restructurations, pénalisent des salariés au nom du « bien commun » qu’est l’entreprise. On devrait, dans ces situations, s’inspirer de « la règle des avaries communes » du commerce maritime comme modèle de solidarité dans l’entreprise.
Mais l’ensemble de ces principes passeraient mieux dans les actes s’ils étaient inscrits en droit : la société anonyme classique autorise trop de dérives. Il est devenu indispensable de réfléchir à de nouvelles formes de sociétés.
La Société à objet social étendu
La nécessité de faire évoluer le droit pour stimuler l’émergence d’entreprises innovantes et responsables a déjà conduit à des sociétés originales dans plusieurs pays. Aussi bien en Europe qu’outre-Atlantique ont été adoptées de nouvelles formes juridiques qui veulent réconcilier activités économiques et projets sociaux ou environnementaux.
On peut citer la Société à finalité sociale belge (bientôt adoptée au Luxembourg), la Community interest company britannique, la Société coopérative d’intérêt collectif en France ou encore les Benefit & flexible purpose corporations américaines.
En France, nous proposons une innovation juridique qui relève du même esprit. L’introduction d’une « Société à objet social étendu » (SOSE) permettrait d’élargir l’objet social en inscrivant dans les statuts de l’entreprise que cette dernière se donne des objectifs qui, tout en incluant le profit, intègrent d’autres buts, tels que le maintien de l’emploi, le renoncement à des techniques polluantes, une gouvernance partagée, etc.
Surtout, un tel statut installerait le dirigeant dans un cadre d’action plus ouvert. Il restaurerait son autorité de vision et d’orientation. Il pourrait servir aux entreprises de l’Économie sociale et solidaire (ESS), mais s’adresserait plus généralement aux entreprises à but lucratif, dès lors qu’elles se veulent responsables et soucieuses de progrès social.
En pratique, le droit pourrait créer la possibilité pour une société classique d’opter pour un objet social étendu, celui-ci désignant un service spécifiquement social ou environnemental (par exemple l’insertion) ou des objectifs sociaux et environnementaux assignés à une activité économique (par exemple le maintien de l’emploi).
Les statuts devraient alors prévoir une procédure d’approbation de l’objet social étendu ainsi qu’une procédure d’évaluation de la gestion. Non seulement l’objet social engagerait l’ensemble des actionnaires, au-delà des seuls dirigeants, mais il deviendrait opposable, y compris, si les statuts le prévoient, par d’autres parties que les seuls actionnaires.
Une vertu pédagogique
Malgré sa simplicité, cette proposition pourrait avoir de nombreux effets positifs, y compris pour les actionnaires. Elle jetterait un pont entre le secteur de l’ESS et le secteur des sociétés commerciales. Elle rendrait à nouveau possibles les projets d’entreprise soucieux de concilier durablement les conditions de l’innovation et de l’efficacité économique avec les exigences sociales et environnementales. Enfin, comme tout acte de droit, cette proposition aurait une vertu pédagogique.
Elle rappellerait à tous que les formes de l’action économique n’ont rien de naturel et doivent évoluer avec les besoins et les valeurs de la société.
2 Commentaires
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redaction de l’objet social d’une societe de commerce
on veut faire dans les fleurs ‚les bijoux,les vetements,chaussures ‚le linge de table;les produits de soins coreen ou indien.….
société OSE
L’idée est bonne, mais elle doit être étendue vers la base. Hearter (voir @Hearter sur facebook) travaille sur un projet de fédération et valorisation du bénévolat qui va dans le même sens : développer l’économie sociétale en s’appuyant sur la force économique des bénévoles – consommateurs de produits RSE. Le secteur marchand et secteur public seraient des partenaires. Si l’idée de coopérer sur le sujet vous intéresse, vous êtes les bienvenus ! amicalement