Solidarité et innovation

La solidarité aussi est un vecteur d’innovation permanente

Dossier : SolidaritéMagazine N°802 Février 2025
Par Nicolas MOTTIS (D93)
Par Kevin LECERF (E23)

Nico­las Mot­tis est pro­fes­seur à l’X au dépar­te­ment Mana­ge­ment de l’innovation et entre­pre­neu­riat. Il témoigne de son enga­ge­ment asso­cia­tif dans la soli­da­ri­té et de la com­plé­men­ta­ri­té entre sa pro­fes­sion et ses res­pon­sa­bi­li­tés asso­cia­tives. La tech­no­lo­gie joue un rôle gran­dis­sant dans l’action de soli­da­ri­té et obtient des résul­tats encou­ra­geants. Mais par ailleurs les risques sont de plus en plus grands dans les conflits pour les intervenants.

Qu’est-ce qui a provoqué ton engagement dans la solidarité ? 

Une obser­va­tion simple : même si on ne peut pas tout chan­ger, chaque petite contri­bu­tion peut avoir un impact signi­fi­ca­tif. Bien qu’on soit sou­vent face à des pro­blèmes qui semblent insur­mon­tables, il est tou­jours pos­sible de faire quelque chose. La soli­da­ri­té n’est pas un concept abs­trait. C’est une somme d’actes, aus­si petits soient-ils, qui peuvent vrai­ment chan­ger dans le bon sens le quo­ti­dien de quelques-uns. 

Sous quelle(s) forme(s) t’es-tu engagé ? 

J’ai d’abord été simple dona­teur de MSF pen­dant plu­sieurs décen­nies. Il y a envi­ron sept ans, mon enga­ge­ment a pris une tour­nure plus active lorsque j’ai décou­vert que la Fon­da­tion MSF lan­çait des pro­jets d’innovation. Comme c’était un domaine lié à mon exper­tise et que les pro­jets mis en avant se fai­saient avec des ins­ti­tu­tions anglo-saxonnes, j’ai juste envoyé un cour­riel via le canal dona­teurs pour évo­quer le fait qu’il y avait aus­si des centres d’innovation vrai­ment per­for­mants en France.

À la suite de ce cour­riel, la direc­trice de la Fon­da­tion m’a invi­té à dis­cu­ter puis, quelques mois plus tard, pro­po­sé de deve­nir admi­nis­tra­teur. Depuis lors, j’ai eu l’occasion de m’impliquer dans divers pro­jets, que ce soit pour éva­luer cer­taines ini­tia­tives, pour ren­con­trer des grands dona­teurs, ou encore pour par­ti­ci­per à des réflexions stra­té­giques sur l’organisation. Fin 2023, l’équipe m’a sug­gé­ré de me pré­sen­ter à la pré­si­dence et j’ai été élu.

Mon rôle consiste notam­ment à ani­mer les conseils d’administration, à aider à défi­nir la feuille de route stra­té­gique avec l’équipe, à pous­ser la Fon­da­tion à res­ter à la pointe de l’innovation, à ren­con­trer les dona­teurs et à contri­buer à toute une série de tâches ponc­tuelles. C’est un enga­ge­ment qui prend du temps, mais qui est extrê­me­ment enri­chis­sant. Néan­moins, pour être clair, étant béné­vole à temps très par­tiel, je ne suis vrai­ment pas celui qui « fait » au quo­ti­dien. Mais, si je peux aider, j’aide.

Quelle part de ton temps as-tu consacré à la cause que tu défends ? 

Il est dif­fi­cile de répondre pré­ci­sé­ment à cette ques­tion. Cer­taines semaines, il ne s’agit que de petites actions dis­sé­mi­nées ici et là : répondre à des cour­riels, signer les grosses fac­tures, don­ner mon avis sur un pro­jet, par­ti­ci­per à une réunion, faire une mise en contact, etc. D’autres fois, j’y passe des jour­nées entières, que ce soit pour des visites ter­rain, pour des évé­ne­ments dona­teurs ou pour des sémi­naires avec l’équipe, par exemple. C’est en fait très varié. Cet enga­ge­ment est tou­jours pré­sent en toile de fond dans ma vie quo­ti­dienne, que ce soit par des réflexions sur les pro­jets en cours ou par des échanges per­ma­nents avec des gens qui s’intéressent ou pour­raient s’intéresser à ce que nous faisons. 

