La théorie des jeux : école d’humilité et de rigueur intellectuelle
La théorie économique moderne doit beaucoup à la théorie des jeux. En effet, la microéconomie classique partait de choix d’acteurs économiques rationnels soumis à certaines contraintes, sans se préoccuper de dégager l’interaction des décisions avec les anticipations mutuelles qu’elles ne manquent pas d’engendrer.
La théorie des jeux, elle, place cette composante cognitive des réactions des acteurs au cœur de l’analyse économique. Or, l’introduction de l’approche stratégique dans la modélisation en sciences économiques constitue une véritable rupture épistémologique et conduit à l’élaboration d’une vision nouvelle des mécanismes économiques. Si l’emploi pratique de la théorie des jeux connaît des limitations sérieuses, cette discipline de l’esprit constitue néanmoins un apport précieux pour les dirigeants.
Le jeu des miroirs, fondement de la théorie des jeux
Le propos de la théorie des jeux est l’étude de l’interaction stratégique entre les acteurs. Deux hypothèses de base sous-tendent l’analyse :
- les acteurs prennent leurs décisions en poursuivant des objectifs exogènes bien définis (ils sont « rationnels »),
- les acteurs prennent en compte leur connaissance ou leurs anticipations du comportement des autres acteurs (ils raisonnent sous un angle « stratégique »).
Le terme « rationnel » est souvent mal compris. Il est à prendre au sens où chacun des acteurs fait de son mieux, compte tenu de ses motivations, de son appréciation du jeu et de celle qu’il a des motivations et appréciations des autres. La motivation n’est pas nécessairement d’ordre financier, mais peut résulter aussi de sentiments tels que l’honneur, le souci d’équité, l’altruisme, la charité, l’orgueil, la jalousie, la rancune ou l’esprit vindicatif.
Nombreux sont les groupes qui réalisent des acquisitions dans des industries non stratégiques parce que celles-ci sont les « danseuses » de leur président… Par ailleurs, deux acteurs peuvent être rationnels et apprécier différemment le jeu s’ils disposent d’ensembles informationnels différents. Leurs visions des issues du jeu peuvent diverger s’ils ne perçoivent pas correctement les motivations de l’autre.
Penser de manière stratégique requiert tout d’abord d’avoir le coup d’œil juste et de déceler les motifs réels des agissements passés des autres acteurs, afin de ne pas se méprendre sur leur rationalité et leur comportement futur. Car il est aisé, comme le souligne David Kreps dans Leçons de microéconomie (1990), de se méprendre et de juger irrationnel un comportement qui étonne.
Nalebuff et Brandenburger, dans La Co-opétition (1996), en donnent un exemple frappant, celui de la direction d’une entreprise qui était sur le point de renvoyer un commercial à qui elle reprochait son « irrationalité » : son désir obstiné d’augmenter les ventes coûte que coûte le poussait à réduire les prix au point de faire dégringoler les marges bénéficiaires de l’entreprise. Il menait en quelque sorte une guerre des prix à lui tout seul. Or, en réalité, ce comportement n’avait rien d’irrationnel : le commercial avait au contraire compris que sa prime dépendait plus de sa capacité à atteindre et à dépasser les objectifs en matière de ventes plutôt que de son aptitude à maintenir les marges de l’entreprise. De manière très rationnelle, son comportement correspondait à la manière dont il se sentait jugé et évalué au sein de son entreprise. Exemple d’incohérence entre rationalité globale d’un groupe et rationalité locale de ses acteurs.
Puisque le raisonnement stratégique consiste à essayer d’anticiper et à tenir compte du comportement des autres, le raisonnement dit spéculaire – celui qui consiste à se mettre à la place de l’autre tout en sachant qu’il en fait de même et qu’il sait que vous le faites, etc. – est l’un des fondements de la théorie des jeux. Poussé à ses limites, le raisonnement spéculaire a une puissance qui trouve parfois des illustrations spectaculaires.
Toutefois, il suffit de faire un test avec et autour de soi pour voir que l’homme n’est pas, de manière naturelle et spontanée, un bon penseur de problèmes stratégiques. Dans la pratique, il se montre démuni lorsqu’il est confronté à une situation faisant appel à des raisonnements impliquant des récurrences ou des spécularités. Or, quand il s’agit de problèmes stratégiques, les raisonnements spéculaires sont incontournables.
