La transformation de l’OCP : les vertus de l’esperluette et d’une pensée inaboutie
L’OCP est une entreprise marocaine centenaire, à capitaux publics, leader mondial d’un secteur hypercompétitif. Son modèle de management original, inventif et parfois même révolutionnaire est le principal levier d’une performance qui va bien au-delà de l’économique.
Si le « cas OCP » suscite l’intérêt, c’est qu’il a tous les attributs de la success story, dans des proportions et une mesure qui interpellent. Une transformation holiste et hors du commun dont attestent des données que le plus sceptique des lecteurs sera bien en peine de contester. On s’en tiendra sur ce registre à quelques données établissant l’évolution entre 2006 et aujourd’hui, avec un point de passage en 2012.
Une évolution exemplaire
En 2006 le groupe OCP, première entreprise du Maroc et aujourd’hui leader mondial des engrais phosphatés, réalisait un chiffre d’affaires d’environ deux milliards de dollars, pour un déficit, structurel, qui était à la hauteur de la moitié de ce chiffre d’affaires ! En 2012, le chiffre d’affaires a plus que doublé et dès 2008 le Groupe a commencé à servir à son actionnaire (l’État marocain) de substantiels dividendes. L’année 2012 correspond au moment où nous avions produit le résultat d’un travail mené avec Michel Berry X63 (directeur de l’École de Paris du management) qui, à l’invitation de l’OCP, rendait compte de la transformation de l’entreprise, de ses impressionnants résultats, mais surtout des modalités de cette évolution.
Ce travail prit la forme d’un ouvrage (L’ambition au cœur de la transformation) dont le sous-titre, que nous assumons et revendiquons plus que jamais : une leçon de management venue du Sud, n’a certainement pas contribué à la réception de cette aventure (qu’est-ce que des dirigeants français pouvaient bien apprendre d’un acteur industriel africain ?).
Nous montrions qu’il ne s’agissait pas d’un simple « redressement d’entreprise », mais de l’instauration d’un modèle de management, original et audacieux, qui avait notamment permis que cette transformation s’opère sans mobiliser les leviers tristement traditionnels que sont le licenciement massif, l’apport de capital par l’actionnaire ou encore la cession d’une partie des actifs. Nous avions décrit les principaux déterminants de ce modèle : intelligence collective, approche systémique (et écosystémique) et volontariste, tolérance au chaos, ouverture à l’externe, management délibératif, ambition transformatrice… Un modèle qui n’a cessé d’évoluer et de se renforcer au fil du temps.
Cocher les cases de la performance « classique »
C’est ainsi que les dix années qui ont suivi ont été le théâtre de nouvelles transformations, sanctionnées par des résultats tout aussi impressionnants.
Sur la période, l’entreprise a monté une université de plein exercice (l’UM6P, pas une université d’entreprise, une véritable université) et en a fait le pilier d’un tout nouveau modèle de RID (recherche, innovation, développement). Elle a acté le déplacement de son core business (passant de la valorisation de la roche de phosphate au fait d’être un acteur clé du marché des engrais phosphatés), repensé et redéfini une architecture groupe en ligne avec l’évolution du core business. Elle a mis en place un nouveau contrat social, spécifiant qu’à tout collaborateur qui fait preuve d’une volonté sincère et profonde d’évoluer l’entreprise se doit de lui en donner les moyens ainsi que des chances.
L’entreprise a développé un nouveau modèle managérial et organisationnel qui met en son cœur la libération des énergies et la capacité à générer l’exploration et de multiples diversifications.
Tirer des enseignements
Forte de ce nouveau cycle, l’entreprise passait en 2022 le cap des 11 milliards de dollars de chiffre d’affaires, avec un pourcentage d’Ebitda de plus de 44 %, distribuant 750 millions de dollars de dividendes. Et cela avec un effectif resté à peu près constant sur l’ensemble de la période (c’est là une mesure que l’on relève trop rarement ; pour l’appréhender pleinement, au-delà de la notion de productivité, il faudrait également produire le chiffre des emplois induits, en ligne avec la politique visant au développement des écosystèmes locaux et national, un véritable modèle de création et de partage de la valeur).
La capacité à mener de telles transformations, associées à de telles performances, a de quoi susciter un certain intérêt (la transformation d’OCP est un cas étudié à Harvard et un des cours les mieux notés du MIT). Et en tirer des enseignements (certainement pas des recettes). Le format de cet article ne permet pas l’argumentation. C’est donc de façon péremptoire (mais ouverte à discussion) que nous posons ici ce que sont à notre sens les principaux enseignements d’une aventure réellement extraordinaire, qui n’en est possiblement qu’à ses prémices.
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Finalité(s)
L’un des éléments clés que l’on découvre en s’intéressant de plus près à l’aventure OCP, c’est que la performance de très haut niveau qu’on a rappelée n’est pas la finalité recherchée. Elle est une condition nécessaire de réussite, ainsi que le produit d’une stratégie et d’un modèle, mais elle n’est pas la finalité. La finalité est ailleurs, prenant de multiples noms (raison d’être, greater purpose, ambition…) et occupant une place à la fois existentielle et motrice dans la dynamique de transformation.
