La théorie économique à l’épreuve de la crise financière

Dossier : Après la crise : Les nouveaux défis de la théorie économiqueMagazine N°656 Juin/Juillet 2010
Par Guillaume PLANTIN (92)

La crise a ame­né une remise en cause des théo­ries éco­no­miques domi­nantes. L’é­co­no­mie ban­caire a un rôle pré­ven­tif faible ; la modé­li­sa­tion moné­taire reste trop idéa­li­sée ; et la finance de mar­ché fait encore une uti­li­sa­tion abu­sive de la notion de mar­ché effi­cient. De nou­velles approches théo­riques et pra­tiques sont à inventer.

REPÈRES
L’é­co­no­mie ban­caire, ou plus géné­ra­le­ment l’é­co­no­mie de l’in­ter­mé­dia­tion, est la branche de l’é­co­no­mie qui étu­die les ins­ti­tu­tions néces­saires au bon fonc­tion­ne­ment des mar­chés finan­ciers. L’é­co­no­mie moné­taire étu­die l’in­fluence de la mon­naie sur l’é­co­no­mie d’un pays ou d’un ensemble de pays. Quant à la finance de mar­ché, elle est essen­tiel­le­ment l’ap­pli­ca­tion du cadre microé­co­no­mique néo­clas­sique à la valo­ri­sa­tion des actifs financiers.

Les chocs éco­no­miques et finan­ciers engendrent sou­vent – mais pas sys­té­ma­ti­que­ment – une remise en ques­tion pro­fonde des théo­ries éco­no­miques domi­nantes. Les théo­ries domi­nantes sont celles sur les­quelles les gou­ver­ne­ments et les entre­prises fondent leurs ana­lyses et déci­sions éco­no­miques. Ils sont sou­vent bien davan­tage influen­cés par la théo­rie éco­no­mique qu’ils ne le réa­lisent ou ne l’admettent.

L’épreuve des faits

Une situa­tion enviable
Cette modé­ra­tion des cher­cheurs est-elle jus­ti­fiée ? Reflète-t-elle au contraire l’in­ca­pa­ci­té à se remettre en ques­tion d’une com­mu­nau­té scien­ti­fique qui béné­fi­cie d’une situa­tion enviable, gri­sée par son influence signi­fi­ca­tive sur la conduite des affaires, en par­ti­cu­lier dans le monde anglo-saxon ?

Comme l’a écrit Keynes : « Les hommes d’ac­tion qui se croient par­fai­te­ment affran­chis des influences doc­tri­nales sont d’or­di­naire les esclaves de quelque éco­no­miste pas­sé. » Au cours des années soixante-dix par exemple, plu­sieurs des grands prin­cipes en vigueur à l’é­poque n’ont pas résis­té à l’é­preuve des faits.

La matière pre­mière de la finance est l’information

Le mélange de stag­na­tion et d’in­fla­tion qui carac­té­ri­sait alors de nom­breuses éco­no­mies occi­den­tales a conduit à remettre en ques­tion le key­né­sia­nisme. Plu­sieurs des cadres théo­riques qui struc­turent aujourd’­hui for­te­ment l’or­ga­ni­sa­tion de nos éco­no­mies se sont ain­si impo­sés durant cette période.

Une recherche fondamentale en économie

La récente crise mon­diale, ban­caire puis éco­no­mique, a don­né lieu à une forte remise en ques­tion de ces cadres théo­riques dans la presse géné­ra­liste. Pour la pre­mière fois depuis plu­sieurs décen­nies, des organes de presse tels que The Eco­no­mist ou The Finan­cial Times ont consa­cré de nom­breuses pages à des débats métho­do­lo­giques sur la recherche fon­da­men­tale en éco­no­mie. Ces débats ont mis en lumière des points de vue radi­caux, allant jus­qu’à invo­quer la néces­si­té d’une refon­da­tion com­plète de la discipline.

La grande majo­ri­té de la com­mu­nau­té scien­ti­fique ne prend pas au sérieux ces cri­tiques les plus radi­cales. Un grand nombre d’é­co­no­mistes recon­naissent tou­te­fois que la crise a mis en évi­dence la néces­si­té de repous­ser rapi­de­ment les limites des théo­ries actuel­le­ment en appli­ca­tion en matière de régu­la­tion finan­cière et de poli­tique monétaire.

