La titrisation, concurrent ou complément du “Pfandbrief” dans le financement des collectivités locales ?
Les collectivités locales constituent un vecteur majeur de la croissance économique dans la plupart des pays développés. Quelle que soit la répartition des missions entre les différents niveaux de gouvernement, les collectivités locales ont des besoins de financement qui les placent parmi les grands emprunteurs de chaque pays, même si les modalités de ce financement varient d’un pays à l’autre.
À l’heure où l’euro devrait unifier, au niveau européen, le marché du financement des collectivités locales, la France envisage de réformer le statut des sociétés de crédit foncier, pour le rendre plus semblable à celui des banques hypothécaires allemandes. Celles-ci financent en effet leurs collectivités locales en émettant des “ Pfandbriefe ”, similaires aux lettres de gage, qui connaissent un succès remarquable sur les marchés mondiaux de capitaux.
Pourtant, en examinant deux autres formes de financement (l’émission directe et la titrisation), on peut s’interroger sur les avantages qu’apporteront aux collectivités locales françaises les sociétés de crédit foncier “ à l’allemande ”.
Des situations très différentes
La France et l’Allemagne diffèrent tant par la structure de leur marché de prêts que par leurs modalités de fonctionnement. En Allemagne, la plus grande partie du financement des collectivités locales est assurée par une cinquantaine de « banques hypothécaires », sociétés à statut spécial émettant des obligations « Pfandbriefe« 1 dont les porteurs ont un « privilège » sur une partie du patrimoine de l’émetteur.
En France, seuls deux établissements, le Crédit Foncier de France (CFF) et le Crédit Foncier et Communal d’Alsace Lorraine (CFCAL) ont été autorisés à émettre des titres semblables aux « Pfandbriefe », mais ont à peine utilisé cette possibilité. Les émissions directes concernent chaque année moins d’une dizaine de collectivités, et le recours à la titrisation, autre moyen de contourner le système bancaire, a été jusqu’à présent négligeable.
Cette situation est sans doute imputable à la structure du marché français, aux coûts d’une émission directe et aux difficultés, il est vrai décroissantes, à monter une opération de titrisation sur des actifs complexes.
Le terme structure de marché est sans doute inapproprié puisque, parmi tous les établissements français, seuls le CFF et le CFCAL peuvent émettre des obligations foncières. Or le CFCAL ne consent guère de prêts aux collectivités locales, et le CFF n’avait récemment en circulation pas plus de dix milliards de francs français d’obligations communales. Dans ces conditions, pourquoi n’a-t-on pas vu plus de collectivités solliciter directement les marchés, ou plus d’établissements de crédit titriser leurs prêts aux collectivités locales ?
L’émission directe est particulièrement onéreuse pour la plupart des collectivités locales. Un investisseur ne peut que rarement évaluer lui-même le crédit d’une collectivité, qui doit donc obtenir soit une notation2, soit une garantie de bonne fin d’une compagnie d’assurances. En tout état de cause, chacune de ces deux voies implique des dépenses importantes, auxquelles s’ajoute le coût de placement des obligations. Selon le volume et la durée de l’émission, l’ensemble de ces frais pourra en augmenter le coût actuariel de plusieurs millièmes.
De plus, les marchés de capitaux n’offrent pas aux émetteurs la même flexibilité qu’une banque, qui peut accorder des options de taux multiples et complexes, permettant à l’emprunteur de minimiser, en permanence, le coût de son crédit.
Enfin, la titrisation3, qui est une forme extrême d’obligation foncière, n’a, jusqu’à présent, été que peu utilisée pour des prêts aux collectivités locales. Tout d’abord, en vertu de la réglementation applicable aux établissements de crédit, ceux-ci doivent maintenir des fonds propres égaux à un pourcentage de leurs actifs ; pour tenir compte des différentes qualités d’actifs, ceux-ci sont affectés d’une pondération d’autant plus réduite que leur risque est faible. Or les prêts aux collectivités locales étant faiblement pondérés, leur cession apporterait peu d’avantages en fonds propres. Mais d’autres raisons expliquent cette situation : si les prêts concernés sont des prêts à des entités de qualité, leur marge est sans doute insuffisante pour en permettre la titrisation sans perte. La faible pondération de ce type de prêts permet en effet aux banques de se contenter d’une marge inférieure à celle que nécessiteraient des prêts aux entreprises. Les investisseurs n’étant pas soumis aux contraintes de fonds propres préféreront, toutes choses égales par ailleurs, des prêts présentant une marge brute plus élevée.
