La transition énergétique et écologique réinvente les villes
Dans sa description de la genèse des Temps modernes en Occident, Fernand Braudel a magnifiquement mis en scène la rivalité entre deux grandes entités : la Ville et l’État (d’un côté les cités flamandes et italiennes ; de l’autre les États territoriaux en construction comme la France ou l’Espagne).
Au cours du XIXe et du XXe siècle, la victoire de l’État a pu sembler totale. Aujourd’hui, les États restent les acteurs planétaires les plus puissants. Mais la donne pourrait changer.
Une économie en archipel
Le phénomène dominant de notre époque est la concentration accrue de la richesse et du pouvoir (mais aussi de la pauvreté) dans les villes et spécialement les mégapoles. Ces très grandes villes tendent de plus en plus à jouer leurs propres cartes. L’économie mondiale ressemble davantage, en réalité, à une « économie en archipel », connectant les grandes régions métropolitaines par-delà les frontières nationales, qu’à l’économie « internationale » des statistiques officielles.
Le poids économique de Tokyo est le double de celui du Brésil
Les échanges se font entre grandes régions urbaines plus qu’entre plaques nationales – comme, du reste, ce fut presque toujours le cas dans l’histoire économique du monde.
Le poids économique de Tokyo est le double de celui du Brésil, pays-continent qui concentre lui-même une part considérable de son activité autour de São Paulo. Des estimations fondées sur l’analyse par satellite de la lumière nocturne suggèrent que les dix premières grandes régions urbaines, qui regroupent 6% de la population mondiale, produisent 50% du PIB.
Quant aux enjeux de la révolution numérique et de la transition écologique et énergétique, ils se concentrent aussi très largement dans les grandes villes, ne serait-ce qu’en raison du poids économique et démographique considérable de ces dernières.
REPÈRES
Depuis 2011, plus de la moitié de la population mondiale est urbaine. Chaque mois, 5 millions de personnes supplémentaires rejoignent les villes des pays en développement. L’Asie est en tête du mouvement. En 2015, elle comptera 12 des 20 premières villes mondiales. L’Afrique s’urbanise également à très grande vitesse. De 2005 à 2050, l’essentiel de la croissance de la population mondiale se localisera dans les villes d’Asie (plus 2 milliards) et d’Afrique (plus un milliard), alors que les pays développés verront leur population urbaine augmenter faiblement (de 754 millions à 950 millions).
Si les « mégavilles » comme Lagos, Kinshasa, Shanghai, Mumbai, Dacca, etc., attirent les regards, l’essentiel de cette croissance se fera dans les villes de 500 000 à 5 millions d’habitants.
Il aura fallu un siècle à Londres pour passer de un à 8 millions d’habitants. Le même parcours aura duré trente-cinq ans à Dacca et vingt-cinq à Séoul
Démographie ou économie
Les villes des pays développés sont loin de connaître le dynamisme démographique des villes du monde émergent. Mais elles restent, économiques majeurs du monde, car la polarisation des activités, et notamment des activités de pointe, est aussi très forte dans les pays riches.
Faut-il alors distinguer la croissance urbaine « extensive » à base démographique et migratoire et la polarisation urbaine « intensive » à base économique et technologique ?
La grande ville, moteur de l’économie
Comment expliquer la polarisation économique autour des villes, et particulièrement des plus grandes ? Ce processus semble paradoxal à l’époque où l’Internet et la baisse incessante du coût des transports devraient permettre, en théorie, une dissémination beaucoup plus forte des activités, voire une indifférence aux lieux.
Le rôle positif de l’agglomération
Un tournant majeur a été pris récemment par la Banque mondiale, qui a longtemps considéré qu’il fallait freiner l’urbanisation dans les pays en développement, et qui aujourd’hui souligne au contraire le rôle positif de l’urbanisation pour le développement et la sortie de la pauvreté.
L’idée fondamentale est que les villes accroissent la productivité, tirent la croissance et pourront donc redistribuer cette croissance vers les campagnes et les villes moyennes.
En réalité, c’est l’inverse qui se passe. Le scénario qu’on a connu pour New York avec l’apparition de la marine à vapeur, avec Chicago et beaucoup d’autres villes avec le développement du chemin de fer, se rejoue aujourd’hui. La valeur de la proximité augmente lorsque les coûts de connexion à longue distance chutent.
Lorsque ces coûts sont élevés, voire très élevés, comme ce fut le cas avant le chemin de fer, des compartiments spatiaux fermés se créent, limitant la concurrence entre les entreprises, créant des rentes de monopole géographique et empêchant de ce fait les économies d’échelle et les « externalités d’agglomération » de s’exprimer.
À l’inverse, plus les échanges deviennent fluides, plus ces effets positifs de rendement d’échelle et d’effets externes se déploient pleinement.