Après une expé­rience de régu­la­teur pru­den­tiel en France, j’ai mené des recherches sur la sta­bi­li­té finan­cière dans les dépar­te­ments de finance de l’u­ni­ver­si­té Car­ne­gie Mel­lon, ber­ceau de la nou­velle macroé­co­no­mie dans les années soixante-dix, puis à la Lon­don Busi­ness School où je suis arri­vé lors de l’a­po­gée de la City, qui attri­buait alors sa supé­rio­ri­té sur Wall Street à son choix d’un modèle de régu­la­tion light touch.

À la lumière de cette expé­rience, il me semble pro­bable que la crise aura un impact pro­fond sur les théo­ries ban­caire et moné­taire. Je crains cepen­dant que la finance de mar­ché ne soit pas en mesure d’ef­fec­tuer un aggior­na­men­to pour­tant souhaitable.

Asy­mé­trie de l’information
Pre­nons l’exemple de la titri­sa­tion. La banque à l’o­ri­gine des créances titri­sées dis­pose d’in­for­ma­tions pri­vi­lé­giées par rap­port aux autres par­ties pre­nantes à la tran­sac­tion. La banque est en effet la seule par­tie en contact direct avec les emprun­teurs. Elle est donc seule à même de contrô­ler leur qua­li­té moyenne ex ante et de gérer effi­ca­ce­ment les inci­dents de paie­ment ex post. Donc, si les banques vendent pure­ment et sim­ple­ment la qua­si-inté­gra­li­té de leurs prêts aux emprun­teurs à risque immé­dia­te­ment après les avoir accor­dés, on peut s’at­tendre à ce qu’elles perdent toute inci­ta­tion à pro­duire des prêts de qua­li­té acceptable.
Anti­ci­pant cela, les inves­tis­seurs demandent des primes de risque plus impor­tantes, ce qui conduit les banques à ne pas titri­ser la meilleure par­tie de leurs por­te­feuilles. Cela dégrade la qua­li­té moyenne des créances titri­sées, ce qui contri­bue à accroître encore les primes de risque. Ce cercle vicieux entre les croyances des ache­teurs et les déci­sions des ven­deurs conduit à la « pro­phé­tie auto­réa­li­sa­trice » d’un effon­dre­ment du mar­ché de la titri­sa­tion.

Économie bancaire : quantifier pour convaincre

Des phé­no­mènes prévisibles
Les phé­no­mènes de fric­tion infor­ma­tion­nelle sont bien connus des éco­no­mistes de l’in­ter­mé­dia­tion. Les meilleurs éco­no­mistes de la banque, tels Dou­glas Dia­mond à Chi­ca­go ou Jean-Charles Rochet à Tou­louse, d’or­di­naire peu diserts dans la presse géné­ra­liste, n’ont eu qu’à dérou­ler des ana­lyses rela­ti­ve­ment clas­siques dans le monde aca­dé­mique pour expli­quer les phé­no­mènes obser­vés en 2007- 2008 au grand public. Rien de nou­veau sous le soleil !

Dans les modèles éco­no­miques élé­men­taires, les agents échangent des pro­messes de consom­ma­tion future (des actifs finan­ciers) contre des biens de consom­ma­tion cou­rants aus­si faci­le­ment que le bou­lan­ger et le save­tier d’A­dam Smith échangent leurs produits.

En réa­li­té, les mar­chés finan­ciers sophis­ti­qués et liquides (la plu­part du temps!) des éco­no­mies déve­lop­pées reposent sur une infra­struc­ture lourde et com­plexe de normes juri­diques et comp­tables, de contrats et d’institutions.

En par­ti­cu­lier, les ins­ti­tu­tions finan­cières telles que les banques ou les com­pa­gnies d’as­su­rances prennent des risques impor­tants compte tenu des dif­fé­rences entre les pro­messes qu’elles donnent et celles qu’elles reçoivent. Par exemple, les banques acceptent des pro­messes illi­quides (des rem­bour­se­ments de prêts) mais émettent des pro­messes liquides (des dépôts à vue). Pour­quoi une infra­struc­ture finan­cière aus­si lourde et fra­gile est-elle néces­saire pour per­mettre aux agents d’é­chan­ger de la consom­ma­tion future contre de la consom­ma­tion courante ?