On trouve dès 2006 une première formulation de la finalité de l’entreprise dans le dahir (décret royal) portant nomination du nouveau dirigeant, Mostafa Terrab. Il y est exprimé « le rôle moteur de cette institution de l’économie nationale dans un environnement international fortement concurrentiel ». Au fil des années, à mesure de la transformation du Groupe, l’expression de la finalité et de l’ambition, cette fois-ci par l’entreprise elle-même (évidemment en accord avec son actionnaire), a évolué. Elle s’est progressivement étendue à d’autres dimensions, telles que la sécurité alimentaire mondiale, la gestion responsable au regard de la dynamique du secteur, la responsabilité particulière vis-à-vis du continent africain et, plus récemment, les problématiques environnementales et énergétiques. Ces énoncés sont plus que des choix et des orientations stratégiques, elles les génèrent.
Un jeu dialectique
Si l’expression de la raison d’être s’enrichit à mesure que se développe la puissance de l’entreprise (puissance entendue au sens d’Aristote, c’est-à-dire d’une capacité à faire advenir quelque chose, à contribuer à une finalité), c’est qu’il y a entre « capacité » et « finalité » un jeu véritablement dialectique : « C’est parce que j’ai telle ambition que je dois développer telle capacité, mais c’est aussi parce que j’ai telle capacité que je peux entrevoir telle ambition, qui appellera à son tour une évolution de ma capacité… » On sait dire l’antithèse d’une telle approche : ce sont les entreprises dont la finalité est d’abord et prioritairement économique et pour lesquelles la capacité (incluant le corps social) est un moyen pour atteindre cette fin.
La pensée (le fait de penser)
Échapper, non pas à la performance économique (on a vu les résultats de l’OCP !) mais au déterminisme de la performance économique, n’est pas des plus confortable. Il faut renoncer à une approche relativement mécanique, experte et, disons-le, paresseuse, qui a accès à des solutions connues et à effet rapide : licencier massivement en anticipation de la baisse de revenus, délocaliser pour une réduction des coûts… ; à une autre échelle (celle de la gouvernance et des États), privatiser les industries parce que la doxa du moment (celle des années 1990 en France) affirmait que « l’État ne peut être un bon actionnaire pour des entreprises exerçant sur un marché concurrentiel ».
L’autre approche eût été d’apprendre à devenir un bon actionnaire ! Où en seraient aujourd’hui le Maroc et l’OCP si l’État marocain avait suivi une telle doctrine ? Si la finalité de l’entreprise n’est pas prioritairement de produire un résultat annuel maximal, alors s’ouvre un champ des possibles, dans le quoi et le comment, infiniment plus étendu. Un champ des possibles qui permet, et même exige, de développer une pensée singulière, originale, qui se nourrit notamment de l’ipséité de l’entreprise, c’est-à-dire de ce qu’elle a d’unique.
Une pensée propre
C’est le chemin pris par l’OCP dès 2006. Sur un nombre croissant de sujets clés, l’entreprise va échapper aux multiples prêts-à-penser fournis en masse par les écoles de management, les consultants, les chercheurs, les experts en tout genre…
Tout en s’inspirant de toutes ces sources précieuses. Au fil des ans l’OCP va développer une pensée propre, de sa raison d’être, nous l’avons vu, mais aussi de son organisation, ou plutôt de la notion même d’organisation, de l’écosystème, du pacte social, du rapport de pouvoir, des enjeux du savoir, de la fonction d’apprentissage, de l’intelligence collective, de la gouvernance (dans le cas particulier, très présent dans le monde, d’un actionnaire étatique)… Le format de cet article ne permet pas de développer chacune de ces pensées et ce qui les lie. Il permet juste de proposer une lecture de ce qu’elles partagent comme principales caractéristiques.
Une pensée dans l’action
Tout d’abord, il s’agit d’une pensée dans l’action, sachant confronter sur des boucles courtes les convictions et les hypothèses avec la réalité des faits. S’il y a sur chaque sujet clé abordé quelques principes forts, il y a surtout la capacité d’écouter la vérité du terrain pour enrichir et donner de la substance aux principes initiaux. Par la place qu’elle donne aux acteurs du terrain, là où se déploie l’action, c’est une pensée émergente. Ce faisant, elle fait évoluer à bas bruit les façons de penser, les grilles de lecture, qui sont les déterminants les plus puissants (et les plus invisibles) des décisions et de l’action.
Une pensée dialectique
Ensuite, il s’agit d’une pensée profondément dialectique (une capacité déjà à l’œuvre dans le jeu entre la pensée et l’action). Tous les sujets de fond abordés (le savoir, le pouvoir, l’organisation…) sont éminemment complexes et multifacettes. Ils sont abordés comme un champ de tension, comme des questions posées dont la réponse ne sera pas une solution, mais une voie où de multiples réalisations, possiblement contradictoires, vont émerger.
