La transformation numérique de l’innovation de la Gendarmerie nationale
La Gendarmerie nationale doit l’agilité de son innovation à ses transformations numériques successives. Collaboration à distance, nouveaux modes d’innovation collaboratifs, open hardware, impression 3D, ces nouveaux outils et pratiques ont permis à la gendarmerie de repenser ses processus d’innovation participative avec efficacité. La crise Covid a illustré et accéléré cette tendance.
Le lien entre numérique et innovation pourrait sembler évident. Ainsi, lorsqu’on interroge à ce sujet les acteurs de l’un ou l’autre, même dans le milieu de la tech, le premier réflexe pour matérialiser ce lien sera de citer les innovations qui reposent sur des technologies numériques. Pour autant, l’innovation n’échappe pas à sa propre transformation numérique : comme tous les domaines de l’économie et de la société, la manière d’innover a profondément évolué ces dernières années, sous l’impulsion des communautés et des pratiques directement nées autour de projets numériques. Désormais responsable du management de l’innovation pour la gendarmerie après avoir été chargé des questions de transformation numérique au cabinet du directeur général de la Gendarmerie nationale (DGGN), j’ai pu observer des tendances similaires dans les deux domaines – celui de l’innovation étant beaucoup plus large que celui de la transformation numérique, mais également m’appuyer sur les outils et méthodes numériques pour moderniser nos processus d’innovation.
Les nouveaux outils numériques
L’avènement des réseaux a d’abord été utilisé par les acteurs du numérique pour se transformer eux-mêmes. Historiquement, l’innovation numérique est le premier domaine de l’innovation à avoir fait évoluer ses processus en saisissant les possibilités offertes par les outils numériques. Le développement d’internet permit assez naturellement aux développeurs d’utiliser des outils de gestion de version pour partager du code à distance. Dès les années 1990, des logiciels comme ClearCase, ou CVS pour le monde libre, permettent de partager des versions à distance via un serveur central. Cela rend possible la collaboration à distance pour un même projet, point clé qui permet à la fois d’optimiser l’organisation des équipes et de mutualiser compétences et briques techniques. C’est donc un atout tant en entreprise que pour les projets libres. L’utilisation de logiciels décentralisés, comme BitKeeper dès 1998, puis surtout Git à partir du milieu des années 2000, permettra d’accélérer cette tendance en offrant des libertés supplémentaires. Ces libertés seront particulièrement intéressantes pour les communautés du logiciel libre : n’importe quel développeur a la possibilité de créer une branche nouvelle d’un projet, d’y travailler localement, puis de la soumettre au projet initial, ce qui permet de faire ses preuves et d’apporter sa contribution avant d’être intégré au « noyau » d’un projet. C’est d’ailleurs autour de Linus Torvalds que la communauté Linux décida de créer Git pour les besoins de leur projet : leur technologie est aujourd’hui indispensable à l’immense majorité des développeurs, pour qui le repo (pour repository, dépôt) est un outil de travail du quotidien, qu’il se décline sur une plateforme GitHub, GitLab, Gitea, ouverte ou fermée, etc.
Un monde du logiciel transformé
On peut donc légitimement affirmer que ces outils décentralisés ont profondément transformé le monde du logiciel. D’une part, en favorisant l’explosion des communautés libres – souvent composées de contributeurs qui ne se sont jamais vus physiquement et situés aux quatre coins du monde, ils ont fait apparaître de nouveaux modes d’innovation à la fois collaboratifs et concurrentiels. D’autre part, ces outils et ces méthodes font qu’il est désormais possible pour une start-up d’employer simultanément des développeurs situés en Asie, en Europe de l’Est et en Amérique du Sud. Cela peut sembler caricatural, pourtant ce modèle permet à des start-up de commencer à développer des produits en limitant le plus possible leurs coûts dans les phases d’amorçage, pratique que j’ai vu faire tant à Paris qu’en Californie. Certains en font même un modèle d’organisation en réponse au coût de la vie et à la guerre des talents que se livrent les entreprises de la Tech autour de San Francisco, quitte à organiser tous les six mois un séminaire d’entreprise dans une région du monde différente. Ces pratiques dépassent largement le monde des start-up et permettent aujourd’hui à certaines entreprises d’offrir une mobilité interne à un développeur sans mobilité géographique, les équipes étant capables tant matériellement que culturellement de travailler totalement à distance.
