La théorie économique entre Platon et Bergson
Extraits du discours de réception prononcé le 18 mars dernier par Thierry de Montbrial (63) à l’Académie royale d’Espagne des sciences économiques et financières.
Les choix des passages du discours et les intertitres sont de la Rédaction.
Le modèle d’Arrow-Debreu est à juste titre considéré comme l’une des plus grandes réalisations de la théorie économique au XXe siècle. Étant donné son importance considérable dans la pensée économique contemporaine, j’en rappellerai l’essence.
On part d’un nombre donné de « consommateurs« et de » producteurs « . Les premiers sont caractérisés par leur classement de préférence sur toutes les combinaisons possibles de quantités d’un ensemble de « biens » également spécifié une fois pour toutes. Les seconds sont assimilés à des » fonctions » ou » ensembles de production « , lesquels précisent les relations possibles entre inputs et outputs. Enfin, la « nature » donne les ressources a priori disponibles de chacun des biens, antérieurement à toute activité économique. Ces ressources, ainsi que les droits sur les » producteurs « , sont réparties entre les « consommateurs », selon des clés également exogènes.
Équilibre et optimum
Le but est d’exhiber un système de prix tel que la maximisation de sa satisfaction pour chaque consommateur et de son profit pour chaque producteur, compte tenu de la répartition des revenus, conduit au miracle de la » main invisible « , c’est-à-dire à l’égalité de l’offre et de la demande simultanément pour chacun des biens.
L’objet premier de la théorie de l’équilibre et de l’optimum est d’établir, sur la base d’hypothèses mathématiques aussi interprétables et peu contraignantes que possible, l’existence de systèmes de prix ayant les propriétés précédentes. En disant que la théorie de l’équilibre et de l’optimum est statique, on entend implicitement qu’elle est l’équivalent de la statique en mécanique.
Resterait donc à découvrir l’équivalent économique des lois de Newton. En fait, toutes les tentatives de ce genre, et il y en a beaucoup, particulièrement dans le troisième quart du vingtième siècle, ont conduit à des impasses, la plus flagrante étant dans le domaine monétaire.
Le mécanisme cinématographique
À ce stade, je ne saurais mieux faire que de me référer à l’analyse lumineuse du chapitre IV de L’Évolution créatrice, intitulé : » Le mécanisme cinématographique de la pensée et l’illusion mécanistique « . Bergson écrit : » [La philosophie des Idées] part de la Forme, elle y voit l’essence même de la réalité. Elle n’obtient pas la forme par une vue prise sur le devenir ; elle se donne des formes dans l’éternel ; de cette éternité immobile la durée et le devenir ne seraient que la dégradation. La forme ainsi posée, indépendante du temps, n’est plus alors celle qui tient dans une perception ; c’est un concept. »
Les Idées existent donc par elles-mêmes. Bergson voit dans cette philosophie « la métaphysique naturelle de l’intelligence humaine », à laquelle on aboutit » dès qu’on suit jusqu’au bout la tendance cinématographique de la perception et de la pensée « . Par « tendance cinématographique « , Bergson entend la représentation d’un phénomène temporel comme une succession (déterministe, ou aléatoire dans le cadre d’un espace probabilisable bien posé, ce qui suppose un ensemble » d’états de la nature » totalement identifié a priori) » d’images » fixes, représentant chacune une sorte d’équilibre. La fécondité de cette méthode est éclatante dans les sciences physiques, même s’il convient d’en reconnaître les limites puisque aucun système n’est jamais » isolé « . Sa mise en oeuvre dans les sciences économiques est beaucoup plus réductrice.
L’économie ne sera jamais une science exacte
Contrairement aux rêves de certains des plus grands économistes théoriciens de l’après Seconde Guerre mondiale, l’économie n’est pas et probablement ne sera jamais une science exacte comparable à la mécanique classique ou même à la thermodynamique, essentiellement parce que les hommes n’agissent pas comme des robots.
Toutes les tentatives pour découvrir l’équivalent économique des lois de Newton ont conduit à des impasses, la plus flagrante étant dans le domaine monétaire
Et d’une certaine façon, l’approche « cinématographique » de la théorie économique moderne – y compris la théorie des jeux – fait penser à une sorte de robotique. En tant que science humaine, l’économie politique est vouée à rester une combinaison d’art et de science, comme les banquiers centraux, ces spécialistes de la durée économique, ne le savent que trop bien.
De l’imprévisible et du nouveau
Ces considérations me ramènent irrésistiblement à Bergson. » D’où vient, se demande l’auteur de L’Évolution créatrice, que tout n’est pas donné d’un seul coup, comme sur la bande du cinématographe ? Plus j’approfondis ce point, plus il m’apparaît que, si l’avenir est condamné à succéder au présent au lieu d’être à côté de lui, c’est qu’il n’est pas tout à fait déterminé au moment présent, et que, si le temps occupé par cette succession est autre chose qu’un nombre, s’il a, pour la conscience qui y est installée, une valeur et une réalité absolues, c’est qu’il s’y crée sans cesse, non pas sans doute dans tel ou tel système artificiellement isolé, comme dans un verre d’eau sucrée, mais dans le tout concret avec lequel ce système fait corps, de l’imprévisible et du nouveau. »
L’analyse de Bergson paraît adéquate en ce qu’elle illumine la raison de l’incapacité de la » méthode cinématographique » à saisir l’essence de questions comme l’évolution économique ou le rôle de la monnaie, cet artefact inventé pour en canaliser le cours, comme le lit d’une rivière en canalise le courant.
L’incertitude pure
Mais l’incertitude pure affecte à des degrés divers la vie de tous les hommes. Chacun a sa part, fût-elle modeste, de création et de liberté. C’est pourquoi aucun raisonnement probabiliste ou statistique ne pourra jamais enfermer durablement les comportements humains même agrégés.
Aucun raisonnement probabiliste ou statistique ne pourra jamais enfermer durablement les comportements humains
Si l’analyse monétaire paraît tellement résistante à l’approche cinématographique dont parle Bergson, n’est-ce pas justement parce que, à côté de ses effets statistiques au sens technique du terme, la frange résiduelle d’incertitude de la politique monétaire reste radicalement non négligeable et donc radicalement surprenante ?
Il ne s’agit pas, pour autant, de minimiser les apports de la théorie économique à l’analyse du risque au cours des dernières décennies, bien qu’ils reposent explicitement ou implicitement sur l’idée d’espaces probabilisables (et de probabilités subjectives), où les » états de la nature » sont par définition donnés à l’avance.
Perspective et idéologie
Deux conclusions interdépendantes émergent. Premièrement, il est fondamental de se situer dans une perspective historique à long terme si l’on veut éviter l’éternelle répétition de crises financières et économiques plus ou moins graves.
L’oubli des erreurs passées entraîne leur reproduction dans une suite sans fin. Deuxièmement, on ne doit pas prendre la science économique trop au sérieux, c’est-à-dire jusqu’au point de métamorphoser des modèles théoriques – souvent inspirés par une actualité trop proche et dont la nature même évacue l’homme dans sa capacité créatrice et dans sa liberté – en dogmes ou en idéologies, ce qui est manifestement une tentation pour certains scientifiques en mal de notoriété. Et d’ailleurs, les idéologies, elles aussi, se conforment à des schémas cycliques.
BIBLIOGRAPHIE• Henri Bergson. Œuvres, Édition du Centenaire, Quadrige, PUF, 2007. |