Comment as-tu articulé tes obligations professionnelles et ton engagement bénévole ? 

En tant qu’enseignant-chercheur, j’ai l’avantage d’avoir une grande liber­té dans la ges­tion de mon emploi du temps. Dans ce métier, on jongle en per­ma­nence entre des envi­ron­ne­ments très divers, donc inté­grer cet enga­ge­ment avec la Fon­da­tion n’a pas posé de pro­blème particulier. 

Bien enten­du, comme tout le monde, je suis sou­vent satu­ré, mais j’essaie d’anticiper et de conci­lier au mieux mes dif­fé­rentes acti­vi­tés. Je tiens éga­le­ment à pré­ci­ser que, d’un point de vue pro­fes­sion­nel, je ne parle pas sou­vent de mon rôle à la Fon­da­tion MSF, si ce n’est avec des col­lègues proches. C’est un enga­ge­ment per­son­nel que je ne mélange pas sys­té­ma­ti­que­ment avec mes acti­vi­tés uni­ver­si­taires ou autres. Cepen­dant, j’avais bien sûr infor­mé la direc­tion de l’École poly­tech­nique de ma prise de poste. Leur réac­tion a d’ailleurs été très posi­tive. Et j’observe que de plus en plus de col­lègues ou d’étudiants m’interrogent sur ce que nous fai­sons à la Fon­da­tion MSF. 

MSF est une orga­ni­sa­tion assez fas­ci­nante, qui emploie plus de 60 000 per­sonnes dans le monde et est au cœur de l’actualité, avec des contri­bu­tions d’une qua­li­té sou­vent excep­tion­nelle. Donc cela inté­resse et c’est impor­tant pour nous d’en par­ler pour aug­men­ter le sou­tien moral et finan­cier à nos actions, car nous fonc­tion­nons qua­si exclu­si­ve­ment avec les dons des particuliers. 

Ton engagement a‑t-il varié au fil du temps ? 

Oui, il a évo­lué de manière signi­fi­ca­tive avec le temps. Il a com­men­cé de manière très simple, comme dona­teur jus­te­ment. Puis, avec l’expérience, j’ai pris ou plu­tôt on m’a deman­dé de prendre des res­pon­sa­bi­li­tés plus impor­tantes. Aujourd’hui, je suis impli­qué dans plu­sieurs orga­ni­sa­tions. En plus de mon rôle à la Fon­da­tion MSF, je suis admi­nis­tra­teur du Forum pour l’investissement res­pon­sable et pré­sident du conseil scien­ti­fique de Fair-Finan­sol (l’association pour la pro­mo­tion de la finance soli­daire). Ce sont des enga­ge­ments qui sont arri­vés assez natu­rel­le­ment avec l’âge et qui me sem­blaient utiles pour des causes qui me tiennent à cœur. 

Quel bilan fais-tu de cette expérience ? 

Le bilan est très posi­tif. Ces enga­ge­ments m’ont per­mis de ren­con­trer des per­sonnes pas­sion­nantes et enga­gées, sou­vent de fortes per­son­na­li­tés qui se battent pour leurs convic­tions, par­fois dans des contextes extrê­me­ment dif­fi­ciles. C’est une riche source d’inspiration, qui per­met aus­si de rela­ti­vi­ser beau­coup de choses. Cela me rend aus­si par­ti­cu­liè­re­ment dingue par rap­port à des inef­fi­ca­ci­tés bureau­cra­tiques que je peux obser­ver à l’X ou ailleurs, alors qu’avec nos moyens on pour­rait faire beau­coup de choses… 

