La société Faut-il réformer le fédéralisme allemand ?
Performances et contre-performances d’un système complexe
Performances et contre-performances d’un système complexe
Il est vrai que l’Allemagne offre actuellement le triste spectacle d’une société bloquée où le gouvernement du chancelier Helmut Kohl semble se trouver impuissant devant le pouvoir de blocage des Länder, détenus en majorité par l’opposition social-démocrate. Il lui a ainsi été impossible de réaliser la grande réforme fiscale qu’il avait annoncée avec tant de fracas.
Et quand on entend certains chefs de gouvernement des Länder, tels MM. Gerhard Schröder (SPD, Basse-Saxe), Kurt Biedenkopf (CDU, Saxe) ou Edmund Stoiber (CSU, Bavière) gloser sur l’Union économique et monétaire européenne, dont ils se méfient, et brandir la menace d’un veto au Bundesrat, on peut se demander effectivement qui détermine la politique européenne de l’Allemagne : le Chancelier fédéral ou les chefs de province à Hanovre, Dresde ou Munich ?
Il n’est donc pas inutile de se pencher sur le fédéralisme à l’allemande et ses mécanismes complexes, ce qui permet de comprendre le fonctionnement de l’État et de la vie politique en Allemagne. On peut aussi légitimement jeter un regard critique sur les performances et les contre-performances de ce système, à l’heure où l’Allemagne, comme ses partenaires, se trouve devant des choix difficiles tant dans le domaine socio-économique qu’en politique européenne.
Si le fédéralisme allemand peut se réclamer d’une longue tradition historique, sa raison d’être a bien changé. À ses origines, la solution fédérale fut la méthode d’unification d’un pays qui, jusqu’au milieu du xixe siècle, était resté éparpillé en une multitude d’États grands et petits, royaumes, duchés, et territoires aux statuts les plus divers. La Constitution du Reich de 1871, créant une fédération, permit aux États fédérés de s’unir tout en gardant leur spécificité et leur diversité.
Après 1945, le fédéralisme répondit surtout à la volonté d’ancrer la démocratie dans un pays qui venait de sortir de la dictature nazie. En partageant la souveraineté nationale et le pouvoir politique entre deux niveaux de gouvernement, les fondateurs de la RFA ont ajouté à la séparation classique des pouvoirs (entre les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire) un jeu de poids et contrepoids entre la Fédération (Bund) et les Länder qui devait servir de garde-fou contre toute tentation extrémiste ou dictatoriale.
Le renouveau démocratique en Allemagne commença donc par l’instauration des Länder dès 1946, bien avant la création de la RFA dont les Länder devinrent les États fédérés (1949). Il faut d’ailleurs souligner que juridiquement les Länder ont un statut d’État (et non de collectivité territoriale) et que c’est bien la souveraineté de l’État qui se trouve partagée. Dans chaque Land on trouve les institutions d’un État : un gouvernement, un parlement (la diète), une cour constitutionnelle, une cour des comptes…
Cinquante ans de vie politique et administrative ont forgé un fédéralisme bien particulier dont le fonctionnement est complexe et peu lisible (y compris, rassurez-vous, pour les Allemands).
Il s’agit d’abord d’un fédéralisme multipolaire. Au jeu Paris-province en France répond en Allemagne une constellation de réseaux plus ou moins équilibrée, qui n’a pas de centre dominant (et ce n’est pas le choix de Berlin comme capitale de l’Allemagne réunifiée qui va y changer grand-chose).
Non seulement le pouvoir politique, et donc l’État, se trouve réparti entre la capitale du Bund (Bonn et maintenant Berlin) et les 16 capitales des Länder ; mais aussi certaines grandes institutions et administrations fédérales, dont toutes les cours suprêmes de justice, sont localisées hors de la capitale fédérale : la Cour constitutionnelle se trouve à Karlsruhe, la Cour administrative à Leipzig, l’Office fédéral du travail à Nuremberg, etc. De même, les médias et les pôles de développement économique sont répartis sur un certain nombre de villes ou régions.