La complexité de la titrisation dépend aussi de la qualité et des caractéristiques des prêts concernés ou « sous-jacents ». Les collectivités débitrices de qualité obtiennent une note élevée. Mais la diversité des conditions financières et leur écart par rapport aux usages du marché rendent indispensable la mise en place d’une transformation coûteuse. Si les collectivités concernées sont de petite taille, moins bien notées, ou ne sont pas notées, des analyses complexes sont nécessaires sur de nombreux prêts, et doivent être complétées par un rehaussement de crédit réduisant quelque peu l’intérêt de ce type d’opération.
La prochaine réforme des sociétés de crédit foncier permettra à de multiples émetteurs de recourir aux « Pfandbriefe », comme les banques hypothécaires allemandes.
Quelles évolutions cette réforme entraînera-t-elle pour le marché des prêts aux collectivités locales ?
L’avenir du « Pfandbrief » public français
Certains ont avancé l’hypothèse que l’obligation communale permettra aux banques allemandes de capturer une part accrue du marché français. Cette conséquence nous paraît peu probable. Ces banques ont déjà écrémé le dixième le plus désirable du marché, en se consacrant aux emprunteurs connus et de premier rang. Il semble peu probable que celles-ci dégagent les moyens nécessaires au service de collectivités de plus petite taille.
D’autres espèrent un abaissement du coût de la ressource au niveau allemand par rapport aux obligations d’État. Mais peut-on encore réduire des marges très peu différenciées en fonction de la qualité des emprunteurs ? En Allemagne, une longue tradition de l’obligation foncière, un nombre élevé d’acteurs et une forte cohésion parmi ceux-ci ont permis de faire du » Pfandbrief » un produit de renommée mondiale. La situation française est fondamentalement différente : le nombre de prêteurs indépendants dépasse à peine la demi-douzaine, et pourtant il n’existe aucune structure centralisée pouvant favoriser la pénétration internationale d’un nouveau produit français.
Par ailleurs, le » Pfandbrief » étant un instrument de marché devra présenter des caractéristiques usuelles pour les marchés, c’est-à-dire simples : un taux et une marge. Mais le marché français des prêts aux collectivités locales est caractérisé par une extrême flexibilité permettant à l’emprunteur de choisir, à intervalles réguliers, entre différents indices de taux, chacun assorti d’une marge spécifique. Une telle flexibilité est peu commune sur les marchés de capitaux, habitués aux instruments assortis d’un taux fixe ou calculé sur la base d’un indice, généralement sans possibilité de modification.
Une société de crédit foncier devra donc homogénéiser les caractéristiques de ses prêts sous-jacents pour offrir au marché un produit simple. Or cette transformation a un coût rarement matérialisé, mais imposant néanmoins une limite à la réduction de marge.
Le principal avantage réel (à court terme) apporté par ce nouveau statut doit sans doute être recherché dans l’univers des Organismes de placement collectif en valeurs mobilières (OPCVM). Ceux-ci ne peuvent en effet investir dans les titres d’un même émetteur, au-delà d’une quote-part fixe de leur encours (10 %). Ainsi, certains établissements très spécialisés ont atteint leur limite maximale, rendant plus difficile la poursuite de leur croissance. Les obligations foncières bénéficieront d’un ratio plus favorable, et les OPCVM pourront acquérir les obligations foncières d’un même émetteur à concurrence de 35 à 40 % de leur encours total.
Ces avantages limités du « Pfandbrief français » conduiront-ils à préférer la titrisation comme moyen d’accéder plus directement aux marchés de capitaux ?
Titrisation et « Pfandbrief »
On compare souvent, en les opposant, la titrisation et le « Pfandbrief ».
Ce dernierest une dette d’une entité ayant personnalité morale qui s’est engagée à rembourser un montant de capital augmenté d’intérêts prédéterminés.
De plus, les détenteurs des dites obligations auront, en cas de défaillance de l’établissement émetteur, un droit direct, prioritaire et sans concurrence sur l’ensemble des actifs qui leur sont dédiés. Le projet de loi en cours d’élaboration précise que ce droit sera prioritaire par rapport à tout autre, même celui des salariés, du Trésor ou des organismes de solidarité.
Il s’agit là d’une obligation : une entité ayant des fonds propres, une activité et un fonds de commerce s’engage à assurer le service d’un emprunt qu’elle a contracté. Cet engagement repose non seulement sur les actifs détenus aujourd’hui, mais aussi sur ceux qu’elle est susceptible d’acquérir à l’avenir.
