La surprenante évolution démographique du Maghreb moderne
Compte rendu de l’exposé de Madame Zahia Ouadah-Bedidi, doctorante à l’Institut national d’études démographiques (INED)
Madame Ouadah-Bedidi commence en se présentant : elle est étudiante à Sciences- po et termine une thèse à l’INED sur le sujet « La baisse de la fécondité en Algérie ». Elle est française d’origine algérienne et ses parents vivent à Alger. Elle a effectué la première partie de ses études en Algérie et a travaillé à l’Office des statistiques comme démographe avant de venir en France. Elle est de plus mère de deux enfants et pour toutes ces raisons est donc particulièrement bien placée pour comprendre et embrasser le difficile et complexe domaine de l’évolution démographique de l’Algérie et de tout le Maghreb.
Le travail de thèse de Madame Ouadah-Bedidi porte essentiellement sur l’Algérie, mais des comparaisons entre les trois pays du Maghreb y sont régulièrement faites. Cependant la situation socioéconomique et politique actuelle, et en particulier la guerre civile algérienne, risquerait de fausser nos jugements. Nous pourrions penser : « L’évolution actuelle est certes extraordinaire, mais c’est parce que les conditions sont elles- mêmes exceptionnelles. » Eh bien il n’en est rien, et ce n’est pas l’un des moindres mérites du travail de Madame Ouadah-Bedidi que de montrer le parallélisme étroit des trois pays du Maghreb, tout à fait indépendamment de la guerre civile algérienne. L’évolution est la même, les différences ne dépassent pas quelques années et vont en diminuant, la Tunisie étant le plus souvent en tête du mouvement.
Population et Sociétés, le mensuel de l’Institut national d’études démographiques, a publié en juillet 2000 une étude intitulée : « Maghreb : la chute irrésistible de la fécondité » (étude dont Madame Ouadah-Bedidi partage la rédaction avec Monsieur Jacques Vallin). Cette étude est distribuée par l’oratrice à tous les auditeurs ainsi qu’un complément plus fourni : « L’actualité démographique du Maghreb. Transition de la fécondité et transformations dans le mariage ». Ces deux études peuvent être demandées à l’INED (133, boulevard Davout, 75980 Paris, et 01.56.06.20.00).
Le travail de Madame Ouadah-Bediddi s’appuie essentiellement sur les trois enquêtes démographiques nationales algériennes. Dans la première, celle de 1970, la fécondité dépasse 8 enfants par femme, dans la dernière (1995) un échantillon tout à fait représentatif et bien étudié de 6 000 Algériennes ne laisse aucun doute : la fécondité a été divisée par trois en vingt-cinq ans ! L’Algérie et toute l’Afrique du Nord qui l’accompagne de très près ont accompli en un quart de siècle une baisse qui avait demandé deux siècles à la France…
On estime que l’indice de fécondité tunisien a été de 2,2 en 1999 et qu’il serait aujourd’hui en dessous du niveau de renouvellement. En Algérie (2,6 en 1998) la baisse rapide continue, les villes en tête comme presque partout. L’indice d’Alger est cette année de 1,9. Les modifications des pyramides des âges sont frappantes (voir les figures 1 et 2).
Bien entendu la fécondité n’est pas la seule chose à avoir changé, ainsi l’espérance de vie a augmenté de presque vingt ans entre 1975 et 1995, ce qui est tout à fait remarquable et paraît à peine croyable. La mortalité infantile encore très élevée en 1970 est descendue en 1996 à 5,5 % en Algérie, 5,3 % au Maroc et même 2,8 % seulement en Tunisie.
Que s’est-il donc passé ? Il s’est passé une profonde mutation socio-culturelle commençant d’abord en Tunisie puis s’étendant à l’Algérie et au Maroc lesquels rattrapent de plus en plus vite leur retard.
Dès 1956 la Tunisie adopte le Code du statut personnel (interdiction de la polygamie et de la répudiation, consentement nécessaire de la fiancée au mariage, etc.) et toute une série d’actions améliore la place de la femme dans la société : élévation de l’âge minimum légal au mariage (1964), accès à l’instruction et à l’emploi rémunéré, grande amélioration des conditions sanitaires, etc. Le facteur essentiel de la baisse de la fécondité a été l’élévation de l’âge moyen de la femme au mariage : moins de vingt ans en 1960 dans les trois pays du Maghreb, 28 ans en 2000, et ce n’est pas fini.
Le mariage traditionnel était universel, précoce, imposé et très souvent endogame (entre cousins), avec un écart d’âge élevé (dix ans en moyenne en 1900, encore six ans en 1948). Il était assez souvent polygame.
