La sûreté nucléaire : aspects nationaux et internationaux

Dossier : L'électricité nucléaireMagazine N°643 Mars 2009
Par André-Claude LACOSTE (60)

La sûre­té des acti­vi­tés nucléaires civiles repose sur deux piliers : l’in­dé­pen­dance de l’au­to­ri­té en charge du contrôle de cette sûre­té et l’exis­tence d’une culture forte. Le déve­lop­pe­ment de cen­trales nucléaires dans de nou­veaux pays et l’ap­pa­ri­tion de nou­veaux types de réac­teurs consti­tuent de nou­veaux enjeux pour une dis­ci­pline dans laquelle la coopé­ra­tion inter­na­tio­nale est indis­pen­sable, domaine dans lequel l’Eu­rope peut et doit mon­trer l’exemple.

Les acti­vi­tés nucléaires – nucléaire élec­tro­gène, uti­li­sa­tion dans l’in­dus­trie et la recherche, appli­ca­tions médi­cales – pré­sentent des risques, qui sont gérés selon des prin­cipes inter­na­tio­na­le­ment recon­nus et rap­pe­lés dans les prin­ci­paux docu­ments émis par l’A­gence inter­na­tio­nale de l’éner­gie ato­mique. Deux élé­ments clés condi­tionnent l’ef­fi­ca­ci­té en la matière.

Repères
L’ASN, auto­ri­té admi­nis­tra­tive indé­pen­dante créée par la loi rela­tive à la trans­pa­rence et à la sécu­ri­té en matière nucléaire du 13 juin 2006, est char­gée du contrôle de la sûre­té nucléaire et de la radio­pro­tec­tion en France : elle assure ce contrôle, au nom de l’É­tat, pour pro­té­ger les tra­vailleurs, les patients, le public et l’en­vi­ron­ne­ment des risques liés aux acti­vi­tés nucléaires. Elle contri­bue à l’in­for­ma­tion des citoyens.
L’ASN contrôle ain­si les ins­tal­la­tions nucléaires de base, depuis leur concep­tion jus­qu’à leur déman­tè­le­ment, les équi­pe­ments sous pres­sion spé­cia­le­ment conçus pour ces ins­tal­la­tions, la ges­tion des déchets radio­ac­tifs ain­si que les trans­ports des sub­stances radio­ac­tives. Ce champ d’ac­ti­vi­té consti­tue le métier » his­to­rique » de l’ASN, celui de la sûre­té nucléaire. L’ASN contrôle éga­le­ment toutes les ins­tal­la­tions indus­trielles et de recherche ain­si que les ins­tal­la­tions hos­pi­ta­lières où sont uti­li­sés les rayon­ne­ments ionisants.

Une indépendance essentielle

Tout d’a­bord, l’in­dé­pen­dance de l’Au­to­ri­té de sûre­té nucléaire par rap­port aux pro­mo­teurs de l’éner­gie nucléaire est essen­tielle, car en cas de désac­cord tech­nique fort avec un exploi­tant nucléaire, il faut que l’Au­to­ri­té de sûre­té puisse faire entendre sa position.

Une vraie « culture de sûre­té » se construit progressivement

Dans beau­coup de grands pays nucléaires, cette indé­pen­dance s’est construite pro­gres­si­ve­ment, et le pro­ces­sus de déve­lop­pe­ment et d’é­vo­lu­tion de l’or­ga­nisme char­gé du contrôle du nucléaire a été à peu près iden­tique : c’est d’a­bord un dépar­te­ment au sein d’un orga­nisme char­gé de mettre en oeuvre la poli­tique et la recherche en matière nucléaire, tel que le CEA ; puis un ser­vice de minis­tère, dont le lien avec les pro­mo­teurs du nucléaire devient de plus en plus ténu ; et enfin une enti­té indé­pen­dante du gou­ver­ne­ment (type agence fédé­rale aux États-Unis, ou Auto­ri­té admi­nis­tra­tive indé­pen­dante en France). À titre d’exemple, il est frap­pant de voir que la situa­tion en Inde est de ce point de vue assez com­pa­rable à celle de la France au début des années 1970. Il reste encore plu­sieurs pays nucléaires dans le monde dans les­quels l’in­dé­pen­dance de l’Au­to­ri­té de sûre­té n’est pas suffisante.

Siège de l’ASN à Paris

Il est clair qu’un régime poli­tique démo­cra­tique, auto­ri­sant la contes­ta­tion dans le domaine nucléaire et per­met­tant ain­si l’exis­tence d’un débat, ren­force les garan­ties d’in­dé­pen­dance de fait d’une Auto­ri­té de sûreté.