Cette qualité peut être améliorée par diverses méthodes : rehaussement de crédit par l’assurance, garantie explicite, ou méthodes endogènes de répartition de flux permettant une quasi-garantie de remboursement. Il est ainsi possible, même si les créances sous-jacentes n’ont pas de notation, de créer des instruments dont la note est égale ou supérieure à celle des établissements de meilleure renommée mondiale.
La titrisation crée un instrument tout à fait différent qui représente un droit de propriété sur un ensemble de créances identifiées. Il ne s’agit donc pas d’un engagement à rembourser un montant emprunté, mais d’un droit sur les flux provenant d’un ensemble de créances individualisées.
La « qualité » de ce droit est fonction de la probabilité que l’acquéreur reçoive en temps et en heure son prix d’acquisition augmenté de montants prédéfinis, assimilables à des intérêts.
Mais la titrisation ne s’appuyant pas sur la capacité d’une personne morale à engendrer des profits futurs, les efforts nécessaires pour transformer en valeurs mobilières un ensemble de créances seront plus grands que dans le cas des « Pfandbriefe ». En effet, il ne sera pas possible de compenser une erreur par une amélioration future, puisqu’un fonds de créances titrisées n’a pas le droit de générer de nouvelles affaires.
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La titrisation présente donc des caractéristiques très différentes de celles des obligations communales. Selon la situation, celles-ci peuvent s’avérer être avantage ou inconvénient. La titrisation permet des marges plus faibles et donc une économie pour l’emprunteur puisque aucun fonds propre ne nécessite rémunération ; le financement par obligations foncières, au contraire, doit permettre une telle rémunération, même si dans le cas des prêts aux collectivités territoriales les fonds propres requis par la réglementation ne sont que le cinquième de la norme.
Par ailleurs, les créances faisant l’objet d’une titrisation sortent du bilan de l’établissement dans lequel elles se trouvaient, avec des conséquences comptables semblables à celles d’une vente. En particulier, tout profit ou perte associé aux créances devra apparaître dans les comptes ; et il en sera de même du coût de transformation des conditions de taux. Ces deux conséquences influeront directement sur le compte de résultat de l’institution prêteuse. Rien de tel lorsque celle-ci émet une obligation puisque les créances ne sont pas cédées, et que le financement reste inscrit au bilan. Selon l’état du bilan du prêteur et de ses disponibilités en fonds propres, il aura intérêt à choisir l’une ou l’autre méthode pour se refinancer.
Il est donc clair que la titrisation peut apporter aux établissements prêteurs un moyen flexible de rendre liquides leurs prêts à des collectivités territoriales, et donc de retrouver une capacité de consentir de nouveaux prêts. Mais pour que la titrisation devienne un mode pérenne et majeur de refinancement des collectivités locales, il faudrait que les coûts de rehaussement de qualité et de transformation des conditions de taux soient abaissés.
Il s’est écoulé plus de dix ans depuis la promulgation de la loi instituant la titrisation en France. Cette loi a été améliorée trois fois depuis lors, et l’on peut dire que la France dispose désormais d’un instrument juridique adéquat ; rien ne s’oppose plus à l’extension de cette technique et à l’abaissement des coûts y afférents.
Quant aux obligations foncières appliquées aux collectivités locales, leur utilité nous semble devoir être dans l’ensemble positives pour les établissements prêtant aux collectivités locales qui pourront ainsi offrir un financement bancaire aux collectivités, sans atteindre la limite de concentration dans les encours d’OPCVM.
En résumé, « Pfandbrief » et titrisation sont aujourd’hui plus complémentaires que concurrents, et doivent parfois être utilisés conjointement pour satisfaire différents besoins des établissements prêteurs. À terme, la flexibilité de la titrisation devrait lui permettre de prendre une part plus importante dans le refinancement des établissements qui prêtent ou voudraient prêter aux collectivités locales.
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1. Dans la suite, nous utiliserons indifféremment les termes « Pfandbrief », « obligation foncière » ou « obligation communale ».
2. Plusieurs agences de notation (Standard & Poor’s, Moody’s et Fitch-IBCA) attribuent à divers émetteurs des « notes » reflétant leur qualité de crédit.
3. Mode de transformation de créances en valeurs mobilières (titres), conformément à la loi n° 88–1201 du 23 décembre 1988, modifiée.