La Stratégie du meilleur prix de revient
Article extrait du livre paru aux Éditions d’Organisation, mars 1995.
La notion de prix de marché n’est plus la notion correcte à prendre en compte pour étudier la rentabilité potentielle des projets industriels. Pour calculer cette rentabilité, le prix de marché, c’est-à-dire celui que les clients seraient prêts à payer, n’est plus la bonne référence. Ce qu’il convient de considérer dans ce type de calcul, c’est le prix minimum auquel les concurrents pourraient vendre tout en ayant une rentabilité convenable.
Par conséquent, il est indispensable de connaître le prix auquel les concurrents pourraient fabriquer, car il n’est pas question ici de dumping mais de prix justifiés. En effet, même si les utilisateurs, les acheteurs potentiels, étaient prêts à payer un certain prix, celui qui correspond à la valeur qu’ils attribuent à la chose proposée, ils ne le feraient pas ou plus si un autre fournisseur annonçait un prix nettement inférieur, les consommateurs étant de plus en plus sensibles au prix. Par ailleurs, des exemples de baisses de prix spectaculaires sur des produits très performants font que les bas prix sont de moins en moins considérés comme synonymes de moindre qualité.
Le coût asymptote instantané, base de référence
La référence sur laquelle il est désormais indispensable de « se positionner » en matière de prix de vente possible, c’est-à-dire en matière de prix de revient nécessaire pour pratiquer le prix de vente visé, n’est plus le prix de marché comme il est défini classiquement.
La référence à utiliser est ce que nous appelons « le coût asymptote instantané », c’est-à-dire le prix minimum qu’il serait possible d’atteindre à un instant donné, au moins en théorie, en utilisant tous les moyens disponibles du monde, permettant d’avoir, pour chacune des composantes du prix de revient, le niveau le plus bas. Cela est valable aussi bien pour les matières premières, les composants ou sous-ensembles, que pour les amortissements, la main-d’oeuvre mais aussi toutes les autres composantes du coût de fabrication au sens large du terme.
Le coût le plus bas est donc celui auquel pourrait fabriquer un industriel s’il décidait de mettre en oeuvre tous les moyens existants de réduction des coûts. Dès à présent, pour les sociétés performantes pratiquant la conception à coût asymptote instantané qui doit être pris précisément comme objectif, sous peine d’être en situation délicate vis-à-vis des concurrents nationaux ou internationaux qui seraient plus près de ce coût, soit par hasard, soit parce qu’ils utiliseraient cette nouvelle théorie. Cela est d’autant plus important que les protections tarifaires vont disparaître, ou tout au moins être diminuées dans le cadre de l’OMC.
Le concept du coût asymptote instantané est applicable dans tous les secteurs industriels sans distinction. Parmi les secteurs dans lesquels il s’applique parfaitement, se trouvent les hautes technologies parce que ce sont des secteurs dans lesquels les évolutions sont très rapides. Qui dit évolutions très rapides dit remise en cause permanente des conditions, y compris des conditions économiques, d’où un décalage important entre la naissance de possibilités nouvelles et leur exploitation systématique, sauf dans le cas de l’utilisation du concept du coût asymptote. Dans les secteurs de l’informatique et de l’électronique, tout le monde a en mémoire les chutes brutales de prix de certains matériels, provoquées par l’arrivée sur le marché, sans explication apparente pour les acheteurs, de nouveaux produits à des prix très inférieurs aux prix pratiqués précédemment.
L’apparition de ces produits nettement moins chers était due à une découverte inopinée ou plus souvent liée à une recherche intensive des possibilités de réduction des coûts, relatives à l’existence de potentialités non exploitées. L’analyse des prix de revient des entreprises d’électronique ou d’industries connexes comparés aux prix de revient asymptotes instantanés donne les résultats suivants :
- dans près de 100 % des cas, le prix de revient asymptote instantané ne représente au maximum que 50 % du prix de revient du produit en question,
– dans 60 % des cas, il ne représente que 20 % du prix de revient,
– dans 30 % des cas, il ne représente que 10 % du prix de revient.