La théorie des jeux constitue un excellent entraînement au raisonnement stratégique. Sous cet angle, les jeux étudiés n’ont même pas besoin d’être réalistes ; il suffit qu’ils constituent des exemples instructifs. Même en considérant que certains des résultats qu’elle établit sont intuitifs, la théorie des jeux présente déjà l’avantage de proposer un langage cohérent et clair, qui facilite l’explication des raisonnements sous-tendant les stratégies proposées. Mais, en plus, elle abonde en définitive en résultats inattendus, voire contre-intuitifs et paradoxaux. Elle apprend à ne pas se fier systématiquement à son intuition et à se remettre en question.
Un regard amoral porté sur la réalité des interactions stratégiques
La théorie des jeux non coopératifs conduit à une vision lucide des rapports de force et des finalités réelles des acteurs
De par sa démarche, la théorie des jeux non coopératifs se place dans la lignée de pensée de Machiavel. La Renaissance essayait de connaître le monde à l’aide de techniques. Homme de son époque, Machiavel a cherché à penser jusqu’au bout la logique stratégique, s’efforçant de voir les choses non plus à travers l’illusion chrétienne, mais telles qu’elles sont. Chez Machiavel, il n’y a pas de doctrine politique, il y a une connaissance du cœur humain. C’est le premier examen objectif de l’homme. Étude des passions faite sans passion, comme l’étude d’un problème de mathématiques. Souci essentiel de précision et de vérité. Rejet absolu de tout ce qu’il faut accepter sans preuve. La pensée de Machiavel apparaît ainsi comme foncièrement amorale, mais non immorale.
Parce qu’elle se veut objective, la théorie des jeux jette un regard froid et dur sur le monde, et en offre elle aussi une approche et une description amorales. À la société de donner un cadre légal et moral au jeu de la comédie humaine, et de garantir la crédibilité si la loi ou la morale sont enfreintes.
La vision cynique d’une réputation instrumentalisée
Dans Le Prince, Machiavel recommande de faire de sa réputation une arme stratégique. Il s’agit ainsi d’être généreux non plus gratuitement et par attitude morale, mais pour donner une image de soi qui puisse être exploitée de manière bénéfique. L’idée d’une instrumentalisation de la réputation apparaît aussi tout naturellement en théorie des jeux, par exemple dans le fameux » dilemme du prisonnier « . Ce jeu décrit une situation, fréquente en économie, où la rationalité individuelle conduit à une issue sous-optimale en poussant chaque joueur à ne pas » coopérer » avec les autres.
Réputation et violence originelle
La réputation est au cœur des stratégies des grandes marques. Un exemple : Perrier, qui retira, en 1990, ses bouteilles du monde entier à la suite de la découverte de traces de benzène aux États-Unis. Réaction a priori disproportionnée, mais qui visait à rétablir une réputation.
Toute institution est fondée sur la confiance, c’est-à-dire une réputation d’intransigeance, d’inflexibilité par rapport à son identité. Bâtir une réputation passe d’abord par des actes originels violents. La réputation ainsi construite est le gage de la paix future ; née de la violence, la réputation permet d’en éviter un déferlement permanent dans le champ des affaires. Pour défendre son identité vis-à-vis de l’extérieur, l’institution doit s’armer des compétences de tiers nécessaires pour sanctionner lourdement toute atteinte portée à l’image.
L’idée de violence originelle se trouve aussi dans le film The Usual Suspects (1995) de Bryan Singer. Kaiser Soze, dont femme et enfants sont pris en otage par quelques membres d’un gang adverse, choisit l’acte le plus inattendu : exécuter lui-même sa femme et ses filles et laisser s’échapper l’un des gangsters afin qu’il puisse témoigner de la scène. Ainsi, il fait naître une réputation à dimension sacrée. Kaiser Soze élimine l’un après l’autre tous les membres du gang adverse. Il devient un mythe, plus personne ne sait s’il existe vraiment, mais nul n’ose plus s’opposer à ses intérêts : » La plus grande ruse que le Diable ait jamais inventée a été de faire croire qu’il n’existait pas. »
Comment expliquer la genèse possible de la » coopération « , pourtant observable dans la réalité dans des situations similaires à celle décrite par le dilemme du prisonnier ? Une des réponses possibles est l’effet de réputation. En effet, si un joueur a la réputation de jouer la coopération tant que l’on coopère soi-même, et de punir en revanche sévèrement toute déviation, l’incitation à coopérer va être sensible. La réputation d’un joueur, croyance que les autres nourrissent à propos de la stratégie qu’il va utiliser, est une fonction des observations de l’attitude de ce joueur dans le passé. La vision de la réputation est ainsi celle d’une image de soi-même que le joueur rationnel construit sciemment afin d’amener les autres à jouer comme il le souhaite.