Bien sûr, il y a des moments où l’on se heurte à des obs­tacles, où l’on se rend compte qu’il est dif­fi­cile d’avancer. Mais, même si je n’ai jamais eu de grandes illu­sions à ce sujet, je sais que nous avons réus­si à faire bou­ger les lignes dans cer­tains domaines, et c’est une réelle satis­fac­tion. Savoir que cer­taines per­sonnes ont béné­fi­cié de nos actions, même très indi­rec­te­ment, suf­fit à don­ner du sens à cet enga­ge­ment. Et je suis sur la par­tie vrai­ment « facile » de MSF, les inno­va­tions ; je ne suis pas expo­sé sur les ter­rains d’intervention, ce qui est autre­ment plus difficile. 

Pour prendre un exemple, le pro­jet 3D qui per­met de réa­li­ser des pro­thèses de membres dans des condi­tions spar­tiates repren­dra un jour à Gaza, qui vit un drame abso­lu et où des mil­liers de civils vont en avoir besoin juste pour sur­vivre. Il est aujourd’hui qua­si à l’arrêt, mais l’équipe de la Fon­da­tion est prête. 

Ton engagement associatif a‑t-il donné plus de sens à ton travail ? 

Mon tra­vail à l’X a déjà beau­coup de sens en lui-même. En tant que pro­fes­seur, j’ai la chance d’interagir avec des étu­diants, des col­lègues et des par­te­naires d’entreprises qui tra­vaillent sur des sujets sou­vent pas­sion­nants. L’engagement asso­cia­tif per­met d’avoir une approche plus mili­tante, plus directe. Là où l’enseignement et la recherche s’inscrivent dans le temps long, le tra­vail avec la Fon­da­tion MSF par exemple per­met d’agir de manière plus immé­diate, en réponse à des crises ou des besoins sen­sibles des ter­rains qui ne dis­posent pas encore de solu­tion. Cela crée un équi­libre inté­res­sant entre réflexion de fond et action de ter­rain. Cet enga­ge­ment asso­cia­tif m’aide sou­vent à avoir du recul sur cer­taines situa­tions ou médio­cri­tés de mon cadre pro­fes­sion­nel. Il donne aus­si du sens à mon tra­vail parce que je constate fré­quem­ment que les exper­tises que nous déve­lop­pons à l’X peuvent avoir une vraie valeur ajou­tée dans le cadre associatif.

“Les expertises que nous développons à l’X peuvent avoir une vraie valeur ajoutée dans le cadre associatif.”

Comment la solidarité a‑t-elle évolué ces dernières décennies ? 

Elle s’est beau­coup pro­fes­sion­na­li­sée. Aujourd’hui, dans des orga­ni­sa­tions comme la Fon­da­tion MSF, le niveau d’expertise des équipes est com­pa­rable à celui des entre­prises les plus inno­vantes. Cela se reflète dans les méthodes de tra­vail, dans les outils uti­li­sés et dans la manière dont les pro­jets sont gérés. Il y a une vraie mon­tée en com­pé­tence, ce qui est néces­saire pour répondre aux défis actuels qui sont de plus en plus com­plexes. J’observe la même chose dans les orga­ni­sa­tions actives dans la finance durable. Tou­te­fois, mal­gré cette profession­nalisation, les besoins ne dimi­nuent pas. Les crises huma­ni­taires et sociales per­sistent et la soli­da­ri­té doit conti­nuer à jouer un rôle cen­tral pour y répondre. 

Quel rôle la technologie joue-t-elle dans la solidarité ? 

La tech­no­lo­gie est désor­mais au cœur de cer­taines actions huma­ni­taires. La Fon­da­tion MSF ne fait pas excep­tion. Nous mobi­li­sons des tech­no­lo­gies de pointe pour répondre à des pro­blèmes cri­tiques. Par exemple, nous uti­li­sons l’intelligence arti­fi­cielle pour le trai­te­ment de pho­tos de boîtes de Pétri prises avec des smart­phones, afin d’identifier le bon anti­bio­tique à uti­li­ser sur nos ter­rains d’intervention. La lutte contre l’antibiorésistance est en effet un sujet majeur de san­té mon­diale. Il a fal­lu des années à l’équipe de la Fon­da­tion pour déve­lop­per cette solu­tion qui peut main­te­nant être déployée au niveau mon­dial, d’autant plus qu’elle vient d’être rete­nue comme réfé­rence par l’OMS.

