La titrisation, concurrent ou complément du “Pfandbrief” dans le financement des collectivités locales ?

Dossier : Les collectivités localesMagazine N°543 Mars 1999
Par Richard WEISS (72)

Les col­lec­ti­vi­tés locales consti­tuent un vec­teur majeur de la crois­sance éco­no­mique dans la plu­part des pays déve­lop­pés. Quelle que soit la répar­ti­tion des mis­sions entre les dif­fé­rents niveaux de gou­ver­ne­ment, les col­lec­ti­vi­tés locales ont des besoins de finan­ce­ment qui les placent par­mi les grands emprun­teurs de chaque pays, même si les moda­li­tés de ce finan­ce­ment varient d’un pays à l’autre.
À l’heure où l’euro devrait uni­fier, au niveau euro­péen, le mar­ché du finan­ce­ment des col­lec­ti­vi­tés locales, la France envi­sage de réfor­mer le sta­tut des socié­tés de cré­dit fon­cier, pour le rendre plus sem­blable à celui des banques hypo­thé­caires alle­mandes. Celles-ci financent en effet leurs col­lec­ti­vi­tés locales en émet­tant des “ Pfand­briefe ”, simi­laires aux lettres de gage, qui connaissent un suc­cès remar­quable sur les mar­chés mon­diaux de capitaux.
Pour­tant, en exa­mi­nant deux autres formes de finan­ce­ment (l’émission directe et la titri­sa­tion), on peut s’interroger sur les avan­tages qu’apporteront aux col­lec­ti­vi­tés locales fran­çaises les socié­tés de cré­dit fon­cier “ à l’allemande ”.

Des situations très différentes

La France et l’Al­le­magne dif­fèrent tant par la struc­ture de leur mar­ché de prêts que par leurs moda­li­tés de fonc­tion­ne­ment. En Alle­magne, la plus grande par­tie du finan­ce­ment des col­lec­ti­vi­tés locales est assu­rée par une cin­quan­taine de « banques hypo­thé­caires », socié­tés à sta­tut spé­cial émet­tant des obli­ga­tions « Pfand­briefe« 1 dont les por­teurs ont un « pri­vi­lège » sur une par­tie du patri­moine de l’émetteur.

En France, seuls deux éta­blis­se­ments, le Cré­dit Fon­cier de France (CFF) et le Cré­dit Fon­cier et Com­mu­nal d’Al­sace Lor­raine (CFCAL) ont été auto­ri­sés à émettre des titres sem­blables aux « Pfand­briefe », mais ont à peine uti­li­sé cette pos­si­bi­li­té. Les émis­sions directes concernent chaque année moins d’une dizaine de col­lec­ti­vi­tés, et le recours à la titri­sa­tion, autre moyen de contour­ner le sys­tème ban­caire, a été jus­qu’à pré­sent négligeable.

Cette situa­tion est sans doute impu­table à la struc­ture du mar­ché fran­çais, aux coûts d’une émis­sion directe et aux dif­fi­cul­tés, il est vrai décrois­santes, à mon­ter une opé­ra­tion de titri­sa­tion sur des actifs complexes.

Le terme struc­ture de mar­ché est sans doute inap­pro­prié puisque, par­mi tous les éta­blis­se­ments fran­çais, seuls le CFF et le CFCAL peuvent émettre des obli­ga­tions fon­cières. Or le CFCAL ne consent guère de prêts aux col­lec­ti­vi­tés locales, et le CFF n’a­vait récem­ment en cir­cu­la­tion pas plus de dix mil­liards de francs fran­çais d’o­bli­ga­tions com­mu­nales. Dans ces condi­tions, pour­quoi n’a-t-on pas vu plus de col­lec­ti­vi­tés sol­li­ci­ter direc­te­ment les mar­chés, ou plus d’é­ta­blis­se­ments de cré­dit titri­ser leurs prêts aux col­lec­ti­vi­tés locales ?

L’é­mis­sion directe est par­ti­cu­liè­re­ment oné­reuse pour la plu­part des col­lec­ti­vi­tés locales. Un inves­tis­seur ne peut que rare­ment éva­luer lui-même le cré­dit d’une col­lec­ti­vi­té, qui doit donc obte­nir soit une nota­tion2, soit une garan­tie de bonne fin d’une com­pa­gnie d’as­su­rances. En tout état de cause, cha­cune de ces deux voies implique des dépenses impor­tantes, aux­quelles s’a­joute le coût de pla­ce­ment des obli­ga­tions. Selon le volume et la durée de l’é­mis­sion, l’en­semble de ces frais pour­ra en aug­men­ter le coût actua­riel de plu­sieurs millièmes.