Autrement dit, le coût asymptote instantané révèle que, en se limitant à utiliser des possibilités existantes, il est possible de réduire les prix de revient de moitié, voire de 80 ou 90 %, c’est-à-dire de produire deux fois, cinq fois, voire dix fois moins cher.
Un objectif précis
L’établissement du coût asymptote instantané permet de faire connaître à l’entreprise l’objectif de prix de revient qu’elle doit viser. Ce n’est pas celui de ses concurrents mais celui que ceux-ci pourraient atteindre ; sans cela l’entreprise pourrait rencontrer de sérieux problèmes. Comme disait Monsieur Konosuke Matsushita, qui savait de quoi il parlait : « une entreprise qui ne sait pas où elle doit aller a peu de chance d’y arriver ». Nous dirons : « une entreprise qui ne connaît pas le prix asymptote instantané de ses produits ne peut pas avoir la bonne stratégie industrielle ».
L’objectif absolu
Le coût asymptote instantané est aux techniques classiques de réductions des coûts ce que la qualité totale est aux méthodes tayloriennes de contrôle de la qualité. Comme la qualité totale, le coût asymptote instantané fixe l’objectif le plus ambitieux qu’il soit possible de réaliser à un instant donné, en utilisant toutes les possibilités disponibles : technologiques, méthodologiques (dont la qualité totale), mais aussi géopolitiques au sens économique du terme. La méthode de coût asymptote instantané est globale et absolue.
L’établissement du coût asymptote instantané consiste en la recherche systématique de la solution existante qui n’est pas forcément utilisée par un concurrent mais qui peut permettre, pour chacune des composantes du prix de revient (déterminée, par exemple, comme précédemment) d’avoir le coût le plus bas.
Le coût asymptote instantané proprement dit
Si pour chacune des composantes du prix de revient est considérée la valeur minimum trouvée, le coût asymptote instantané est la somme de ces valeurs les plus basses.
Pourquoi le coût asymptote ? Parce que cette valeur est obtenue s’il est possible de bénéficier, en un point du globe, de tous ces coûts minima à la fois ; cela est peut-être un peu théorique, quoique… (voir plus loin). Il sera néanmoins possible de s’en approcher et de constituer une asymptote au sens mathématique du terme.
Une asymptote : propriété telle que la distance d’un point d’une courbe à cette droite tend vers zéro quant le point s’éloigne à l’infini sur la courbe.
Pourquoi instantané ? Parce que, dans les valeurs minima recherchées, pour calculer ce coût asymptote, nous n’avons pris en compte que des possibilités existantes, réparties peut-être à travers le monde, mais disponibles instantanément. S’il s’agit de machines automatiques, il ne s’agit pas de machines qui pourraient avoir telle ou telle performance si quelqu’un essayait de les réaliser, mais uniquement de machines disponibles sur le marché. S’il est question de matières premières avec certaines caractéristiques, il s’agira de productions régulières, et non pas de matériaux nécessitant des actions de recherche et de mise au point. Cela est également vrai pour toutes les composantes du prix de revient.
Nous avons donc un coût asymptote instantané, c’est-à-dire un coût dont on peut s’approcher très rapidement (autrement dit, s’en approcher à quelques pour cent près, rapidement et ce en quelques mois).
Les évolutions récentes à venir
Pourquoi aurait-on subitement besoin de connaître le coût asymptote instantané ? Sa connaissance par le passé aurait été très intéressante, elle est aujourd’hui vitale du fait des changements dans l’environnement des entreprises.