D’autres solu­tions en cours de déve­lop­pe­ment uti­lisent ce type de tech­no­lo­gies pour le trai­te­ment d’images en onco­lo­gie. Autre exemple, des solu­tions à base d’impression 3D ont été déve­lop­pées pour fabri­quer des pro­thèses à moindre coût et adap­tées aux besoins spé­ci­fiques des patients sur le ter­rain, bles­sés lors de conflits ou ayant été vic­times de brû­lures graves. La Fon­da­tion contri­bue aus­si à des études data pous­sées sur le bon usage de cer­tains vac­cins, contre la fièvre jaune par exemple, ou de tests de diag­nos­tic rapide. 

En neu­ro­pé­dia­trie, l’équipe de kinés de la Fon­da­tion déve­loppe aus­si un pro­gramme inno­vant de réédu­ca­tion d’enfants vic­times de trau­mas sévères sou­vent liés à des conflits. C’est épous­tou­flant de voir les pro­grès que font en quelques séances les bébés accom­pa­gnés. Ces savoirs et tech­no­lo­gies ne sont pas un luxe, mais une néces­si­té pour amé­lio­rer l’efficacité de nos inno­va­tions, sans jamais oublier qu’un défi reste de déployer ces solu­tions dans des contextes sou­vent très dif­fi­ciles, où les infra­struc­tures sont limi­tées et où l’urgence est par­fois très forte. 

Quel rôle l’éducation polytechnicienne a‑t-elle joué dans ta conception de la solidarité ? 

La for­ma­tion par la recherche à l’X m’a appris à avoir une vision à long terme. Cette ouver­ture d’esprit per­met de pen­ser au-delà des inté­rêts immé­diats et elle est pré­cieuse lorsqu’il s’agit de s’engager pour des causes huma­ni­taires. La soli­da­ri­té, c’est aus­si accep­ter de tra­vailler sur des pro­blé­ma­tiques com­plexes, où les résul­tats ne sont pas tou­jours visibles tout de suite. Essayer de gra­vir des mon­tagnes par­fois un peu pen­tues fait par­tie de la culture de l’École. Et cela aide aus­si dans les enga­ge­ments associatifs. 

Comment vois-tu l’impact des crises actuelles sur la solidarité ? 

Je suis assez inquiet en rai­son des crises actuelles. Par exemple, l’une des choses qui me frappe le plus est l’augmentation des attaques contre les huma­ni­taires et les jour­na­listes ou sur des lieux comme les écoles et les hôpi­taux. Sur cer­tains ter­rains, ces agres­sions deviennent presque banales, ce qui est extrê­me­ment pré­oc­cu­pant et fran­che­ment hyper­cho­quant. Bien que de nom­breuses ONG témoignent et pro­testent, les réac­tions inter­nationales sont sou­vent limi­tées. Cette dégra­da­tion de cer­tains contextes affecte direc­te­ment les dyna­miques de soli­da­ri­té, aus­si bien au niveau local qu’au niveau glo­bal. Il est cru­cial de refu­ser cette évo­lu­tion et de ne pas lais­ser la vio­lence contre les huma­ni­taires ou les jour­na­listes se banaliser.


La Fondation MSF : 

La fon­da­tion Méde­cins sans fron­tières sou­tient des pro­jets inno­vants dans les domaines médi­caux et tech­no­lo­giques. Son objec­tif est de répondre aux besoins des popu­la­tions les plus vul­né­rables en déve­lop­pant des solu­tions concrètes, durables et adap­tées aux réa­li­tés du ter­rain. La Fon­da­tion mobi­lise des experts de divers domaines pour sou­te­nir ses actions, allant de l’innovation tech­no-logique à la ges­tion des crises humanitaires. 

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