De plus, les mar­chés de capi­taux n’offrent pas aux émet­teurs la même flexi­bi­li­té qu’une banque, qui peut accor­der des options de taux mul­tiples et com­plexes, per­met­tant à l’emprunteur de mini­mi­ser, en per­ma­nence, le coût de son crédit.

Enfin, la titri­sa­tion3, qui est une forme extrême d’o­bli­ga­tion fon­cière, n’a, jus­qu’à pré­sent, été que peu uti­li­sée pour des prêts aux col­lec­ti­vi­tés locales. Tout d’a­bord, en ver­tu de la régle­men­ta­tion appli­cable aux éta­blis­se­ments de cré­dit, ceux-ci doivent main­te­nir des fonds propres égaux à un pour­cen­tage de leurs actifs ; pour tenir compte des dif­fé­rentes qua­li­tés d’ac­tifs, ceux-ci sont affec­tés d’une pon­dé­ra­tion d’au­tant plus réduite que leur risque est faible. Or les prêts aux col­lec­ti­vi­tés locales étant fai­ble­ment pon­dé­rés, leur ces­sion appor­te­rait peu d’a­van­tages en fonds propres. Mais d’autres rai­sons expliquent cette situa­tion : si les prêts concer­nés sont des prêts à des enti­tés de qua­li­té, leur marge est sans doute insuf­fi­sante pour en per­mettre la titri­sa­tion sans perte. La faible pon­dé­ra­tion de ce type de prêts per­met en effet aux banques de se conten­ter d’une marge infé­rieure à celle que néces­si­te­raient des prêts aux entre­prises. Les inves­tis­seurs n’é­tant pas sou­mis aux contraintes de fonds propres pré­fé­re­ront, toutes choses égales par ailleurs, des prêts pré­sen­tant une marge brute plus élevée.

La com­plexi­té de la titri­sa­tion dépend aus­si de la qua­li­té et des carac­té­ris­tiques des prêts concer­nés ou « sous-jacents ». Les col­lec­ti­vi­tés débi­trices de qua­li­té obtiennent une note éle­vée. Mais la diver­si­té des condi­tions finan­cières et leur écart par rap­port aux usages du mar­ché rendent indis­pen­sable la mise en place d’une trans­for­ma­tion coû­teuse. Si les col­lec­ti­vi­tés concer­nées sont de petite taille, moins bien notées, ou ne sont pas notées, des ana­lyses com­plexes sont néces­saires sur de nom­breux prêts, et doivent être com­plé­tées par un rehaus­se­ment de cré­dit rédui­sant quelque peu l’in­té­rêt de ce type d’opération.

La pro­chaine réforme des socié­tés de cré­dit fon­cier per­met­tra à de mul­tiples émet­teurs de recou­rir aux « Pfand­briefe », comme les banques hypo­thé­caires allemandes.

Quelles évo­lu­tions cette réforme entraî­ne­ra-t-elle pour le mar­ché des prêts aux col­lec­ti­vi­tés locales ?

L’avenir du « Pfandbrief » public français

Cer­tains ont avan­cé l’hy­po­thèse que l’o­bli­ga­tion com­mu­nale per­met­tra aux banques alle­mandes de cap­tu­rer une part accrue du mar­ché fran­çais. Cette consé­quence nous paraît peu pro­bable. Ces banques ont déjà écré­mé le dixième le plus dési­rable du mar­ché, en se consa­crant aux emprun­teurs connus et de pre­mier rang. Il semble peu pro­bable que celles-ci dégagent les moyens néces­saires au ser­vice de col­lec­ti­vi­tés de plus petite taille.

D’autres espèrent un abais­se­ment du coût de la res­source au niveau alle­mand par rap­port aux obli­ga­tions d’É­tat. Mais peut-on encore réduire des marges très peu dif­fé­ren­ciées en fonc­tion de la qua­li­té des emprun­teurs ? En Alle­magne, une longue tra­di­tion de l’o­bli­ga­tion fon­cière, un nombre éle­vé d’ac­teurs et une forte cohé­sion par­mi ceux-ci ont per­mis de faire du » Pfand­brief » un pro­duit de renom­mée mon­diale. La situa­tion fran­çaise est fon­da­men­ta­le­ment dif­fé­rente : le nombre de prê­teurs indé­pen­dants dépasse à peine la demi-dou­zaine, et pour­tant il n’existe aucune struc­ture cen­tra­li­sée pou­vant favo­ri­ser la péné­tra­tion inter­na­tio­nale d’un nou­veau pro­duit français.