La cupi­di­té exces­sive et l’op­por­tu­nisme poli­tique ont indé­nia­ble­ment joué un rôle

Les éco­no­mistes de l’in­ter­mé­dia­tion s’ac­cordent sur l’hy­po­thèse que cette infra­struc­ture per­met de remé­dier à des imper­fec­tions de mar­ché qui seraient plus coû­teuses encore si elles n’é­taient pas trai­tées. La matière pre­mière de la finance est l’in­for­ma­tion. L’im­per­fec­tion qui pré­vaut prin­ci­pa­le­ment dans les mar­chés finan­ciers est, selon cette théo­rie, la répar­ti­tion inégale de l’in­for­ma­tion entre les agents. Les fric­tions infor­ma­tion­nelles four­nissent un cadre d’a­na­lyse puis­sant de la plu­part des aspects de la crise, notam­ment des pro­blèmes de coor­di­na­tion tels que la course au gui­chet sur Nor­thern Rock, ou les spi­rales au cours des­quelles la baisse des prix des actifs rend leur finan­ce­ment plus dif­fi­cile, ce qui conduit à des baisses ulté­rieures plus importantes.

Des modèles trop abstraits

Déve­lop­per une néces­saire quantification
Les éco­no­mistes de l’in­ter­mé­dia­tion com­prennent très bien ce qui peut se pas­ser si le sys­tème finan­cier ignore, comme il l’a fait avant la crise, les ques­tions d’in­for­ma­tion impar­faite et d’in­ci­ta­tion. Mais pour l’ins­tant ils n’ont pas su déve­lop­per des approches qui per­mettent de quan­ti­fier la fré­quence et la gra­vi­té de ces pro­blèmes poten­tiels : d’où le peu d’é­cho don­né à leurs travaux.

Comme les assu­reurs uti­lisent des sys­tèmes de fran­chise pour dis­ci­pli­ner leurs assu­rés et les inci­ter à révé­ler leur infor­ma­tion, le sys­tème finan­cier dans son ensemble doit mettre en oeuvre des méca­nismes d’in­ci­ta­tion opti­maux pour réduire l’im­pact de l’in­for­ma­tion asy­mé­trique. L’é­co­no­mie de l’in­ter­mé­dia­tion éla­bore de tels mécanismes.

Cette ges­tion asy­mé­trique crée des inci­ta­tions per­verses pour le sec­teur financier

Dès lors, pour­quoi cette théo­rie bien éta­blie a‑t-elle eu aus­si peu d’im­pact avant la crise ? Pour­quoi n’at- elle pas été uti­li­sée comme cadre de réfé­rence par les régu­la­teurs et l’in­dus­trie pour limi­ter les excès sur le mar­ché du cré­dit ? La cupi­di­té exces­sive et l’op­por­tu­nisme poli­tique des uns ou des autres ont indé­nia­ble­ment joué un rôle.

Je crois néan­moins qu’il y a éga­le­ment des rai­sons pro­fondes, liées à la nature même de la théo­rie, et aux­quelles les éco­no­mistes de l’in­ter­mé­dia­tion peuvent et doivent remé­dier à moyen terme. Parce qu’elle uti­lise des outils microé­co­no­miques rela­ti­ve­ment com­plexes de théo­rie des jeux et de théo­rie des contrats, l’é­co­no­mie ban­caire s’est déve­lop­pée autour de modèles trop abs­traits pour qu’il soit pos­sible de quan­ti­fier leurs pré­dic­tions. C’est la rai­son pour laquelle la théo­rie de l’in­ter­mé­dia­tion n’a qu’un impact en pra­tique limi­té sur les choix en matière de régu­la­tion financière.

Conver­gences monétaires
La conduite de la poli­tique moné­taire dif­fère encore lar­ge­ment d’une Banque cen­trale à l’autre, et le débat sur les poli­tiques opti­males reste ouvert et vif. Il est tou­te­fois lar­ge­ment admis que l’é­non­cé d’ob­jec­tifs clairs en matière d’in­fla­tion par une Banque cen­trale indé­pen­dante a été un fac­teur de sta­bi­li­sa­tion macroé­co­no­mique important.