Dans la vision de la réputation telle qu’elle est esquissée ici, le bien-être des autres n’importe guère à un acteur, sauf justement sous l’angle de l’incitation qu’ils peuvent avoir à adopter la stratégie qui lui est favorable. Réapparaît là une vision cynique, instrumentale, de la réputation et une vue au fond non coopérative de la coopération.
Il est à souligner cependant qu’en s’affrontant au problème de la réputation, la théorie des jeux a en fait révélé son incomplétude. Car, contrairement à ce que l’on pourrait croire par un examen trop rapide de la logique de la réputation, celle-ci ne se laisse pas réduire à un simple calcul rationnel où je fais confiance à quelqu’un parce qu’il est dans son intérêt de tenir ses engagements. En vérité, cette logique fait toujours appel à un tiers extérieur, au-delà de toute raison, comme la croyance en la pérennité de la société marchande. En fait, la réputation ne peut être vue comme la solution à la question de confiance dans une société désacralisée où le serment a perdu sa puissance.
L’intégration verticale, une arme pour le pouvoir de marché
L’intégration verticale est souvent décrite, en particulier par les tenants de l’école libérale de Chicago, sous le seul aspect positif de gains d’efficacité dans les transactions : en les protégeant contre les risques d’expropriation, elle stimule les investissements les plus productifs dans le cadre d’une relation donnée. Dès que des externalités négatives entre partenaires sont identifiées, l’intégration verticale apparaît ainsi bénéfique pour la collectivité.
Seulement, cette analyse omet le caractère stratégique que peut revêtir l’intégration verticale pour une entreprise en créant une situation de rareté qui modifie le rapport de force entre fournisseurs et clients extérieurs à la structure verticale, au détriment des concurrents directs soit sur le marché aval, soit sur le marché amont. Ce genre de pratique de forclusion peut être illustré par la stratégie hégémonique du groupe LVMH qui a massivement investi dans le contrôle des réseaux de distribution de parfums et de produits cosmétiques en rachetant notamment Duty Free Shoppers (DFS), très fortement implanté dans les aéroports d’Asie, et, plus récemment, la chaîne de magasins Séphora.
L’intégration verticale obéit donc à deux logiques contradictoires du point de vue du bien-être social : d’une part une recherche d’efficacité dans les relations entre les firmes intégrées, de l’autre une recherche de pouvoir de marché au détriment des firmes exclues. Pour juger de l’opportunité d’intervenir, les autorités de régulation doivent étudier chaque cas spécifique, car il n’y a pas de résultats généraux sur la résultante des deux effets contradictoires mentionnés.
L’opportunisme au sein des organisations humaines
Un des paradigmes de la microéconomie classique est de décrire la firme comme un ensemble de possibilités de production, placé sous l’autorité d’un dirigeant parfaitement fiable qui maximise le profit. De manière similaire, la conception classique de l’État est celle d’un agent bienveillant dont l’unique souci est de maximiser le bien-être social. Ces visions correspondent bien entendu plus à des vœux pieux ou à un discours idéologique qu’à une réalité observable.
La possibilité, bien réelle, d’un comportement opportuniste chez les dirigeants d’entreprise démontre déjà la faiblesse de la description classique de la firme. Celle-ci ne prend pas en compte, entre autres, le fait que des managers puissent mettre en œuvre, au détriment de toute considération de rentabilité, un ensemble de stratégies destinées à leur éviter d’être évincés.
Une pratique comme celle des « parachutes dorés », par laquelle l’équipe dirigeante d’une firme s’assure de larges indemnités en cas de licenciement à la suite d’un changement de main de la firme par offre publique d’achat, conduit par exemple à la fois à diminuer les incitations des dirigeants à se prémunir de l’éventualité d’une OPA et à diminuer les profits de la firme dans le cas d’une OPA.