Quand Facebook se fait moteur de l’open hardware
Ce qui a démarré avec le logiciel s’est transposé à d’autres domaines d’activité de la tech. Les entreprises ont parfois intérêt à lancer une communauté libre autour d’un besoin interne, et pas uniquement pour des besoins logiciels. Mark Zuckerberg comprit à la fin des années 2000 que son modèle économique n’était pas viable sur le long terme si les coûts d’infrastructure de Facebook restaient proportionnels aux coûts des serveurs et datacenters de l’époque. En effet l’entreprise connaissait une phase de croissance exponentielle du nombre de ses abonnés, à multiplier par une forte croissance des usages individuels, ce qui signifiait donc des besoins en calcul progressant plus vite que la loi de Moore.
Ayant échoué à faire baisser les prix de ses principaux fournisseurs comme HP, il missionna une équipe commando pour concevoir de nouveaux serveurs et un nouveau type de datacenters, à la fois plus efficaces énergétiquement et moins onéreux. Lors de l’inauguration du premier centre issu de ces travaux, à Prineville en 2011, Zuckerberg annonça que le design de leurs serveurs était désormais placé sous licence libre au sein de l’Open Compute Project. En déléguant à une fondation ouverte à tous la responsabilité de maintenir et de faire vivre le projet dans la durée, Facebook s’assurait à la fois d’un passage à l’échelle au-delà de ses propres besoins – facteur de baisse de coûts et d’augmentation de l’offre – et surtout d’un coût d’entretien bien moins important dans la durée, puisqu’il serait partagé par d’autres acteurs.
Pari réussi puisque Microsoft ne tarda pas à rejoindre cette fondation et que HP finit par faire de même au détriment de ses conceptions de serveurs propriétaires (cet épisode est admirablement bien raconté par Philippe Dewost dans son passionnant ouvrage De mémoire vive, une histoire de l’aventure numérique, éditions Première Partie, collection Point de bascule, Paris, 2022).
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L’effet de l’impression 3D
Mais l’open hardware ne concerne évidemment pas que des projets à échelle aussi industrielle que les serveurs des Gafam. La démocratisation de l’impression 3D a permis à toute personne à peine geek de devenir maker via la création d’objets, en piochant dans des plans partagés sur le web, en les concevant from scratch, ou bien en adaptant une conception à ses propres besoins ou envies. À nouveau, l’esprit libre et les outils de partage ont joué un rôle clé : le site de référence Thingiverse, qui contient plusieurs millions de plans, était initialement pensé pour le partage de plans sous licences libres, et en particulier pour héberger les plans de RepRap, projet d’imprimante 3D à la fois libre et fabricable en grande partie par une autre imprimante.
Si l’imprimante 3D grand public ne permet que de réaliser des pièces en plastique, la dynamique des makers va bien au-delà, et nombreux sont ceux qui utilisent la fabrication additive pour réaliser les boîtiers qui hébergeront de l’électronique. En 2021, la Gendarmerie nationale a par exemple publié sous licence open hardware les plans et le guide de conception d’une borne de lecture de passe sanitaire « main libre », combinant impression 3D à façon avec composants électroniques et logiciels standard.
L’exemple du respirateur bon marché
Le mouvement Maker s’était d’ailleurs fait remarquer pendant la crise Covid : on se souvient de la fabrication de visières dont les serre-têtes étaient imprimés en 3D. Mais des projets plus complexes ont vu le jour : aujourd’hui le collectif Maker for Life met à disposition de tous les éléments nécessaires à la fabrication d’un respirateur bon marché, le MakAir. Né en plein confinement et soutenu entre autres par le CEA et l’Agence de l’innovation de défense (AID), le projet a cette caractéristique de publier sous licence libre tous les composants (plans et schémas électroniques, logiciel, firmware, fichiers d’impression…). Et cela sur la plateforme GitHub déjà évoquée.
Le groupe SEB ayant industrialisé le produit, des MakAirs ont été envoyés dans différents pays pour surmonter la crise sanitaire, jusqu’en Inde, pour un coût de production 10 à 40 fois moindre que les prix commerciaux habituels. Si l’équipe a eu besoin d’assembler et de tester physiquement son produit, il est important de souligner qu’une grande partie des travaux a été réalisée par des équipes confinées, travaillant à distance au moyen d’outils numériques : visioconférence, dépôt de plans, de code… Ce qui illustre à nouveau la capacité de collaboration hors norme, quelle que soit la distance, rendue possible par les outils numériques qu’utilisent les communautés d’innovateurs.