En somme, l’é­co­no­mie ban­caire per­met de faire des autop­sies inté­res­santes, mais ne joue guère de rôle pro­phy­lac­tique sous sa forme actuelle trop qua­li­ta­tive. Déve­lop­per des approches quan­ti­ta­ti­ve­ment plus convain­cantes en théo­rie de l’in­ter­mé­dia­tion est un défi de théo­rie éco­no­mique impor­tant et dif­fi­cile. Il paraît tou­te­fois réa­li­sable à moyen terme, d’au­tant plus que la crise a sans doute convain­cu davan­tage de pra­ti­ciens du rôle cru­cial en finance des pro­blèmes d’in­ci­ta­tion et d’a­sy­mé­trie d’information

Une avan­cée indé­niable de la macroé­co­no­mie depuis les années soixante-dix, tant sur le plan de la recherche qu’en matière de poli­tique éco­no­mique, est la mise en oeuvre de poli­tiques moné­taires qui garan­tissent une plus grande sta­bi­li­té macroé­co­no­mique et per­mettent un meilleur lis­sage du cycle économique.

Économie monétaire : la stabilité en question

Depuis la baisse sou­daine des taux d’in­té­rêt en 1998 par Alan Greens­pan (pour pré­ve­nir une crise de liqui­di­té majeure suite aux dif­fi­cul­tés du hedge fund LTCM) jus­qu’à la géné­ra­li­sa­tion actuelle de poli­tiques moné­taires dites non conven­tion­nelles, ce satis­fe­cit accor­dé à l’é­co­no­mie moné­taire en termes de sta­bi­li­sa­tion éco­no­mique s’ac­com­pagne tou­te­fois de cri­tiques de plus en plus sévères quant à son rôle dans l’ac­crois­se­ment de l’ins­ta­bi­li­té financière.

Une vision asymétrique

Évi­ter la contrac­tion du crédit
Ben Ber­nanke, avant d’être pré­sident de la Réserve fédé­rale, a été l’un des meilleurs ana­lystes des phé­no­mènes d’am­pli­fi­ca­tions des chocs éco­no­miques par le biais de la contrac­tion du cré­dit. Ses tra­vaux sur la crise de 1929 ont notam­ment conclu que l’ab­sence d’as­sou­plis­se­ment de la poli­tique moné­taire a joué un rôle majeur dans l’am­pleur et la durée de la crise. Vers la fin des années 1990, alors qu’il était encore éco­no­miste à Prin­ce­ton, Ber­nanke a éga­le­ment cosi­gné plu­sieurs articles aca­dé­miques ten­tant d’é­ta­blir l’ef­fet glo­ba­le­ment néga­tif d’une poli­tique moné­taire qui s’emploierait à conte­nir les bulles par des hausses de taux d’intérêt.

Alan Greens­pan a déve­lop­pé une vision très asy­mé­trique de la stra­té­gie opti­male d’une Banque cen­trale face à de larges fluc­tua­tions des prix d’ac­tifs. D’une part, il estime dan­ge­reux d’es­sayer de pré­ve­nir la for­ma­tion de bulles avec l’ins­tru­ment du taux d’in­té­rêt, car même si c’é­tait sou­hai­table en théo­rie, il serait de toute façon trop dif­fi­cile d’i­den­ti­fier les bulles suf­fi­sam­ment tôt en pratique.

D’autre part, lorsque les valeurs d’ac­tifs et la liqui­di­té chutent bru­ta­le­ment, il y a lieu de bais­ser agres­si­ve­ment les taux d’in­té­rêt pour com­battre l’im­pact réces­sif d’une contrac­tion exces­sive du crédit.

De nom­breuses voix, ini­tia­le­ment exté­rieures au monde de la recherche, et plus récem­ment éga­le­ment en son sein, sou­lignent main­te­nant que cette ges­tion asy­mé­trique de l’ins­ta­bi­li­té finan­cière par la Banque cen­trale crée des inci­ta­tions per­verses pour le sec­teur financier.

Elle incite effec­ti­ve­ment les opé­ra­teurs à se coor­don­ner pour prendre des posi­tions très ris­quées et for­te­ment cor­ré­lées. Celles-ci apportent de larges pro­fits lors­qu’elles ont des résul­tats posi­tifs. Elles offrent des condi­tions de refi­nan­ce­ment arti­fi­ciel­le­ment avan­ta­geuses lors­qu’elles génèrent des pertes.

Une modélisation difficile, raisonnable et consensuelle

Le déve­lop­pe­ment d’un cadre théo­rique per­met­tant de trai­ter cette ques­tion me paraît être une évo­lu­tion néces­saire de l’é­co­no­mie moné­taire mise en lumière par la crise.