Les recherches récentes en économie – basées sur une approche qui s’inspire de la théorie des jeux – ont invalidé la thèse selon laquelle une forte discipline managériale, conduisant en fin de compte à la maximisation du profit de l’entreprise, serait imposée par les pressions conjointes des marchés financier, industriel et du travail.
En fait, les asymétries informationnelles entre acteurs et l’interaction d’intérêts individuels divergents peuvent être à la source d’importantes distorsions et inefficacités non seulement dans le fonctionnement des organisations humaines, mais aussi dans celui des marchés.
Des limites à l’utilisation de la théorie des jeux dans la vie des affaires
Un examen critique révèle certaines limitations à l’emploi pratique de la théorie
La théorie des jeux va indubitablement marquer profondément la pensée stratégique dans le monde des affaires. Sous son impulsion, l’économie industrielle a notamment déplacé son attention de l’observation des concurrents sur leur marché vers l’analyse des facteurs durables (accès à des ressources rares, modèle culturel, secret technologique, « tour de main », etc.) qui fondent leurs différences.
Les travaux récents sur les marchés contestables – c’est-à-dire les marchés monopolistiques où, de la forte menace d’entrée de concurrents potentiels, résulte une régulation naturelle vers un équilibre proche de l’équilibre concurrentiel – ont montré en effet que les imperfections intéressantes dans les marchés de produits – celles capables de conduire à des différences soutenues entre profits des divers concurrents – peuvent reposer sur des imperfections dans le marché des facteurs.
Toutefois, certaines raisons pratiques limiteront de facto l’emploi effectif de la théorie des jeux lors de prises de décisions stratégiques :
- La résolution d’un problème stratégique par la théorie des jeux n’est souvent possible que lorsque le nombre d’acteurs et d’interactions stratégiques est relativement faible. Or, dans la réalité, divers jeux peuvent s’entremêler, et il peut s’avérer abusif de procéder par analyse en équilibre partiel, même morceau par morceau.
- Dans la plupart des entreprises, le nombre est roi. Pour convaincre, un directeur de la stratégie ou un consultant a besoin de chiffrer ses scénarios. Or, il est en pratique souvent difficile de procéder à une quantification lorsque l’on fait appel à la théorie des jeux.
- La théorie des jeux est non seulement partie de toute une culture, mais aussi un langage. Pour l’apprécier, il faut le comprendre. Or, en France notamment, peu formés au départ et non éduqués à être curieux par eux-mêmes, de nombreux décideurs pèchent aujourd’hui par l’absence d’une solide culture en économie moderne et en Corporate Finance.
Il semble ainsi que la théorie des jeux peut être principalement mise en œuvre, outre dans des situations très stylisées comme les ventes aux enchères, lorsqu’il s’agit de faire des choix stratégiques majeurs, les « commitments » de Ghemawat – engagement lourd de ressources, engagement irréversible (« sunk costs »), dans des secteurs fortement oligopolistiques.
Car, là, il est plus aisé de construire une modélisation relativement convaincante et de démontrer la supériorité de la théorie des jeux sur des approches plus traditionnelles comme le calcul de la valeur actuelle nette (VAN) ou la théorie des options, qui prennent mal en compte la capacité de réagir aux incertitudes ou le jeu concurrentiel.
Certains avancent toutefois des critiques beaucoup plus radicales. Ainsi, le grand théoricien des jeux Ariel Rubinstein :La théorie des jeux se rapproche beaucoup plus de l’art que de la réalité. C’est une philosophie […], elle s’occupe de logique, non de la réalité. Elle présuppose un comportement rationnel de tous les joueurs […], cela n’a pas de sens. La théorie des jeux est très dangereuse car capable d’apporter des solutions concrètes, alors qu’elle n’a aucune légitimité sur le réel. L’homme doit rester au cœur des processus de décision. L’oublier, c’est oublier l’essentiel.
Il est vrai que, dans la vie de tous les jours, peu de gens raisonnent de manière stratégique et que, lorsqu’ils le font, leur raisonnement va rarement au-delà de quelques boucles spéculaires. Or, les résultats de la théorie des jeux dépendent de manière cruciale des hypothèses sur la rationalité des acteurs.
Par ailleurs, l’utilisation de la théorie des jeux peut apparaître clairement abusive dans nombre de situations de la vie sociale. Peut-on, en effet, aller sérieusement jusqu’à proposer un modèle de choix marital rationnel, dans la veine délirante d’un Gary Becker (pourtant prix Nobel d’économie 1992) ?