Le fédéralisme allemand est marqué par l’imbrication des compétences et non, comme aux États-Unis, par leur séparation nette. Depuis 1949, il y a eu un double mouvement dans l’équilibre Bund-Länder. La compétence législative du Bund dans la grande majorité des domaines publics a été renforcée, ne laissant aux Länder que quelques champs pourtant importants (la culture, l’éducation, les médias, la police, la vie communale).
Mais dans la plupart des cas, on a créé des domaines de compétence et de gestion mixtes, comme les fameuses tâches communes (Gemeinschaftsaufgaben) instaurées par un changement de la Constitution en 1969 et qui mettent en place un système de décision et de financement mixte dans les domaines des aides régionales, de la protection des côtes, de la carte universitaire et de la recherche scientifique. Une autre forme d’imbrication est l’instrument de la loi-cadre fédérale complétée par les lois spécifiques des Länder (c’est le cas de l’organisation des universités). Par ailleurs, les Länder ont su compenser la diminution de leurs compétences législatives depuis 1949 par le droit de participer à la législation fédérale par le biais du Bundesrat.
Car la vie politique allemande est caractérisée par un véritable bicaméralisme. Le Bundestag, le parlement national élu, ne peut légiférer qu’avec le concours du Bundesrat, qui est la chambre des gouvernements des 16 Länder. Dans la plupart des cas, l’assentiment du Bundesrat est impératif pour qu’une loi soit votée ; en cas de litige, une commission mixte paritaire essaie de dégager un compromis. Cette chambre, fonctionnant avec un système de votes pondérés proche de celui du Conseil de l’Union européenne à Bruxelles, jouit donc d’un formidable pouvoir de codécision au niveau national. Ainsi tous les chefs de gouvernement des Länder partagent leur temps entre la direction du Land et la politique nationale dont ils sont des acteurs incontournables ; ils ont d’ailleurs le droit de participer aux débats du Bundestag, donc du parlement, et d’y prendre la parole. La conséquence pour la vie politique est qu’elle vit une sorte de cohabitation à l’allemande, permanente mais souvent inavouée : dans la plupart des cas, le gouvernement fédéral et sa majorité parlementaire doivent composer avec les intérêts des Länder, ce qui n’est déjà pas facile. Si, comme c’est le cas en ce moment, le gouvernement de centre-droit doit « cohabiter » avec un Bundesrat dominé par des gouvernements appartenant à l’opposition de gauche, cela devient franchement compliqué.
Ainsi, le processus législatif en Allemagne est le fait d’un parlement, le Bundestag, mais aussi d’une chambre représentant… le pouvoir exécutif des 16 Länder. C’est que le fédéralisme allemand est aussi, et surtout, un fédéralisme administratif. Car la vraie « force de frappe » des Länder est leur capacité administrative. Sauf exception, le Bund ne dispose pas d’une administration propre en dessous du niveau national. L’application des lois fédérales incombe donc aux Länder. L’imbrication au niveau législatif se poursuit au niveau administratif, avec des procédures de contrôle (plus ou moins étendues selon les cas) de l’application des lois exercé par les ministères fédéraux, mais surtout sous la forme d’une coopération extensive entre les administrations du Bund et celles des Länder.
Le partage du pouvoir et de l’administration entraîne un partage financier, dont les principes sont inscrits dans la Constitution. Les recettes des « grands » impôts (sur le revenu, sur le profit des entreprises, ainsi que la TVA) sont partagées à égalité entre Bund et Länder (chacun des deux niveaux détient en outre le monopole de certains impôts ou taxes moins importants). En outre, un puissant mécanisme de péréquation fiscale fonctionne de manière verticale (entre Bund et Länder) et horizontale (entre Länder seulement). Ce système, très compliqué mais efficace et égalitaire, rapproche sensiblement les recettes fiscales par habitant des Länder riches et Länder pauvres. Il a même su s’adapter au défi de l’unité allemande et à l’arrivée de cinq Länder très pauvres, demandant un effort financier supplémentaire considérable. Tout cela n’empêche pas des critiques récurrentes émises par les quelques Länder « riches » qui sont les vrais payeurs de ce système.