Les évolutions récentes et à venir du contexte économique mondial font qu’il n’est plus possible d’ignorer à quel prix pourrait fabriquer un concurrent, peut-être inexistant aujourd’hui mais qui pourrait très rapidement acquérir une stature internationale (voir les cas Amstrad, Compaq, l’industrie automobile coréenne, etc.). Les principales évolutions sont :
- l’ouverture à une économie de marché de nombreux pays parmi les plus grands : les pays de l’Est, la Chine principalement, qui amènent de nouveaux concurrents sur la scène internationale ;
– la dérégulation dans les économies occidentales qui élimine une protection supplémentaire ;
– la suppression des protections tarifaires, ou tout au moins leur diminution ;
– le développement des zones franches ;
– la diminution du coût des transports qui réduit grandement l’effet distance qui était une sorte de protection naturelle à cause du surcoût qu’il générait ;
– enfin la mondialisation des normes et des standards, soit décidée, soit imposée de fait. Cela amène la disparition d’une protection technique, volontaire ou involontaire, qui était très efficace, au minimum pour retarder l’arrivée de concurrents.
Ouverture de nouveaux pays à l’économie de marché
Sans épiloguer longuement, il est possible de noter que l’arrivée de ces pays dans le système économique mondial va renforcer la concurrence, soit :
- parce que l’immense marché qu’ils représentent, en particulier en Chine, va permettre à vos concurrents d’augmenter leurs productions et donc de diminuer leurs coûts, mais cela pourrait également bénéficier à votre entreprise si vous savez tirer parti de ces nouvelles opportunités ;
– parce que ces pays peuvent et vont, au moins dans certains domaines, devenir des exportateurs et que, disposant d’une main-d’oeuvre peu chère et dans de nombreux cas de matières premières, ils sont probablement au coût asymptote instantané sur ces points-là.
Beaucoup moins grand que la Chine, il faut néanmoins signaler le Viêt-nam qui, avec la levée de l’embargo américain, voit disparaître un handicap important. Avec actuellement soixante-douze millions d’habitants, cent vingt-cinq millions prévus en 2025, le Viêt-nam est à considérer sérieusement. Un des pays les plus pauvres du monde va de nos jours attirer de nombreux projets industriels avec une main-d’oeuvre ayant un revenu annuel moyen de mille deux cents francs français.
Madagascar cherche de même à se réinsérer dans une économie de marché. Là aussi la main-d’oeuvre est abondante et les salaires, qui sont parmi les plus bas du monde, attireront de nombreuses délocalisations.
Les pays de l’Est, qui eux ont une culture industrielle passée importante, sont ou seront donc des acteurs compétents sur la scène internationale.
Les accords du GATT et l’OMC
Le GATT (Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce) et par-delà l’OMC a comme objectif de libéraliser le commerce international. Les principales actions visent à :
- supprimer totalement les droits de douane sur une liste de produits dont :
- les équipements pour la construction,
- es équipements médicaux,
- les produits chimiques,
- les produits pharmaceutiques,
- les machines agricoles,
- les biens,
- l’ameublement,
- les produits sidérurgiques ;
- supprimer les produits dont les droits de douane sont supérieurs à 15 %, réduire de 50 % les prix tarifaires (les droits de douane sont très élevés sur certains produits) ;
– réduire de 30 % les droits de douane sur les autres produits ;
– ouvrir l’accès aux marchés publics ;
– réglementer les subventions des pays à leurs industries ;
– encadrer la propriété intellectuelle des brevets et des marques ;
– libéraliser les accès aux marchés des services (banques, assurances, etc.).
L’entrée en vigueur de ces mesures permet à des concurrents, de certaines sociétés protégées de fait, d’aller sur leurs marchés. Mais a contrario, beaucoup d’entreprises peuvent accéder à de nouveaux marchés et à des compétences qu’il leur était impossible d’utiliser jusqu’à aujourd’hui, d’où l’intérêt de connaître les nouveaux coûts asymptotes instantanés que vont permettre ces mesures.
Diminution du coût des transports
Le coût des transports comprend le coût du transport lui-même, les coûts du conditionnement et de l’emballage nécessaire, les coûts liés aux délais de transport. Le niveau relativement élevé du coût total des transports a longtemps constitué une protection naturelle qui permettait à de nombreuses productions de rester compétitives, malgré la différence de coût au niveau de la production dans les autres pays. À cette protection se rajoutaient encore les protections tarifaires (droits de douane) qui elles aussi sont en voie de disparition. Depuis une vingtaine d’années, le coût des transports internationaux qui a constitué un frein à la circulation des produits baisse plus rapidement que les coûts de production.