Mais, même dans la sphère économique, il convient de se montrer prudent quant à l’emploi de la théorie des jeux. En effet, si la vision dominante du monde des affaires se nourrit du postulat de l’individualisme méthodologique, la réalité observable est plutôt celle d’un monde où l’optimisation rationnelle dure cède le pas à une logique ethnologique tribale « molle », développe Claude Riveline, dans « Une pédagogie médiévale pour enseigner la gestion », Annales des Mines, mars 1995) -, où les normes institutionnelles et culturelles sont décisives pour expliquer le comportement de l’agent économique.
Or, ces normes échappent pour une large part à toute logique rationnelle, sinon du point de vue de leur observance par les agents économiques, du moins de leur genèse. Il convient par suite de tenir compte de leur existence lors même de la définition du cadre du jeu et des ensembles de stratégies des joueurs, pour ne pas se tromper sur le jeu qui se joue réellement.
La théorie des jeux pourrait en fait revêtir un rôle pédagogique précieux dans l’univers des grandes entreprises françaises, où la culture d’ingénieur traditionnelle est encore prédominante au sein du groupe dirigeant. Illustrant l’incomplétude de la description du monde basée sur le postulat d’individualisme méthodologique, elle permet – paradoxalement – de démontrer à des esprits rationalistes « durs », en les prenant par la parole, l’incontournabilité de concepts « mous » comme la confiance, la réputation, le bluff, l’appartenance à une tribu.
La théorie des jeux : une école de rigueur et d’humilité intellectuelle
La théorie des jeux est avant tout une discipline, un entraînement moral et intellectuel au raisonnement stratégique et à l’acceptation de sa complexité
La tradition nous venant des Grecs est fondée sur l’idée que l’on peut prédéterminer le cours des événements en fonction d’un plan qu’on aurait dressé d’avance, comme idéal à réaliser, et qui serait plus ou moins définitivement arrêté – au sens où Karl von Clausewitz parle de « plan stratégique » dans De la Guerre (1832−1843). Certains verront dans la théorie des jeux un nouvel avatar de cette tradition en opposition totale avec la pensée chinoise décrite par François Jullien dans le Traité de l’efficacité (1980).
Ce serait toutefois faire un faux procès à la théorie des jeux. Avec des modèles relativement simples, elle illustre en effet l’extrême complexité des évolutions qui sont régies par des interactions stratégiques. Elle démontre l’importance stratégique capitale de l’information, le rôle des anticipations, les effets de l’incertitude, et la non-robustesse de nombre des résultats qu’elle établit.
La théorie des jeux montre, en conformité avec la conception chinoise, que si une opération doit intervenir préalablement à l’engagement du » conflit « , c’est bien celle d’évaluation, ou plus précisément de » supputation » : le stratège doit commencer par supputer, à partir d’un examen minutieux des forces en présence, le » potentiel de la situation « , c’est-à-dire les facteurs qui sont favorables à l’un ou l’autre camp et d’où découlera la victoire.
Bien comprise, la théorie des jeux enseigne avant tout la prudence, la nécessité d’observer sans relâche le monde et de se remettre constamment en cause. De plus, la théorie des jeux permet d’élargir les perspectives en considérant les interactions stratégiques. Elle ouvre le champ des options possibles, stimule la créativité, rend percutant. Elle peut être un support à la réflexion collective sur des scénarios prospectifs.
La théorie des jeux est aussi une logique. Par le langage qu’elle propose constitué d’une grammaire rigoureuse et d’un vocabulaire spécifique (réputation, préemption, arrangement, collusion, etc.), la théorie des jeux aide à penser juste. Or, avoir l’esprit juste est le plus grand bien de l’homme :
» […] la principale application qu’on devrait avoir serait de former son jugement et de le rendre aussi exact qu’il peut l’être ; et c’est à quoi devrait tendre la plus grande partie de nos études. On se sert de la raison comme d’un instrument pour acquérir les sciences, et l’on devrait se servir, au contraire, des sciences comme d’un instrument pour perfectionner sa raison ; la justesse de l’esprit étant infiniment plus considérable que toutes les connaissances spéculatives auxquelles on peut arriver par le moyen des sciences les plus véritables et les plus solides. »
Antoine Arnauld et Pierre Nicole,
La logique ou l’art de penser (1662).