Par ailleurs, le » Pfand­brief » étant un ins­tru­ment de mar­ché devra pré­sen­ter des carac­té­ris­tiques usuelles pour les mar­chés, c’est-à-dire simples : un taux et une marge. Mais le mar­ché fran­çais des prêts aux col­lec­ti­vi­tés locales est carac­té­ri­sé par une extrême flexi­bi­li­té per­met­tant à l’emprunteur de choi­sir, à inter­valles régu­liers, entre dif­fé­rents indices de taux, cha­cun assor­ti d’une marge spé­ci­fique. Une telle flexi­bi­li­té est peu com­mune sur les mar­chés de capi­taux, habi­tués aux ins­tru­ments assor­tis d’un taux fixe ou cal­cu­lé sur la base d’un indice, géné­ra­le­ment sans pos­si­bi­li­té de modification.

Une socié­té de cré­dit fon­cier devra donc homo­gé­néi­ser les carac­té­ris­tiques de ses prêts sous-jacents pour offrir au mar­ché un pro­duit simple. Or cette trans­for­ma­tion a un coût rare­ment maté­ria­li­sé, mais impo­sant néan­moins une limite à la réduc­tion de marge.

Le prin­ci­pal avan­tage réel (à court terme) appor­té par ce nou­veau sta­tut doit sans doute être recher­ché dans l’u­ni­vers des Orga­nismes de pla­ce­ment col­lec­tif en valeurs mobi­lières (OPCVM). Ceux-ci ne peuvent en effet inves­tir dans les titres d’un même émet­teur, au-delà d’une quote-part fixe de leur encours (10 %). Ain­si, cer­tains éta­blis­se­ments très spé­cia­li­sés ont atteint leur limite maxi­male, ren­dant plus dif­fi­cile la pour­suite de leur crois­sance. Les obli­ga­tions fon­cières béné­fi­cie­ront d’un ratio plus favo­rable, et les OPCVM pour­ront acqué­rir les obli­ga­tions fon­cières d’un même émet­teur à concur­rence de 35 à 40 % de leur encours total.

Ces avan­tages limi­tés du « Pfand­brief fran­çais » condui­ront-ils à pré­fé­rer la titri­sa­tion comme moyen d’ac­cé­der plus direc­te­ment aux mar­chés de capitaux ?

Titrisation et « Pfandbrief »

On com­pare sou­vent, en les oppo­sant, la titri­sa­tion et le « Pfandbrief ».

Ce der­nier​est une dette d’une enti­té ayant per­son­na­li­té morale qui s’est enga­gée à rem­bour­ser un mon­tant de capi­tal aug­men­té d’in­té­rêts prédéterminés.

De plus, les déten­teurs des dites obli­ga­tions auront, en cas de défaillance de l’é­ta­blis­se­ment émet­teur, un droit direct, prio­ri­taire et sans concur­rence sur l’en­semble des actifs qui leur sont dédiés. Le pro­jet de loi en cours d’é­la­bo­ra­tion pré­cise que ce droit sera prio­ri­taire par rap­port à tout autre, même celui des sala­riés, du Tré­sor ou des orga­nismes de solidarité.

Il s’a­git là d’une obli­ga­tion : une enti­té ayant des fonds propres, une acti­vi­té et un fonds de com­merce s’en­gage à assu­rer le ser­vice d’un emprunt qu’elle a contrac­té. Cet enga­ge­ment rep​ose non seule­ment sur les actifs déte­nus aujourd’­hui, mais aus­si sur ceux qu’elle est sus­cep­tible d’ac­qué­rir à l’avenir.

Cette qua­li­té peut être amé­lio­rée par diverses méthodes : rehaus­se­ment de cré­dit par l’as­su­rance, garan­tie expli­cite, ou méthodes endo­gènes de répar­ti­tion de flux per­met­tant une qua­si-garan­tie de rem­bour­se­ment. Il est ain­si pos­sible, même si les créances sous-jacentes n’ont pas de nota­tion, de créer des ins­tru­ments dont la note est égale ou supé­rieure à celle des éta­blis­se­ments de meilleure renom­mée mondiale.

La titri­sa­tion crée un ins­tru­ment tout à fait dif­fé­rent qui repré­sente un droit de pro­prié­té sur un ens​emble de créances iden­ti­fiées. Il ne s’a­git donc pas d’un enga­ge­ment à rem­bour­ser un mon­tant emprun­té, mais d’un droit sur les flux pro­ve­nant d’un ensemble de créances individualisées.
La « qua­li­té » de ce droit est fonc­tion de la pro­ba­bi­li­té que l’ac­qué­reur reçoive en temps et en heure son prix d’ac­qui­si­tion aug­men­té de mon­tants pré­dé­fi­nis, assi­mi­lables à des intérêts.