Ensuite, l’exis­tence d’une » culture de sûre­té » dans les dif­fé­rentes orga­ni­sa­tions est une condi­tion essen­tielle à l’at­teinte d’un bon niveau de sûre­té nucléaire. Il s’a­git, tant dans les poli­tiques géné­rales des orga­ni­sa­tions que dans les actions quo­ti­diennes des indi­vi­dus, d’ac­cor­der à la sûre­té la place qu’elle mérite. En termes de com­por­te­ments, chaque indi­vi­du, chaque orga­ni­sa­tion doit faire preuve d’une atti­tude inter­ro­ga­tive, pri­vi­lé­gier une démarche pru­dente et rigou­reuse, et por­ter une grande atten­tion à la bonne trans­mis­sion des infor­ma­tions. Une vraie » culture de sûre­té » se construit pro­gres­si­ve­ment ; elle ne se décrète pas, car par nature elle néces­site l’adhé­sion de tous les per­son­nels. C’est un point majeur à prendre en compte lors­qu’on cherche à éva­luer le temps néces­saire pour déve­lop­per l’éner­gie nucléaire dans les pays dépour­vus d’ex­pé­rience dans ce domaine.

Rester en continuité

En lien avec la démarche pru­dente que j’é­vo­quais plus haut, je sou­li­gne­rai le carac­tère natu­rel­le­ment pru­dent – voire conser­va­teur – des posi­tions des Auto­ri­tés de sûre­té : le régu­la­teur regarde avec cir­cons­pec­tion les inno­va­tions et pré­fère en géné­ral les solu­tions tech­ni­que­ment éprou­vées, vali­dées par l’ex­pé­rience. C’est ain­si que, pour le réac­teur EPR, l’ASN et son homo­logue alle­mand ont pous­sé les concep­teurs à choi­sir au début des années 1990 une voie dite » évo­lu­tion­naire « , c’est-à-dire en conti­nui­té avec les tech­no­lo­gies précédentes.

Le défi des nouvelles installations

On entend beau­coup par­ler aujourd’­hui de » renais­sance du nucléaire « . Cette expres­sion reflète une vision occi­den­tale des choses, qui fait lar­ge­ment abs­trac­tion de la situa­tion asia­tique : il n’y a pas réel­le­ment eu d’in­ter­rup­tion dans la construc­tion de cen­trales nucléaires en Chine, en Inde ou en Corée du Sud par exemple.

Dans les pays nucléaires dans les­quels aucune cen­trale ou ins­tal­la­tion nucléaire vrai­ment impor­tante n’a été construite depuis plus de dix ans, cas de la plu­part des pays occi­den­taux dont les États-Unis et la France, le prin­ci­pal défi pour les Auto­ri­tés de sûre­té de ces pays est d’être en situa­tion de contrô­ler effi­ca­ce­ment la concep­tion et la construc­tion de ces nou­velles ins­tal­la­tions, alors que le savoir-faire en la matière est en par­tie à reconstituer.

Des besoins crois­sants en per­son­nel qualifié
Aux États-Unis, une file d’at­tente s’est mise en place pour le trai­te­ment des demandes d’au­to­ri­sa­tion. L’Au­to­ri­té de sûre­té amé­ri­caine, la NRC, a embau­ché plus de 400 per­sonnes (pour un effec­tif total de l’ordre de 3 000) et créé un nou­veau dépar­te­ment pour le contrôle des nou­veaux réac­teurs. Dans d’autres pays, il n’est pas si simple de mettre en place un tel dis­po­si­tif, d’au­tant que, pour les recru­te­ments, les Auto­ri­tés de sûre­té sont en géné­ral en com­pé­ti­tion avec les indus­triels du nucléaire. Elles subissent en même temps la pres­sion des indus­triels pour que leur pro­jet soit exa­mi­né le plus rapi­de­ment possible.

Exa­mi­ner, au plan de la sûre­té, l’en­semble de la concep­tion d’un réac­teur élec­tro­nu­cléaire néces­site une approche spé­ci­fique : métho­do­lo­gie sur mesure, com­pé­tences spé­ci­fiques, moyens humains supé­rieurs à ceux requis pour le contrôle du fonc­tion­ne­ment d’un réacteur.

Par­tant de l’i­dée que, au niveau mon­dial, seul un petit nombre de modèles de réac­teurs serait réel­le­ment construit, les Auto­ri­tés de sûre­té nucléaire amé­ri­caine et fran­çaise ont lan­cé l’i­ni­tia­tive MDEP (Mul­ti­la­te­ral Desi­gn Eva­lua­tion Pro­gram), qui vise à per­mettre à une Auto­ri­té confron­tée à l’é­va­lua­tion d’un nou­veau réac­teur d’u­ti­li­ser, autant que pos­sible, les éva­lua­tions déjà faites par ses homologues.