Des outils pour innover à distance
La tendance irrigue tous les domaines de l’innovation, en particulier en favorisant l’intelligence collective. Plus généralement, durant le confinement de 2020, beaucoup d’activités liées à l’innovation ont pu continuer, grâce à l’utilisation d’outils numériques. Ainsi la visioconférence, combinée à des outils utilisés dans les ateliers de créativité, d’idéation ou d’intelligence collective, a rendu possible malgré la distance un certain nombre d’étapes d’innovation, en particulier celles du partage d’expérience et de l’écoute des besoins. Cette dernière étape est particulièrement importante pour les méthodes agiles et l’approche design thinking car, avant de développer, à distance ou ensemble, il faut bel et bien savoir à quel problème l’innovation va répondre, puis comment. En matière d’outils numériques facilitant ces exercices, on peut d’ailleurs se réjouir du succès de la start-up bretonne Klaxoon, qui exporte son produit tant en Amérique du Nord qu’en Asie du Sud-Est.
L’exemple de la gendarmerie
Au sein de la gendarmerie, la crise Covid nous a également poussés à repenser nos processus d’innovation participative. D’abord en créant dès mars 2020 un canal de traitement « au fil de l’eau » des innovations qui remontaient du terrain, avec partage et diffusion sur une plateforme spécifique de notre intranet. On parle là de l’innovation au sens large, car il pouvait s’agir aussi bien de dispositifs techniques (on a vu par exemple des poignées de porte actionnables par le coude) que d’adapter l’offre de service de la gendarmerie aux besoins spécifiques des usagers dans chaque territoire, selon la façon dont la crise était vécue localement. Intitulée #RépondrePrésent, cette opération spécifique d’adaptation de notre action a d’ailleurs été primée par l’association Innov’Acteurs au titre des trophées d’innovation participative sociétale Covid-19.
Une longue tradition d’innovation
Au-delà du confinement, la crise nous a invités à refondre notre dispositif d’innovation participative historique : intitulé « Ateliers de la performance », il avait été créé en 2007, à l’époque où l’expression innovation participative n’était pas encore connue, afin de permettre le partage, la libre reproduction par tous, voire la généralisation par l’administration centrale des bonnes pratiques mises en place localement. Le processus avait été pensé avant l’arrivée de l’intranet dans les 4 000 casernes de la gendarmerie. Il s’agissait donc d’un cycle annuel, avec des réunions physiques des concepteurs, puis d’un jury qui donnait lieu in fine à la diffusion d’un répertoire papier chaque année. Si une base numérique avait été constituée par la suite avec un wiki innovation, le processus restait annuel et les multiples décalages liés à la crise Covid ont mis en évidence son plus gros défaut, à savoir son manque d’agilité. En effet, difficile d’expliquer à un innovateur que son projet n’est pas retenu à cause d’un problème de sécurité ou d’une incompatibilité RGPD, si cela fait plus d’un an qu’il l’a présenté.
“Stimuler l’innovation d’une organisation en mobilisant l’intelligence collective.”
Nous avons donc décidé de rendre le processus presque continu, avec un répertoire numérique qui s’enrichit à chaque fois que la DGGN a validé « l’innocuité » des propositions, et des innovateurs qui peuvent corriger rapidement leurs expérimentations si l’administration centrale y voit un risque ou une incompatibilité normative. On parle ici d’innocuité et pas d’opportunité, il est en effet entendu que le jugement de l’opportunité appartient au terrain : si les concepteurs se sont donné du mal pour résoudre un problème, c’est probablement que le problème est réel ! Par ailleurs, nous avons remplacé le jury physique par un vote du terrain. Là où la désignation de quelques personnes représentantes de chaque métier introduisait des biais importants (au point qu’un prix avait été inventé pour « rattraper » les innovations rejetées par le jury mais que la DGGN voulait valoriser), un outil de vote en ligne a permis pour la première fois de recueillir l’avis de plus de mille agents de tout grade et de tout statut, sans filtre ni biais.
De très bons résultats
Faire appel à l’intelligence collective a été extrêmement satisfaisant, car les propositions des finalistes ainsi désignés pour ce qu’on appelle désormais les « Ateliers de l’innovation » étaient à la fois diverses et extrêmement porteuses de valeur. Et ce sur des sujets variés soutenant aussi bien l’efficacité opérationnelle, la formation ou l’accueil du public. Pour l’anecdote, on signalera que deux des trois lauréats avaient d’ailleurs utilisé l’impression 3D pour concevoir leur produit, en s’appuyant sur le fablab interne de la gendarmerie, constitué d’imprimantes réparties sur tout le territoire et d’une communauté reliée par une plateforme de type Git ! Ainsi les processus d’innovation ont largement pu se transformer en s’appuyant sur des outils numériques : plateformes de partage inspirées des outils des développeurs de la communauté libre, outils d’intelligence collective, réseaux sociaux internes sont autant de moyens d’horizontaliser les processus et de stimuler l’innovation d’une organisation en mobilisant l’intelligence collective et la création de communautés autour de projets, et pas seulement des projets numériques.