La finance de mar­ché se trouve dans une impasse conceptuelle

Il y a lieu de pro­po­ser des objec­tifs de sta­bi­li­té finan­cière et de les coor­don­ner avec les objec­tifs macroé­co­no­miques. Il y a éga­le­ment lieu de défi­nir les moda­li­tés de leur mise en oeuvre. C’est une tâche théo­rique dif­fi­cile car les modèles de macroé­co­no­mie moné­taire les plus lar­ge­ment appli­qués uti­lisent une repré­sen­ta­tion très idéa­li­sée des mar­chés finan­ciers. Nous sommes donc assez loin d’être en mesure d’in­tro­duire une modé­li­sa­tion rai­son­nable et consen­suelle de l’ins­ta­bi­li­té des mar­chés finan­ciers dans les modèles moné­taires. Il me paraît mal­heu­reu­se­ment illu­soire d’es­pé­rer la for­mu­la­tion pro­chaine d’un tel modèle par les spé­cia­listes de la finance de marché.

Finance de marché : une poussée d’aversion au risque

Valo­ri­sa­tion des actifs financiers
La finance de mar­ché est essen­tiel­le­ment l’ap­pli­ca­tion du cadre microé­co­no­mique néo­clas­sique à la valo­ri­sa­tion des actifs finan­ciers, c’est-à-dire à la déter­mi­na­tion du prix en termes de consom­ma­tion cou­rante de pro­messes incer­taines de consom­ma­tion future. L’hy­po­thèse fon­da­men­tale de cette approche est que pour chaque actif il existe un prix de mar­ché qui reflète toute l’in­for­ma­tion publique per­ti­nente, et auquel il est pos­sible d’é­chan­ger sans fric­tions des quan­ti­tés arbi­trai­re­ment larges.

La finance de mar­ché se trouve dans une situa­tion exac­te­ment symé­trique de celle de l’é­co­no­mie de l’in­ter­mé­dia­tion. Son influence sur la marche des affaires a été plus impor­tante que celle de toute autre branche de l’é­co­no­mie au cours des vingt der­nières années. Les concepts qu’elle a déve­lop­pés sont aujourd’­hui la lin­gua fran­ca dans laquelle les ges­tion­naires d’ac­tifs expriment leurs stra­té­gies d’investissement.

Tou­te­fois, la crise a révé­lé, si besoin était, que la finance de mar­ché se trouve aujourd’­hui dans une impasse concep­tuelle dans laquelle je crains qu’elle ne reste long­temps. La finance de mar­ché repose sur l’hy­po­thèse dite d’ef­fi­cience des mar­chés : le prix de mar­ché tient compte de l’in­for­ma­tion publique.

Dans ce cadre, ce sont seule­ment les pré­fé­rences des inves­tis­seurs, c’est-à-dire leur atti­tude géné­rale vis-à-vis du risque et de l’in­cer­ti­tude, qui déter­minent les ren­de­ments des actifs. Par hypo­thèse, il ne peut y avoir d’ins­ta­bi­li­té finan­cière. Si le prix d’un actif fluc­tue lar­ge­ment alors qu’il n’y a aucune infor­ma­tion nou­velle sur les cash-flows futurs aux­quels il donne droit, c’est sim­ple­ment parce que les pré­fé­rences des agents et leur appé­tit pour le risque fluc­tuent lar­ge­ment au cours du temps. L’ins­ta­bi­li­té finan­cière reflète sim­ple­ment le fait que nous confions notre épargne à de grands cyclothymiques.

Marché efficient et marché réel

Mais, sans doute vic­time de son suc­cès, la finance néo­clas­sique a joué à mon avis un rôle néfaste dans le déve­lop­pe­ment de la crise, dû à une inter­pré­ta­tion abu­sive de la notion de mar­ché efficient.

Il est tou­jours ten­tant de pré­tendre que ce que l’on com­prend mal n’existe pas

La notion de mar­ché effi­cient est, à l’o­ri­gine, un simple choix de modé­li­sa­tion. Il s’a­git d’une approxi­ma­tion qui per­met de sim­pli­fier gran­de­ment les ques­tions de valo­ri­sa­tion d’ac­tifs et de déve­lop­per des modèles que les pra­ti­ciens peuvent mettre en oeuvre aisé­ment. Un glis­se­ment spec­ta­cu­laire s’est opé­ré, qui confère à la notion de mar­ché effi­cient non plus le sta­tut d’hy­po­thèse de tra­vail, mais celui de loi fon­da­men­tale et uni­ver­selle de la finance aux yeux de nom­breux pra­ti­ciens et pro­fes­seurs de busi­ness schools.