Ce tra­vail sera d’au­tant plus aisé que les indus­triels pri­vi­lé­gie­ront des concep­tions stan­dar­di­sées, mais de ce point de vue, il y a encore beau­coup de tra­vail à faire pour limi­ter l’i­ma­gi­na­tion des ingénieurs.

Répondre aux demandes des nouveaux pays nucléaires

En Asie, il n’y a pas eu d’interruption dans la construc­tion de cen­trales nucléaires

Dans les pays n’ayant aucune expé­rience du nucléaire élec­tro­gène, mais dési­reux de se doter de cette source d’éner­gie, tels que le Maroc (qui pos­sède déjà un réac­teur de recherche) ou les Émi­rats arabes unis (qui partent de zéro), l’en­jeu, tant pour ces pays que pour la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale, est de se doter d’une infra­struc­ture juri­dique et régle­men­taire conforme aux stan­dards inter­na­tio­naux, qui per­mette notam­ment d’as­su­rer un contrôle de la sûre­té nucléaire indé­pen­dant et opé­ra­tion­nel avant d’en­ta­mer tout pro­jet nucléaire de grande ampleur.

Une Auto­ri­té de sûre­té doit être en mesure de dire non

Le point majeur est l’é­chelle de temps : il faut au moins une quin­zaine d’an­nées, pour un pays n’ayant aucune expé­rience dans le nucléaire, avant d’ex­ploi­ter un réac­teur de puissance.

D’a­bord, il faut bâtir une Auto­ri­té de sûre­té qua­li­fiée et indé­pen­dante. Il faut au moins cinq ans pour rédi­ger une loi, créer une telle Auto­ri­té, la rendre opé­ra­tion­nelle en mobi­li­sant les com­pé­tences adé­quates en matière de sûre­té et de contrôle. Ensuite, le retour d’ex­pé­rience inter­na­tio­nal montre que l’exa­men par cette Auto­ri­té de la demande d’au­to­ri­sa­tion de créa­tion d’un réac­teur nucléaire néces­site de deux à dix ans, temps d’au­tant plus long qu’il n’existe pas d’ex­ploi­ta­tion locale d’une ins­tal­la­tion nucléaire de moindre com­plexi­té sur laquelle mettre le sys­tème en pra­tique. Enfin, la durée de construc­tion du réac­teur de pro­duc­tion d’élec­tri­ci­té est de l’ordre de cinq ans en rai­son notam­ment de délais tech­niques incom­pres­sibles et de la néces­si­té de contrô­ler le chantier.

Éviter l’autocensure

Ins­pec­tion de l’ASN à la cen­trale de Gravelines

La pre­mière étape mérite une atten­tion par­ti­cu­lière : bâtir une Auto­ri­té de sûre­té qua­li­fiée et indé­pen­dante ne peut pas se limi­ter à impor­ter des com­pé­tences tech­niques en recru­tant des per­son­nels étran­gers. Une Auto­ri­té de sûre­té doit être en mesure de dire non pour des motifs de sûre­té, y com­pris si cela ne plaît pas aux res­pon­sables poli­tiques char­gés du déve­lop­pe­ment du nucléaire. Un des enjeux dans ces pays sera cer­tai­ne­ment de mettre au point, entre les per­son­nels étran­gers et les déci­deurs locaux, une arti­cu­la­tion qui évite l’au­to­cen­sure et per­mette à l’Au­to­ri­té de sûre­té d’être en situa­tion d’exer­cer ses res­pon­sa­bi­li­tés. Plu­sieurs res­pon­sables d’Au­to­ri­tés de sûre­té nucléaire dans le monde, membres de l’as­so­cia­tion INRA1, ont sou­li­gné ces points.

La responsabilité des industriels

Il me paraît éga­le­ment impor­tant d’in­sis­ter sur la res­pon­sa­bi­li­té des indus­triels ou exploi­tants inter­ve­nant dans un tel pro­jet : ils sont les pre­miers res­pon­sables de la sûre­té des ins­tal­la­tions, et il est de leur devoir de ne pas inter­ve­nir s’ils consi­dèrent que toutes les condi­tions néces­saires, y com­pris en termes de contrôle, ne sont pas remplies.

