La tour de Babel revisitée
Rien ne me prédisposait à vivre des expériences originales. Je me voyais très bien déroulant une carrière classique d’ingénieur des Ponts dans un service, comme on dit, ordinaire. Je suis bien heureux que le sort en ait décidé autrement. Nommé en Guadeloupe, j’ai eu la surprise de constater que la couleur de peau obsédait bien des esprits. Pourtant, les lois de Mendel réservent des surprises : mon électricien était un pur Japonais, laissé en rade aux Antilles quand disparut son père, artiste de cirque en tournée. Il épousa une Créole. Leurs six enfants avaient toutes les couleurs possibles, jaune, noir, blanc diaphane et les nuances intermédiaires. J’ai revu cette année à Mayotte, cinquante ans après, la » Japonaise » retraitée de l’Éducation nationale.
Comment peut-on parler persan ?
Débarrassé de mes appréhensions sur le paludisme et l’usage du casque colonial, j’avais attrapé le virus des voyages. Désormais habitué à circuler sans autobus ni métro, je suis rentré au BCEOM qui m’a envoyé en Algérie pour tracer le réseau idéal de routes secondaires. Il fallait faire comprendre aux populations du bled que la France s’intéressait à ses enfants. C’était un peu tard. Par désir de bien faire, j’ai enseigné l’alphabet arabe à des jeunes filles de douars perdus. On m’a envoyé un peu partout : Sénégal, Népal, Burundi, Arabie Saoudite, Gabon, Israël, Tahiti, Corée… À chaque fois, surpris de la diversité humaine, je m’efforçais de comprendre dans quel monde nouveau j’étais tombé. Deux fois, j’ai fait des séjours de plusieurs mois au titre des Nations Unies en Éthiopie et en Iran. En fait de dépaysement, il était difficile de faire mieux. Cela m’a permis d’apprendre le persan car comment faire quand on reçoit son courrier écrit dans une sorte de vermicelle ?
Kikozkwa ?
J’ai eu aussi la chance de diriger pendant six ans le secteur commercial de l’administration du tourisme. J’ai pu ainsi voir des pays développés, émetteurs de clients, alors que je n’avais connu que le sous-développement. Au total j’ai dû traîner dans quelque 150 pays dont, j’ai compté, 83 pour y travailler. J’ai alors eu l’idée d’un livre que je pensais appeler Kikozkwa ? qui est devenu pompeusement Les Langages de l’humanité dans la collection Bouquins de Robert Laffont. J’y expose tout ce qui paraît étrange dans les différentes langues de notre planète. Sur ma lancée, il m’a semblé nécessaire d’écrire les Religions de l’humanité. Je connaissais bien le russe et l’URSS et je profitais du cours du rouble pour faire traduire à mes frais mon livre en russe, persuadé qu’il serait utile si le communisme s’effondrait (c’était en 1989). Ce fut lors d’une mission en Géorgie où j’avais eu l’idée de lancer une coopération entre la Chambre de commerce de Bayonne et la province d’Imérétie, que j’eus la surprise d’apprendre que mon livre avait été publié en russe sans que j’en aie été prévenu. Dans le même registre de l’inattendu, je reçus un matin un appel téléphonique d’un avocat iranien qui me demandait l’autorisation de traduire et de publier mon livre en persan, considérant qu’il serait utile pour les jeunes de son pays. Ma connaissance du farsi m’a permis de constater la bonne foi (c’est le mot) de mon traducteur. Nous en sommes à la troisième édition et les mollahs se l’arrachent, paraît-il.