Mais la titri­sa­tion ne s’ap­puyant pas sur la capa­ci­té d’une per­sonne morale à engen­drer des pro­fits futurs, les efforts néces­saires pour trans­for­mer en valeurs mobi­lières un ensemble de créances seront plus grands que dans le cas des « Pfand­briefe ». En effet, il ne sera pas pos­sible de com­pen­ser une erreur par une amé­lio­ra­tion future, puis­qu’un fonds de créances titri­sées n’a pas le droit de géné­rer de nou­velles affaires.


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La titri­sa­tion pré­sente donc des carac­té­ris­tiques très dif­fé­rentes de celles des obli­ga­tions com­mu­nales. Selon la situa­tion, celles-ci peuvent s’a­vé­rer être avan­tage ou incon­vé­nient. La titri­sa­tion per­met des marges plus faibles et donc une éco­no­mie pour l’emprunteur puisque aucun fonds propre ne néces­site rému­né­ra­tion ; le finan­ce­ment par obli­ga­tions fon­cières, au contraire, doit per­mettre une telle rému­né­ra­tion, même si dans le cas des prêts aux col­lec­ti­vi­tés ter­ri­to­riales les fonds propres requis par la régle­men­ta­tion ne sont que le cin­quième de la norme.

Par ailleurs, les créances fai­sant l’ob­jet d’une titri­sa­tion sortent du bilan de l’é­ta­blis­se­ment dans lequel elles se trou­vaient, avec des consé­quences comp­tables sem­blables à celles d’une vente. En par­ti­cu­lier, tout pro­fit ou perte asso­cié aux créances devra appa­raître dans les comptes ; et il en sera de même du coût de trans­for­ma­tion des condi­tions de taux. Ces deux consé­quences influe­ront direc­te­ment sur le compte de résul­tat de l’ins­ti­tu­tion prê­teuse. Rien de tel lorsque celle-ci émet une obli­ga­tion puisque les créances ne sont pas cédées, et que le finan­ce­ment reste ins­crit au bilan. Selon l’é­tat du bilan du prê­teur et de ses dis­po­ni­bi­li­tés en fonds propres, il aura inté­rêt à choi­sir l’une ou l’autre méthode pour se refinancer.

Il est donc clair que la titri­sa­tion peut appor­ter aux éta­blis­se­ments prê­teurs un moyen flexible de rendre liquides leurs prêts à des col­lec­ti­vi­tés ter­ri­to­riales, et donc de retrou­ver une capa­ci­té de consen­tir de nou­veaux prêts. Mais pour que la titri­sa­tion devienne un mode pérenne et majeur de refi­nan­ce­ment des col­lec­ti­vi­tés locales, il fau­drait que les coûts de rehaus­se­ment de qua­li­té et de trans­for­ma­tion des condi­tions de taux soient abaissés.

Il s’est écou­lé plus de dix ans depuis la pro­mul­ga­tion de la loi ins­ti­tuant la titri­sa­tion en France. Cette loi a été amé­lio­rée trois fois depuis lors, et l’on peut dire que la France dis­pose désor­mais d’un ins­tru­ment juri­dique adé­quat ; rien ne s’op­pose plus à l’ex­ten­sion de cette tech­nique et à l’a­bais­se­ment des coûts y afférents.

Quant aux obli­ga­tions fon­cières appli­quées aux col­lec­ti­vi­tés locales, leur uti­li­té nous semble devoir être dans l’en­semble posi­tives pour les éta­blis­se­ments prê­tant aux col­lec­ti­vi­tés locales qui pour­ront ain­si offrir un finan­ce­ment ban­caire aux col­lec­ti­vi­tés, sans atteindre la limite de concen­tra­tion dans les encours d’OPCVM.

En résu­mé, « Pfand­brief » et titri­sa­tion sont aujourd’­hui plus com­plé­men­taires que concur­rents, et doivent par­fois être uti­li­sés conjoin­te­ment pour satis­faire dif­fé­rents besoins des éta­blis­se­ments prê­teurs. À terme, la flexi­bi­li­té de la titri­sa­tion devrait lui per­mettre de prendre une part plus impor­tante dans le refi­nan­ce­ment des éta­blis­se­ments qui prêtent ou vou­draient prê­ter aux col­lec­ti­vi­tés locales.

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1. Dans la suite, nous uti­li­se­rons indif­fé­rem­ment les termes « Pfand­brief », « obli­ga­tion fon­cière » ou « obli­ga­tion communale ».
2. Plu­sieurs agences de nota­tion (Stan­dard & Poor’s, Moo­dy’s et Fitch-IBCA) attri­buent à divers émet­teurs des « notes » reflé­tant leur qua­li­té de crédit.
3. Mode de trans­for­ma­tion de créances en valeurs mobi­lières (titres), confor­mé­ment à la loi n° 88–1201 du 23 décembre 1988, modifiée.

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