La sûreté nucléaire : aspects nationaux et internationaux
La sûreté des activités nucléaires civiles repose sur deux piliers : l’indépendance de l’autorité en charge du contrôle de cette sûreté et l’existence d’une culture forte. Le développement de centrales nucléaires dans de nouveaux pays et l’apparition de nouveaux types de réacteurs constituent de nouveaux enjeux pour une discipline dans laquelle la coopération internationale est indispensable, domaine dans lequel l’Europe peut et doit montrer l’exemple.
Les activités nucléaires – nucléaire électrogène, utilisation dans l’industrie et la recherche, applications médicales – présentent des risques, qui sont gérés selon des principes internationalement reconnus et rappelés dans les principaux documents émis par l’Agence internationale de l’énergie atomique. Deux éléments clés conditionnent l’efficacité en la matière.
Repères
L’ASN, autorité administrative indépendante créée par la loi relative à la transparence et à la sécurité en matière nucléaire du 13 juin 2006, est chargée du contrôle de la sûreté nucléaire et de la radioprotection en France : elle assure ce contrôle, au nom de l’État, pour protéger les travailleurs, les patients, le public et l’environnement des risques liés aux activités nucléaires. Elle contribue à l’information des citoyens.
L’ASN contrôle ainsi les installations nucléaires de base, depuis leur conception jusqu’à leur démantèlement, les équipements sous pression spécialement conçus pour ces installations, la gestion des déchets radioactifs ainsi que les transports des substances radioactives. Ce champ d’activité constitue le métier » historique » de l’ASN, celui de la sûreté nucléaire. L’ASN contrôle également toutes les installations industrielles et de recherche ainsi que les installations hospitalières où sont utilisés les rayonnements ionisants.
Une indépendance essentielle
Tout d’abord, l’indépendance de l’Autorité de sûreté nucléaire par rapport aux promoteurs de l’énergie nucléaire est essentielle, car en cas de désaccord technique fort avec un exploitant nucléaire, il faut que l’Autorité de sûreté puisse faire entendre sa position.
Une vraie « culture de sûreté » se construit progressivement
Dans beaucoup de grands pays nucléaires, cette indépendance s’est construite progressivement, et le processus de développement et d’évolution de l’organisme chargé du contrôle du nucléaire a été à peu près identique : c’est d’abord un département au sein d’un organisme chargé de mettre en oeuvre la politique et la recherche en matière nucléaire, tel que le CEA ; puis un service de ministère, dont le lien avec les promoteurs du nucléaire devient de plus en plus ténu ; et enfin une entité indépendante du gouvernement (type agence fédérale aux États-Unis, ou Autorité administrative indépendante en France). À titre d’exemple, il est frappant de voir que la situation en Inde est de ce point de vue assez comparable à celle de la France au début des années 1970. Il reste encore plusieurs pays nucléaires dans le monde dans lesquels l’indépendance de l’Autorité de sûreté n’est pas suffisante.
Siège de l’ASN à Paris |
Il est clair qu’un régime politique démocratique, autorisant la contestation dans le domaine nucléaire et permettant ainsi l’existence d’un débat, renforce les garanties d’indépendance de fait d’une Autorité de sûreté.
Ensuite, l’existence d’une » culture de sûreté » dans les différentes organisations est une condition essentielle à l’atteinte d’un bon niveau de sûreté nucléaire. Il s’agit, tant dans les politiques générales des organisations que dans les actions quotidiennes des individus, d’accorder à la sûreté la place qu’elle mérite. En termes de comportements, chaque individu, chaque organisation doit faire preuve d’une attitude interrogative, privilégier une démarche prudente et rigoureuse, et porter une grande attention à la bonne transmission des informations. Une vraie » culture de sûreté » se construit progressivement ; elle ne se décrète pas, car par nature elle nécessite l’adhésion de tous les personnels. C’est un point majeur à prendre en compte lorsqu’on cherche à évaluer le temps nécessaire pour développer l’énergie nucléaire dans les pays dépourvus d’expérience dans ce domaine.
Rester en continuité
En lien avec la démarche prudente que j’évoquais plus haut, je soulignerai le caractère naturellement prudent – voire conservateur – des positions des Autorités de sûreté : le régulateur regarde avec circonspection les innovations et préfère en général les solutions techniquement éprouvées, validées par l’expérience. C’est ainsi que, pour le réacteur EPR, l’ASN et son homologue allemand ont poussé les concepteurs à choisir au début des années 1990 une voie dite » évolutionnaire « , c’est-à-dire en continuité avec les technologies précédentes.