Le transport maritime
Le phénomène « conteneur » a permis de minimiser les temps de chargement et de déchargement des navires et par là même leurs coûts, mais il a également permis de mieux utiliser les bateaux dans les ports. D’après les statistiques publiées par la Compagnie Générale Maritime, le coût du fret maritime a baissé de 23 % de 1985 à 1993, ce qui en francs constants représente à peu près 40 % de réduction. De nos jours, le coût du transport, lorsqu’il est effectué par voie maritime, représente en moyenne 6 % seulement de la valeur des marchandises (le calcul est basé sur l’ensemble des importations et exportations françaises effectuées par mer). Mais ce coût est fonction du poids et du volume des produits et du trajet effectué.
Le pourcentage n’est que légèrement supérieur à 1 % pour une voiture de catégorie moyenne livrée par voie maritime d’Italie en Europe du Nord ; il n’est que de 2 % pour un magnétoscope japonais livré en Europe. Cette réduction du coût des transports maritimes, qui a pour conséquence une réduction de l’effet distance, n’est pas homogène. Ainsi, le coût du transport d’un conteneur de 20 pieds, au départ ou à destination de l’Europe communautaire, est de mille deux cent cinquante dollars américains pour Hong Kong, Séoul ou Singapour mais de mille six cents pour Montréal, mille cent pour la Méditerranée orientale et de deux mille quatre cents pour Saint-Denis de la Réunion.
Le transport aérien
Même s’il est plus cher que le fret maritime, il permet de diminuer les coûts logistiques, de travailler à flux tendus et de diminuer les délais. Comme le coût du fret maritime, le coût du fret aérien a baissé ces dernières années, et ce d’environ 30 % en francs constants sur les sept à huit dernières années. À noter que le transport des passagers a baissé encore plus (environ 50 %). Ces variations de prix dues à une guerre des tarifs pourraient se ralentir, voire s’inverser légèrement, mais leurs poids dans les coûts de revient resteraient sensiblement les mêmes.
De la même manière, comme en ce qui concerne le fret maritime, le coût du transport n’est pas toujours proportionnel à la distance.
Ainsi, par kilogramme, il en coûte environ sept francs pour expédier des marchandises des aéroports de Paris vers Singapour, Bangkok ou Hong Kong et à peu près le même prix pour Vienne ou Londres. Cela coûte beaucoup plus cher, dix francs, pour Copenhague, Oslo ou Athènes. Il en coûte le même prix, vingt francs, pour Karachi et Sydney : ainsi le transport pour Karachi coûte presque trois fois celui de Singapour alors que la destination est à mi-chemin.
Le coût pour l’Amérique du Nord est le même (sept francs) que pour l’Asie du Sud-Est, donc moins cher que pour la majorité des pays européens.
Mondialisation des normes et des standards
Aux normalisations nationales et aux standards spécifiques, il faut ajouter les systèmes de qualifications et d’homologations spécifiques aux grandes entreprises ou organismes. Ces protections, pour ceux qui en bénéficient, en général les nationaux, vont disparaître. C’est un souci de plus qui justifie de s’intéresser aux potentialités des concurrents en termes économiques, concurrents qui jusque-là étaient maintenus à distance par ces différentes protections.
Une obligation : connaître le coût asymptote instantané
Il est de la responsabilité de chaque chef d’entreprise de développer une stratégie industrielle qui peut revêtir différents aspects. À l’extrême, il serait possible d’imaginer qu’il n’ait pas de stratégie du tout, ce qui serait très risqué. Un chef d’entreprise n’a pas le droit d’ignorer le coût asymptote instantané, c’est-à-dire le prix auquel ses concurrents pourraient instantanément fabriquer s’ils décidaient d’utiliser les possibilités disponibles dans le monde. Par là, il connaîtra le degré de menace et, réciproquement, son degré de liberté, car il pourra utiliser tout ou partie de ces possibilités.