Deux ini­tia­tives européennes

La construc­tion d’une Europe de la sûre­té nucléaire est por­tée par deux ini­tia­tives convergentes.
L’ASN a été à l’o­ri­gine de la pre­mière, la créa­tion en 1999 de l’as­so­cia­tion WENRA (Wes­tern Euro­pean Nuclear Regu­la­tors” Asso­cia­tion) par les res­pon­sables des Auto­ri­tés de sûre­té nucléaire d’Al­le­magne, de Bel­gique, d’Es­pagne, de Fin­lande, de France, d’I­ta­lie, des Pays-Bas, du Royaume-Uni, de Suède et de Suisse. WENRA a accueilli en 2003 les res­pon­sables des Auto­ri­tés de sûre­té des 7 pays nucléaires d’Eu­rope de l’Est alors can­di­dats à l’adhé­sion à l’UE, et est main­te­nant en train de s’é­lar­gir aux pays non nucléaires euro­péens. L’ob­jec­tif actuel de WENRA est de déve­lop­per une approche com­mune pour ce qui concerne la sûre­té nucléaire et sa régle­men­ta­tion. Les tra­vaux en cours concernent les réac­teurs élec­tro­nu­cléaires d’une part, la ges­tion des com­bus­tibles irra­diés et des déchets radio­ac­tifs ain­si que les opé­ra­tions de déman­tè­le­ment d’autre part. WENRA a défi­ni un ensemble de niveaux de réfé­rence de sûre­té repo­sant sur les normes les plus récentes de l’AIEA et sur les approches les plus exi­geantes pra­ti­quées en Europe, et de fait dans le monde. Un pro­ces­sus d’é­va­lua­tion des pra­tiques natio­nales par rap­port à ces niveaux de réfé­rence a ensuite été mis en oeuvre. Pour les réac­teurs élec­tro­nu­cléaires, domaine où le tra­vail est le plus avan­cé, les membres de WENRA ont déve­lop­pé des plans d’ac­tion natio­naux visant à mettre en confor­mi­té d’i­ci 2010 les régle­men­ta­tions et pra­tiques natio­nales avec les niveaux de référence.
La seconde ini­tia­tive est celle de la Com­mis­sion euro­péenne qui vient de mettre sur la table une nou­velle pro­po­si­tion de direc­tive dans le domaine de la sûre­té nucléaire. Cette direc­tive, sou­te­nue par la France, per­met­tra de don­ner un cadre juri­dique aux actions tech­niques d’har­mo­ni­sa­tion de WENRA.

Vers une Europe de la sûreté nucléaire

La sûre­té nucléaire est une res­pon­sa­bi­li­té natio­nale, et tous les pays de l’U­nion euro­péenne ne par­tagent pas le même point de vue sur le nucléaire. Pour­tant, si je m’es­saye à décrire le pay­sage à quinze ou vingt ans, j’imagine :

Pro­mou­voir un niveau de sûre­té éle­vé et com­pa­rable dans tous les pays de l’Union

• un petit nombre d’ex­ploi­tants, dont les plus gros pos­sèdent des ins­tal­la­tions nucléaires dans plu­sieurs pays ;
• un petit nombre d’or­ga­nismes d’ex­per­tise technique ;
• des Auto­ri­tés de sûre­té natio­nales tra­vaillant en réseau de manière beau­coup plus étroite qu’aujourd’hui.

Cette concen­tra­tion, en quelque sorte, à tous les niveaux se com­prend assez bien, à l’é­chelle d’une zone géo­gra­phique telle que l’Eu­rope : des pays dans les­quels n’est exploi­té qu’un faible nombre d’ins­tal­la­tions ont tout inté­rêt à pou­voir béné­fi­cier d’une cer­taine mutua­li­sa­tion des moyens. En outre, l’ou­ver­ture des mar­chés de l’élec­tri­ci­té incite les Auto­ri­tés de sûre­té à se mettre d’ac­cord sur des exi­gences com­munes de sorte à évi­ter un nivel­le­ment de la sûre­té par le bas.

La construc­tion de l’Eu­rope de la sûre­té nucléaire répond à un objec­tif essen­tiel : pro­mou­voir un niveau de sûre­té éle­vé et com­pa­rable dans tous les pays de l’Union.

Car les aspects natio­naux et inter­na­tio­naux sont étroi­te­ment liés : la sûre­té nucléaire doit res­ter une res­pon­sa­bi­li­té natio­nale, mais cette res­pon­sa­bi­li­té ne peut être exer­cée effi­ca­ce­ment que dans une atmo­sphère de coopé­ra­tion inter­na­tio­nale intense et ouverte.

1. INRA regroupe les res­pon­sables des Auto­ri­tés de sûre­té nucléaire d’Allemagne, du Cana­da, de Corée du Sud, d’Espagne, des États-Unis d’Amérique, de la France, du Japon, du Royaume-Uni et de Suède.

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