Le défi des nouvelles installations
On entend beaucoup parler aujourd’hui de » renaissance du nucléaire « . Cette expression reflète une vision occidentale des choses, qui fait largement abstraction de la situation asiatique : il n’y a pas réellement eu d’interruption dans la construction de centrales nucléaires en Chine, en Inde ou en Corée du Sud par exemple.
Dans les pays nucléaires dans lesquels aucune centrale ou installation nucléaire vraiment importante n’a été construite depuis plus de dix ans, cas de la plupart des pays occidentaux dont les États-Unis et la France, le principal défi pour les Autorités de sûreté de ces pays est d’être en situation de contrôler efficacement la conception et la construction de ces nouvelles installations, alors que le savoir-faire en la matière est en partie à reconstituer.
Des besoins croissants en personnel qualifié
Aux États-Unis, une file d’attente s’est mise en place pour le traitement des demandes d’autorisation. L’Autorité de sûreté américaine, la NRC, a embauché plus de 400 personnes (pour un effectif total de l’ordre de 3 000) et créé un nouveau département pour le contrôle des nouveaux réacteurs. Dans d’autres pays, il n’est pas si simple de mettre en place un tel dispositif, d’autant que, pour les recrutements, les Autorités de sûreté sont en général en compétition avec les industriels du nucléaire. Elles subissent en même temps la pression des industriels pour que leur projet soit examiné le plus rapidement possible.
Examiner, au plan de la sûreté, l’ensemble de la conception d’un réacteur électronucléaire nécessite une approche spécifique : méthodologie sur mesure, compétences spécifiques, moyens humains supérieurs à ceux requis pour le contrôle du fonctionnement d’un réacteur.
Partant de l’idée que, au niveau mondial, seul un petit nombre de modèles de réacteurs serait réellement construit, les Autorités de sûreté nucléaire américaine et française ont lancé l’initiative MDEP (Multilateral Design Evaluation Program), qui vise à permettre à une Autorité confrontée à l’évaluation d’un nouveau réacteur d’utiliser, autant que possible, les évaluations déjà faites par ses homologues.
Ce travail sera d’autant plus aisé que les industriels privilégieront des conceptions standardisées, mais de ce point de vue, il y a encore beaucoup de travail à faire pour limiter l’imagination des ingénieurs.
Répondre aux demandes des nouveaux pays nucléaires
En Asie, il n’y a pas eu d’interruption dans la construction de centrales nucléaires
Dans les pays n’ayant aucune expérience du nucléaire électrogène, mais désireux de se doter de cette source d’énergie, tels que le Maroc (qui possède déjà un réacteur de recherche) ou les Émirats arabes unis (qui partent de zéro), l’enjeu, tant pour ces pays que pour la communauté internationale, est de se doter d’une infrastructure juridique et réglementaire conforme aux standards internationaux, qui permette notamment d’assurer un contrôle de la sûreté nucléaire indépendant et opérationnel avant d’entamer tout projet nucléaire de grande ampleur.
Une Autorité de sûreté doit être en mesure de dire non
Le point majeur est l’échelle de temps : il faut au moins une quinzaine d’années, pour un pays n’ayant aucune expérience dans le nucléaire, avant d’exploiter un réacteur de puissance.
D’abord, il faut bâtir une Autorité de sûreté qualifiée et indépendante. Il faut au moins cinq ans pour rédiger une loi, créer une telle Autorité, la rendre opérationnelle en mobilisant les compétences adéquates en matière de sûreté et de contrôle. Ensuite, le retour d’expérience international montre que l’examen par cette Autorité de la demande d’autorisation de création d’un réacteur nucléaire nécessite de deux à dix ans, temps d’autant plus long qu’il n’existe pas d’exploitation locale d’une installation nucléaire de moindre complexité sur laquelle mettre le système en pratique. Enfin, la durée de construction du réacteur de production d’électricité est de l’ordre de cinq ans en raison notamment de délais techniques incompressibles et de la nécessité de contrôler le chantier.