Même l’Europe n’échappe pas au partage des pouvoirs et à l’influence des Länder. Si la Fédération a le monopole des relations extérieures, la ratification du traité de Maastricht avait besoin de l’accord du Bundesrat. Les Länder ont saisi cette occasion pour obtenir une réforme de la Constitution qui leur garantit désormais la participation aux affaires de l’Union européenne (nouvel article 23 de la loi fondamentale). Tout transfert de droits de souveraineté nationale à l’Union européenne requiert l’approbation du Bundesrat. En particulier, les Länder ont droit à une information exhaustive et dans les meilleurs délais sur toutes les négociations à Bruxelles, à la codécision dans toutes les affaires où les prérogatives des Länder sont touchées, et au dernier mot dans les domaines de la compétence exclusive des Länder (culture, éducation, médias, etc.).
Cette association des Länder à l’élaboration de la politique européenne de l’Allemagne est tout à fait logique dans la mesure où l’intégration européenne concerne de plus en plus de domaines qui touchent la compétence des Länder. Mais elle ne facilite certainement pas la tâche du gouvernement fédéral et du ministre des Affaires étrangères, qui voit d’un mauvais œil la cacophonie parfois causée par les déclarations de certains chefs de gouvernement des Länder.
Le problème de tout système fondé sur des pouvoirs partagés est celui de la coordination. Comment éviter que le pays n’éclate, que la loi ne soit appliquée de manière différente à Kiel, à Dresde ou à Munich ? D’abord, il faut dire que la culture politique allemande est sensiblement unitaire. Les Länder (seulement quelques-uns, comme la Bavière ou la Saxe, peuvent se référer à une continuité historique) reflètent certes une diversité régionale bien réelle, mais la société allemande est assez homogène et aspire à des conditions de vie qui soient égales dans toute l’Allemagne. En effet, toute tentation d’un particularisme régional serait mal appréciée par la population s’il éloignait le Land concerné de la solidarité nationale. Il existe donc une forte pression vers une gestion coordonnée, commune à l’ensemble du pays, qui est d’ailleurs renforcée par certains articles de la Constitution (principe de l’unicité des conditions de vie en Allemagne ; supériorité de la loi fédérale sur celles des Länder, obligation des Länder à une « fidélité au Bund », etc.).
Bund et Länder font donc tout pour une harmonisation de leurs politiques. Ils ont imaginé des mécanismes forts de coordination et de coopération qui confèrent au système politico-administratif allemand le caractère d’un fédéralisme coopératif. Des milliers d’instances de coordination, institutionnalisées ou non, horizontales (entre les Länder) ou verticales (réunissant des représentants du Bund et des Länder) sont au travail, du sommet de l’État (rencontres régulières du Chancelier avec les chefs de gouvernement des Länder, conférences permanentes des ministères différents, etc.) jusqu’à l’administration moyenne (groupes de coordination technique).
Un exemple particulièrement intéressant concerne l’éducation, domaine de compétence « exclusive » des Länder. Pour éviter l’éclatement de l’éducation « nationale » (terme qui n’existe naturellement pas en Allemagne) en 16 systèmes d’enseignement différents, ce qui serait une absurdité, les Länder ont mis en place une instance de coordination : la Kultusministerkonferenz, conférence permanente des ministres de l’Enseignement des Länder. Dotée d’une infrastructure administrative légère, cette institution est une formidable machine à produire des compromis et à assurer par exemple que l’Abitur (le bac allemand) soit un diplôme national reconnu dans toute l’Allemagne.
Par souci de cohérence nationale, les Länder évitent tout ce qui sortirait de ce consensus élaboré depuis de longues années. Si l’Allemagne n’a pas de « mammouth » à dégraisser mais 16 ministères des Länder qui assurent, chacun à sa façon, une gestion décentralisée du système éducatif et de son personnel, ces 16 ministères se lient les mains par leur coordination volontaire dont l’unanimisme n’est pas loin de produire des lenteurs et des blocages particuliers.
« Mais comment pouvez-vous gouverner avec ça ? » aurait demandé, incrédule, le général de Gaulle à un interlocuteur allemand qui avait tenté de lui expliquer le fédéralisme à l’allemande. Oui, on peut gouverner l’Allemagne, à condition d’accepter une définition du bien public et de la volonté générale qui en fait la résultante ex post des processus politiques entre Bund et Länder.