Figure 3 |
Une évolution encore plus rapide : la pyramide des âges de l’Iran en 1996. Source : Population et sociétés, octobre 1997. |
Le bouleversement est total. La polygamie, interdite en Tunisie, ne dépasse pas 1 ou 2 % dans le reste du Maghreb, soit beaucoup moins qu’ailleurs en Afrique. La différence d’âge n’atteint plus quatre ans, en moyenne. L’endogamie, dont l’estimation est difficile, semble en diminution et est en tout cas inférieure au niveau que l’on avait l’habitude de lui attribuer.
Bien entendu l’élévation de l’âge de la femme au mariage :
1) a des explications,
2) ne suffit pas.
Les explications sont multiples :
a) Diffusion quasi générale de l’instruction. En Algérie 85 % des filles sont scolarisées, ce qui a un effet mécanique direct (occupation du temps), mais aussi un effet émancipateur : apparition de nouvelles possibilités, des désirs correspondants et des moyens de les réaliser. On constate en particulier une féminisation très importante du corps professoral.
b) Importance du chômage. Le chômage touche 30 % de la population algérienne, mais 60 % des 16–30 ans, ce qui a un effet essentiel sur les projets et les possibilités d’établissement des jeunes couples.
c) La crise du logement. Il y a en moyenne 7 personnes par logement (ce n’est qu’une moyenne…) et 86 % des jeunes femmes vivent quelques années avec leur belle-mère.
d) Le coût de la cérémonie de mariage. Plusieurs années de salaire.
e) La progression de l’urbanisation. 60 % en Algérie aujourd’hui.
Mais l’élévation de l’âge au mariage ne suffit pas à expliquer le bouleversement de la situation, il faut y ajouter une énorme progression de la contraception. Elle ne dépassait pas 6 % des femmes mariées en âge d’avoir des enfants en 1970 contre près de 60 % en 1995 et 64 % en 2000.
À tous ces facteurs s’ajoute la détérioration continue du niveau de vie de la population. Les jeunes couples d’aujourd’hui ne peuvent plus assumer les coûts de plus en plus élevés d’une famille nombreuse.
Une anecdote caractérise bien l’évolution : en 1974, lors de la conférence mondiale de la population à Bucarest, l’Algérie défendit le slogan « la meilleure pilule c’est le développement », mais dès 1980 la croissance de la population apparaît comme « le principal frein au développement… »
La méthode contraceptive la plus courante est la pilule en Algérie et au Maroc, mais c’est le stérilet (« dispositif intra-utérin ») en Tunisie. Pour celles qui n’utilisent pas de contraception le motif principal est bien sûr le désir d’enfant ; les interdits religieux ne sont presque jamais cités.
En conséquence les pyramides des âges des trois pays du Maghreb sont bouleversées, elles prennent la forme d’une toupie comme dans la majorité des pays d’aujourd’hui. Les 15–19 ans forment le groupe quinquennal le plus nombreux, largement plus que les 0–4 ans et un vieillissement rapide est amorcé, même s’il ne fait que commencer et a encore devant lui une large période favorable. (Dans l’Union européenne actuelle le groupe quinquennal le plus nombreux est celui des 35–39 ans…)
Pour terminer je voudrais vous donner un aperçu de la difficile situation algérienne d’aujourd’hui. Sur les 31 millions d’Algériens, 5 millions vivent avec moins d’un dollar par jour et 7 millions avec entre un et deux dollars par jour… Le tiers des salariés gagnent moins de 8 000 dinars (120 euros) par mois, tandis que le litre de lait est à 27 dinars et le kilo de viande à 500 dinars. Certes il y a les revenus du pétrole, mais ils ne profitent qu’à une petite minorité et la situation se caractérise par une pauvreté et des inégalités grandissantes… Bien entendu la guerre civile actuelle, même d’un niveau un peu atténué, n’arrange rien.
Questions
Note-t-on beaucoup de différences entre les Arabes et les Kabyles ?
Il est difficile, avec les données dont je dispose, de faire une telle analyse. D’une part seules des données de recensements devraient permettre des résultats représentatifs au niveau des régions, et d’autre part les limites administratives ne permettent pas de classer la population en Arabes et Kabyles en raison du fort brassage de la population à la suite des migrations internes et des exodes ruraux très importants pendant les années soixante et soixante-dix. Ainsi on pourrait estimer que 50 à 70 % de la population d’Alger est kabyle.
Mais sur le sujet que nous étudions aujourd’hui les différences sont faibles. Les campagnes suivent les villes de fort près et dans le Sud l’âge moyen de la femme le jour de son mariage est déjà supérieur à 24 ans.
Avez-vous des chiffres au sujet de l’avortement, des naissances illégitimes et de la cohabitation hors mariage ?
Ces sujets sont » tabous » mais les très faibles chiffres officiels correspondants sont certainement sous-estimés.
Parmi les méthodes de contraception y a‑t-il la stérilisation ?
Oui, en Tunisie, où elle représente environ 12 % des contraceptions. En Algérie elle reste très marginale.
Y a‑t-il des allocations familiales ?
Elles sont très faibles : quelques euros.