Éviter l’autocensure
Inspection de l’ASN à la centrale de Gravelines |
La première étape mérite une attention particulière : bâtir une Autorité de sûreté qualifiée et indépendante ne peut pas se limiter à importer des compétences techniques en recrutant des personnels étrangers. Une Autorité de sûreté doit être en mesure de dire non pour des motifs de sûreté, y compris si cela ne plaît pas aux responsables politiques chargés du développement du nucléaire. Un des enjeux dans ces pays sera certainement de mettre au point, entre les personnels étrangers et les décideurs locaux, une articulation qui évite l’autocensure et permette à l’Autorité de sûreté d’être en situation d’exercer ses responsabilités. Plusieurs responsables d’Autorités de sûreté nucléaire dans le monde, membres de l’association INRA1, ont souligné ces points.
La responsabilité des industriels
Il me paraît également important d’insister sur la responsabilité des industriels ou exploitants intervenant dans un tel projet : ils sont les premiers responsables de la sûreté des installations, et il est de leur devoir de ne pas intervenir s’ils considèrent que toutes les conditions nécessaires, y compris en termes de contrôle, ne sont pas remplies.
Deux initiatives européennes
La construction d’une Europe de la sûreté nucléaire est portée par deux initiatives convergentes.
L’ASN a été à l’origine de la première, la création en 1999 de l’association WENRA (Western European Nuclear Regulators” Association) par les responsables des Autorités de sûreté nucléaire d’Allemagne, de Belgique, d’Espagne, de Finlande, de France, d’Italie, des Pays-Bas, du Royaume-Uni, de Suède et de Suisse. WENRA a accueilli en 2003 les responsables des Autorités de sûreté des 7 pays nucléaires d’Europe de l’Est alors candidats à l’adhésion à l’UE, et est maintenant en train de s’élargir aux pays non nucléaires européens. L’objectif actuel de WENRA est de développer une approche commune pour ce qui concerne la sûreté nucléaire et sa réglementation. Les travaux en cours concernent les réacteurs électronucléaires d’une part, la gestion des combustibles irradiés et des déchets radioactifs ainsi que les opérations de démantèlement d’autre part. WENRA a défini un ensemble de niveaux de référence de sûreté reposant sur les normes les plus récentes de l’AIEA et sur les approches les plus exigeantes pratiquées en Europe, et de fait dans le monde. Un processus d’évaluation des pratiques nationales par rapport à ces niveaux de référence a ensuite été mis en oeuvre. Pour les réacteurs électronucléaires, domaine où le travail est le plus avancé, les membres de WENRA ont développé des plans d’action nationaux visant à mettre en conformité d’ici 2010 les réglementations et pratiques nationales avec les niveaux de référence.
La seconde initiative est celle de la Commission européenne qui vient de mettre sur la table une nouvelle proposition de directive dans le domaine de la sûreté nucléaire. Cette directive, soutenue par la France, permettra de donner un cadre juridique aux actions techniques d’harmonisation de WENRA.
Vers une Europe de la sûreté nucléaire
La sûreté nucléaire est une responsabilité nationale, et tous les pays de l’Union européenne ne partagent pas le même point de vue sur le nucléaire. Pourtant, si je m’essaye à décrire le paysage à quinze ou vingt ans, j’imagine :
Promouvoir un niveau de sûreté élevé et comparable dans tous les pays de l’Union
• un petit nombre d’exploitants, dont les plus gros possèdent des installations nucléaires dans plusieurs pays ;
• un petit nombre d’organismes d’expertise technique ;
• des Autorités de sûreté nationales travaillant en réseau de manière beaucoup plus étroite qu’aujourd’hui.
Cette concentration, en quelque sorte, à tous les niveaux se comprend assez bien, à l’échelle d’une zone géographique telle que l’Europe : des pays dans lesquels n’est exploité qu’un faible nombre d’installations ont tout intérêt à pouvoir bénéficier d’une certaine mutualisation des moyens. En outre, l’ouverture des marchés de l’électricité incite les Autorités de sûreté à se mettre d’accord sur des exigences communes de sorte à éviter un nivellement de la sûreté par le bas.
La construction de l’Europe de la sûreté nucléaire répond à un objectif essentiel : promouvoir un niveau de sûreté élevé et comparable dans tous les pays de l’Union.
Car les aspects nationaux et internationaux sont étroitement liés : la sûreté nucléaire doit rester une responsabilité nationale, mais cette responsabilité ne peut être exercée efficacement que dans une atmosphère de coopération internationale intense et ouverte.
1. INRA regroupe les responsables des Autorités de sûreté nucléaire d’Allemagne, du Canada, de Corée du Sud, d’Espagne, des États-Unis d’Amérique, de la France, du Japon, du Royaume-Uni et de Suède.