Non, le pays n’éclate pas, à condition que la culture de la coopération guide le pas des acteurs politiques. Le fédéralisme allemand présente même de sérieux atouts pour la gouvernabilité d’un pays de cette taille. Il évite l’hypercentralisation et ses effets pervers, il renforce l’équilibre territorial, et il permet une gestion plus proche des citoyens.
Il pousse les forces politiques à la modération du débat et renforce ainsi dans la classe politique une culture de gouvernement, donc l’éthique de responsabilité chère à Max Weber, qui rejette l’extrémisme et la démagogie (hélas, il en reste suffisamment !). Sa performance n’est pas si mauvaise, si l’on considère que la préparation des lois et règlements est certes laborieuse, mais qu’elle associe à l’élaboration des lois un large éventail de forces politiques ainsi que le professionnalisme administratif des Länder, ce qui peut améliorer les lois et faciliter ensuite leur mise en œuvre.
Seulement voilà : ce système produit aussi ses propres effets pervers, qui concernent en premier lieu le fonctionnement de la démocratie et la performance, c’est-à-dire la capacité de changement et d’adaptation du pays.
Côté démocratie, le fédéralisme à l’allemande se révèle opaque pour les citoyens ordinaires. Dans le jeu des compétences imbriquées, qui pousse chaque niveau de gouvernement à se disputer la parenté d’une loi réussie (ou d’une mesure populaire) et de la rejeter sur le voisin en cas d’échec, il devient très difficile de savoir qui est responsable de quoi. En outre, si le fédéralisme coopératif dégage bien un consensus, il s’agit souvent d’un consensus « mou » où les positions de la majorité et de l’opposition n’apparaissent plus clairement ; le débat démocratique n’y gagne pas forcément. Ceci est aussi un résultat de la tendance technocratique de ce système dans lequel les experts administratifs jouent souvent un rôle prépondérant.
Côté performance, non seulement le système de décision est parfois terriblement lent mais il est aussi menacé de blocage, comme le montre l’exemple récent de la réforme fiscale. Si la culture de coopération existe bien en Allemagne, elle ne fonctionne pas de manière automatique. En outre, la quête du consensus qui sous-tend tout le système de décision politique et de gestion administrative a aussi tendance à favoriser des solutions conformistes sinon le statu quo.
L’idée que le fédéralisme pourrait enrichir la recherche de solutions meilleures par la concurrence des idées et par l’expérimentation de solutions innovatrices dans certains Länder ne résiste souvent pas à la réalité où c’est plutôt le conformisme qui prime. Il y a d’ailleurs des revendications de réforme – venant surtout de la part de la Bavière – visant à redonner aux Länder un « droit à la différence » par une redistribution plus nette des pouvoirs qui mettrait fin aux excès des imbrications de pouvoir.
Enfin, le fédéralisme coûte cher, trop cher pour certains. Entretenir 16 petits États qui ont leurs besoins en fonctionnaires, en frais de représentation, est assez onéreux, d’autant plus qu’il y a parmi les Länder des mini-territoires comme les villes-États de Brême, de Hambourg et de Berlin ou encore le Land de Sarre. Après la réunification, la majorité des Länder sont considérés comme trop petits et trop pauvres pour jouer pleinement leur rôle. Les tentatives de redécoupage du territoire n’ont pas manqué depuis 1949, visant à créer, par la fusion de certains Länder, des entités plus grandes. Mais la seule fusion réussie fut celle de trois petits Länder en 1952 créant le Land de Bade-Wurtemberg, qui est aujourd’hui un Land fort et riche. En 1996, les populations de Berlin et du Brandebourg ont refusé la fusion pourtant fortement recommandée par tous les experts. Or, dans ce domaine, aucune instance fédérale ne peut imposer quoi que ce soit sans le consentement des populations concernées…
Faut-il pour autant brûler le système fédéral à l’allemande ? Certainement pas. Gérer un grand pays comme la France ou l’Allemagne demande un équilibre savant entre la liberté régionale d’une part (garante du pluralisme et de la proximité) et les nécessaires coordination et cohésion nationales. Avec ses qualités et ses défauts, le fédéralisme coopératif apporte une solution originale à cette équation qui mérite réflexion. On peut espérer que le système fédéral allemand saura s’adapter dans l’avenir comme il l’a prouvé à plusieurs reprises depuis 1949.