Il est vrai qu’une large lit­té­ra­ture empi­rique a éta­bli qu’un inves­tis­seur qui ne dis­pose que de l’in­for­ma­tion acces­sible au public n’a guère de chances de trou­ver des stra­té­gies d’in­ves­tis­se­ment lui per­met­tant de » battre le marché ».

Outre le lob­bying d’une par­tie de l’in­dus­trie finan­cière, deux fac­teurs liés à l’é­tat de la science favo­risent à mon avis cette dérive de la notion de mar­ché effi­cient. D’a­bord, nous ne dis­po­sons pas d’un modèle théo­rique simple et consen­suel de dyna­miques spé­cu­la­tives au cours des­quelles des périodes de juste prix suc­cèdent à des phé­no­mènes de bulles et krachs.

Il est tou­jours ten­tant de pré­tendre que ce que l’on com­prend mal n’existe pas. Ensuite, il n’est pas pos­sible de tes­ter l’exis­tence de bulles puisque le résul­tat d’un tel test a tou­jours deux inter­pré­ta­tions : soit il y a une bulle, soit le modèle » sans bulles » sous-jacent est incorrect.

Des modèles simples et très utilisés
L’in­fluence pro­fonde de la finance de mar­ché sur l’in­dus­trie finan­cière pro­vient de sa capa­ci­té admi­rable à four­nir des modèles rela­ti­ve­ment simples qui ont de bonnes per­for­mances quan­ti­ta­tives en moyenne. Des manuels de finance de MBA aux stra­té­gies des hedge funds, l’in­dus­trie entière est irri­guée par la finance néo­clas­sique. Les apports de cette théo­rie à la finance et à la socié­té ont été tout à fait consi­dé­rables. La crise récente ne doit pas conduire ni à les mini­mi­ser ni à les renier.
Exclure les écarts
Les écarts de prix entre deux actifs simi­laires sont en géné­ral faibles dans des mar­chés finan­ciers com­pé­ti­tifs, et ne per­mettent pas d’en­gran­ger de pro­fits impor­tants sans un endet­te­ment et donc une prise de risque impor­tants. Une large par­tie de la com­mu­nau­té finan­cière a une inter­pré­ta­tion abu­sive de ces résul­tats d’ab­sence d’ar­bi­trage. Elle semble exclure la pos­si­bi­li­té que la valeur abso­lue de classes entières d’ac­tifs puisse s’é­car­ter signi­fi­ca­ti­ve­ment de toute valeur fondamentale.

Des préférences qui ne sont pas observables

En d’autres termes, il est tou­jours pos­sible de faire des hypo­thèses sur les pré­fé­rences des inves­tis­seurs qui jus­ti­fient n’im­porte quel niveau de valo­ri­sa­tion puisque ces pré­fé­rences ne sont pas obser­vables : les hypo­thèses sur les pré­fé­rences sont dif­fi­ci­le­ment testables.

J’ai mal­heu­reu­se­ment le sen­ti­ment que la majo­ri­té des lea­ders scien­ti­fiques de la finance de mar­ché vont s’arc-bou­ter sur cette ver­sion extré­miste et sté­rile de la notion de mar­ché effi­cient pen­dant encore longtemps.

Descendre de sa tour d’ivoire

La crise a mis en lumière les limites actuelles de deux branches de l’é­co­no­mie, la finance de mar­ché et la macroé­co­no­mie moné­taire, qui ont connu des avan­cées et une influence sans com­mune mesure lors des trente der­nières années.

La crise montre sur­tout que l’é­co­no­mie de l’in­for­ma­tion appli­quée à la finance doit des­cendre de sa tour d’i­voire et exer­cer une influence gran­dis­sante, tant théo­rique que pra­tique, sur l’é­co­no­mie moné­taire et financière.

La Tou­louse School of Eco­no­mics, lea­der mon­dial en éco­no­mie de l’in­for­ma­tion, joue­ra, je l’es­père, un rôle déter­mi­nant dans ces évolutions !

BIBLIOGRAPHIE
Emma­nuel Farhi (Har­vard) et Jean Tirole (Tou­louse) offrent un modèle simple et clair des inci­ta­tions à la prise de risque exces­sive dans Col­lec­tive Moral Hazard, Matu­ri­ty Mis­match, and Sys­te­mic Bailouts.

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