L’emblème de la dialectique, c’est le « et » (ou le « & », l’esperluette). On le retrouvera dans les énoncés qui vont guider la pensée de l’entreprise OCP : la finalité et la capacité, l’organique et le stratégique, l’individu et le collectif, l’exploration et la production, le savoir et la polyvalence, l’expertise et la mobilité, la structuration et l’agilité, la hiérarchie et la libération des énergies et l’expression du potentiel de chacun, l’autonomie renforcée des structures et le maintien d’un enjeu de maximisation de la valeur aux bornes du Groupe… Le « et » n’ordonne pas, il invite (exige même) à produire une pensée qui articule et met en lien (il est en cela bien plus exigeant que le « en même temps », qui se contente de poser une simultanéité qui invite à l’arbitraire).
Une pensée délibérément inaboutie
Enfin, il s’agit d’une pensée toujours « insatisfaite », ou plutôt qui prend garde à n’être jamais satisfaite, à n’être jamais sûre d’elle-même. Une pensée qui est ainsi structurellement et délibérément inaboutie. Cela a un nom, un peu compliqué : l’heuristique, mais c’est surtout une pratique qui a trouvé sa place dans les modes de management de l’entreprise OCP.
C’est aussi une forme d’humilité où l’Homme, tout en cherchant à savoir plus pour agir mieux, sait que la compréhension du monde et de ses phénomènes est au-delà de ses capacités. Cette façon de faire, de penser et d’agir, levier de transformation et vecteur de performances, a ses exigences et ses difficultés. Un tel mouvement, en apparence faiblement ordonné et foisonnant, doit savoir produire de la lisibilité, à la fois pour donner des repères aux acteurs et pour assurer une cohérence. À cet égard, la voie principale est celle du dialogue, un dialogue intense, profond, sincère. Au sein de l’équipe dirigeante d’abord, même si on sait la difficulté à tenir ce genre de dialogue au cœur même des instances de pouvoir.
Mais, à nouveau, il n’y a là ni déterminisme ni fatalité ; en d’autres termes, c’est possible à qui le veut ! Au-delà du cercle dirigeant, c’est dans toute l’organisation que cette pratique du dialogue, sous toutes ses formes, doit prendre et trouver place. C’est quelque chose qui s’organise et s’apprend, qui n’a rien de naturel, et en la matière l’OCP a inventé des approches et des dispositifs audacieux et innovants.
Réflexivité
Mais l’effort le plus nécessaire à cette approche et le plus difficile à réaliser est encore ailleurs : dans le fait de mettre le « pied sur le ballon », d’exercer une réflexivité réellement apprenante, capable de conduire à des modifications, voire des inflexions dans les façons de penser et de faire, et ce au fil de l’action, de la dynamique de transformation. Cela constitue le principal défi, parce que c’est un effort largement contre nature, même pour des dirigeants !
Comment trouver le temps et surtout la disposition d’esprit pour s’arrêter, regarder, pire : regarder en arrière (!), réfléchir, tirer des enseignements, quand l’agenda est déjà saturé ? L’entreprise, c’est d’abord l’action, donc le présent. On n’y échappe que pour regarder l’avenir, les objectifs que l’on s’est fixés à court terme, les ambitions que l’on veut satisfaire à plus long terme ou la raison d’être qui nous anime plus durablement encore.
Quelle place dans une telle effervescence pour la démarche réflexive ? Et pourtant c’est là une nécessité absolue à qui veut construire et mobiliser sa mémoire et élaborer une conscience (conscience de soi, des enjeux, de l’environnement…). Qu’on réfléchisse un instant à ce que serait un individu sans mémoire, sans lecture ni compréhension de son passé et de son parcours, de court et de long terme : on hésite entre la figure du canard sans tête et celle du poisson rouge… C’est pourquoi, parmi les « & » et les multiples dualités qui animent l’OCP, il y a celle qui relie le passé et le futur, l’identité et la volonté.
Avantage compétitif
Cet effort continu d’une pensée singulière de l’entreprise a été le levier d’une transformation hors du commun. Il est aujourd’hui le guide toujours en construction d’une mutation qui se veut permanente. Cet effort est devenu une capacité, et nous sommes convaincus qu’elle est devenue l’un des avantages compétitifs les plus puissants du Groupe. Un avantage qui s’exprime plus encore dans les situations de crise.
Toutes les crises (économiques, financières, politiques, sanitaires, climatiques, avec leurs conséquences sur l’agriculture, les guerres…) qui ont jalonné le monde depuis 2008 ont été pour l’OCP l’occasion de renforcer son poids de marché. Pourquoi et comment, si ce n’est par une capacité supérieure à ses concurrents à agir, à réagir, à se déployer dans des repères qui changent brutalement, à partir de cette pensée dialectique et heuristique que l’on vient de décrire, capable de s’exprimer dans l’incertitude ? Dans un monde dont on voit mal qu’il ne génère pas de plus en plus de crises, voilà un avantage compétitif qui a un grand avenir… Mais aussi une terrible actualité, avec le drame, le séisme, que vient de connaître le Maroc. Fort de sa raison d’être et de son avantage compétitif l’OCP sera, à n’en pas douter, un acteur clé de la résilience.