Une collection langue et culture
Constatant que, dans mon livre sur les langues, j’avais osé parler de sujets sur lesquels je n’avais que de piètres connaissances, je voulus profiter des compétences d’un ancien missionnaire en Corée pour creuser une langue dont le fonctionnement me paraissait obscur, le coréen. J’ai ensuite essayé de faire éditer ce Parlons coréen, ce qui provoqua peu d’enthousiasme jusqu’au jour où le fondateur des éditions de L’Harmattan l’accepta en me demandant de lancer, bénévolement évidemment, une collection sur le même principe : description de la langue et données sur la culture. Cette aventure de la collection Parlons… m’apporte surtout la joie d’avoir découvert d’étonnantes personnalités. Sur les 130 auteurs de livres déjà publiés (j’en ai vu disparaître une douzaine depuis vingt ans), certains m’ont particulièrement impressionné. Un linguiste africain vivant en Belgique m’avait signalé un doctorant qualifié pour un livre sur le mashi (mais si, vous savez bien, c’est ce qu’on parle à Bukavu). Je pensais que c’était un étudiant d’une trentaine d’années. En fait, il avait dépassé la cinquantaine et préparait sa thèse à Lille en faisant vivre 10 enfants (6 à lui et 4 adoptés après les massacres du Rwanda) grâce à un salaire d’arracheur d’asperges. Autre cas africain, un chauffeur de bus scolaire à Évreux était manjak et souhaitait faire connaître sa langue. Il déposa à L’Harmattan un manuscrit Parlons le manjak sans avoir eu connaissance de ma collection. Je lui fis facilement constater que la description de sa langue comportait quelques faiblesses et nous étoffâmes le livre ensemble.
Une centaine de langues peu connues
Plus curieuse encore, l’aventure du Parlons brahoui, langue dravidienne perdue au Baloutchistan. Il existait une grammaire en anglais de 1908, puis plus rien. Je pris contact avec mon coauteur pakistanais du Parlons ourdou émigré au Canada et il me trouva en vingt-quatre heures un sympathique universitaire brahoui qui se morfondait en espérant faire connaître sa culture. Il me fournit en anglais les informations sur la langue qui me manquaient et, maintenant que notre livre a paru, il va être édité en anglais par l’Académie brahouie de Quetta. C’est la première fois que je suis édité par ce vénérable organisme… Le fait d’avoir étudié assez sérieusement plus d’une centaine de langues et d’avoir fréquenté des gens qui les parlent me confère une vocation à renseigner les touristes perdus dans le Grand Paris. Il y a bien plus de gens qu’on ne pense qui parlent persan ou russe. Ce qui m’amuse est de saluer en tamoul ou en cinghalais les voyageurs du métro qui ont l’imprudence de lire des journaux dans leur langue. Leur alphabet est facilement reconnaissable et on ne risque pas de se tromper. Ceux à qui cela fait particulièrement plaisir d’être identifiés, ce sont nos éboueurs soninkés. Ils ont véritablement la culture du voyage initiatique et constituent la moitié des Africains noirs en France. Ils vivent dans une région peu dotée par la nature, à cheval sur trois pays (Mauritanie, Mali et Sénégal) et ne font pas beaucoup de publicité pour attirer les touristes. Un de nos camarades X 67, Christian Girier, a écrit le Parlons soninké dans ma collection et le président des chauffeurs de taxis soninké qui avait l’occasion de me transporter se félicite, grâce à ce livre, de pouvoir maintenir sa langue auprès de ses enfants. Si vous voulez vous perfectionner en soninké, il existe une association de promotion du soninké en Seine-Saint-Denis. Parmi mes auteurs, je compte aussi des personnalités de qualité comme le président de l’INALCO pour le mongol, des normaliens lettres pour le marathi et le grec moderne, un académicien basque, le consul général de France à Johannesburg pour l’oromo et le karamojong, etc.
Motiver les auteurs
Une bonne partie de mon travail consiste à motiver mes auteurs et à leur suggérer des sujets auxquels ils ne pensent pas spontanément (comme les scarifications faciales chez les Mossis du Burkina Faso). Une autre difficulté consiste à les convaincre d’aborder des sujets difficiles. Le Parlons arménien et le Parlons azerbaïdjanais évoquent tous deux avec beaucoup de retenue et de dignité le conflit qui les oppose. Cela m’a demandé quelques efforts mais les auteurs ont finalement souhaité que j’apparaisse comme coauteur de chaque livre. Plus la collection se développe, plus je me sens héritier de la tour de Babel. Quelle richesse dans cette diversité ! Quel enrichissement personnel dans la découverte de ces cultures et de ces modes de pensée ! La prétention française à tout vouloir unifier me paraît une grande stupidité. Heureusement les ressortissants français parlent-ils encore près de 80 langues maternelles différentes. Mais il faut les chercher… Il en reste une trentaine en Nouvelle-Calédonie, une dizaine chez les Indiens de Guyane, sans compter le tahitien, le marquisien, le wallisien, le tamoul des Français revenus de Pondichéry, le kabyle, l’arabe et le chaouïa des familles de Harkis et beaucoup d’autres encore…