Des traits spécifiques
Pourquoi et comment ? Méfions-nous d’abord des formules trop simples ou trop globales. La knowledge-based city, par exemple, n’est pas une nouveauté (Paris au Moyen Âge, ou au XVIIIe siècle, était une économie de la connaissance très développée). De même, la « ville créative », mise à la mode par Richard Florida, relève du slogan marketing plus que de l’analyse de fond.
La valeur créée par l’agglomération
Le Grand Paris produit un tiers du PIB national avec un cinquième de la population. Les Américains qui vivent dans les villes de plus de 5 millions d’habitants ont un produit par tête supérieur de 50% aux autres. On peut discuter les conventions statistiques sur lesquelles sont construites ces données, mais l’indication générale est claire.
Ce ne sont évidemment pas les Parisiens pris individuellement qui sont plus productifs. C’est l’agglomération qui crée de la valeur supplémentaire.
La métropole contemporaine, celle de l’Internet, des hubs aériens et maritimes, de la finance, des activités à haute composante technologique, se distingue en revanche des métropoles de l’âge industriel par des traits spécifiques.
Elle est en phase avec un univers où la concurrence dite hors-coûts (qualité, innovation, diversité) devient centrale et où le facteur temps devient décisif dans la compétition (vitesse d’apprentissage, réactivité, etc.). Au-delà de la coordination statique des acteurs constitués, la valeur ajoutée métropolitaine repose surtout sur des effets d’agglomération dynamiques.
La grande ville offre une diversité de compétences
La grande ville offre une diversité de compétences qui permet de reconfigurer rapidement et souplement les réseaux d’acteurs et les chaînes de valeur. Contrairement à la ville industrielle où les positions des acteurs étaient figées, la ville contemporaine repose sur le brassage, la modification incessante des formes de division du travail et des formes de coopération.
Les acteurs jouant un rôle de commutation entre des milieux divers, mêlés à l’économie marchande sans y être asservis, gagnent en importance : c’est le cas notamment des universités, qui deviennent une institution centrale de la société urbaine.
Ombres et défis
Le moteur économique urbain devient ainsi de plus en plus puissant. La corrélation entre taille des villes et produit par tête, toujours positive, est particulièrement marquée dans les villes les plus qualifiées. Il y a pourtant bien des risques et des défis.
Le premier problème concerne les relations entre les métropoles branchées et les périphéries ou arrière-pays débranchés. Dans de nombreux pays émergent des formes de découplage entre les centres actifs, bien insérés dans l’archipel mondial, et ces périphéries.
Les périphéries sont des charges et non plus des ressources
Longtemps, les centres urbains et leurs périphéries régionales ou nationales ont vécu en symbiose. Les périphéries étaient des ressources cruciales pour les cœurs urbains, qu’il fallait nourrir, au sens propre, approvisionner en matières premières et en ressources de main‑d’œuvre souvent peu qualifiée (les maçons creusois, les Savoyards, les bonnes bretonnes ou alsaciennes, etc.).
Désormais, les périphéries sont le plus souvent des charges (fiscales notamment) et non plus des ressources. Le développement de nombreux centres (pensons à Moscou, par exemple) se dissocie totalement de celui du pays environnant.
Une loi de puissance
On assiste d’autre part à des effets d’ultrapolarisation du type winner-take-it-all. Autrement dit, comme pour les salaires des footballeurs ou des stars de cinéma, la distance s’accroît entre les premiers et les suivants.
Les réseaux de villes ne sont absolument pas « gaussiens » mais obéissent à des distributions en « loi de puissance » (ou scale-free), où certains nœuds concentrent beaucoup plus de liens que les autres, ce qui est aussi la structure de l’Internet, du protéome, du trafic aérien ou maritime et d’innombrables phénomènes fondés sur l’effet cumulatif de liens préférentiels. Des déséquilibres territoriaux et sociaux majeurs en résultent.
Les classes moyennes, notamment en région parisienne, ont du mal à trouver leur place sur le marché du logement ou du travail. © ISTOCK PHOTO
Des périphéries inutiles
Certains ont considéré que le « bon modèle » était désormais, à l’âge où la globalisation ouvre les marchés mondiaux, celui de la cité-État de 3 à 5 millions d’habitants, libérée du poids de l’entretien des pauvres environnants. Ce modèle est difficile à défendre, mais il faut s’attendre à le voir surgir partout où des régions riches se trouvent liées historiquement à des périphéries pauvres devenues « inutiles ».
La différence est ici fondamentale entre des villes insérées dans des espaces de redistribution et de solidarité étatiques (c’est le cas dans les pays développés et spécialement en Europe) et les villes des pays où ces processus n’existent guère (c’est-à-dire la plus grande partie du monde).
Une fragmentation sociale
La dynamique interne de fragmentation sociale des très grandes villes est également puissante. Au sein de la ville industrielle, les faubourgs ouvriers jouaient un rôle essentiel dans le fonctionnement de l’économie urbaine. Aujourd’hui, on passe souvent d’une telle ségrégation « associée » à une ségrégation « dissociée », où les pauvres survivent sans être vraiment associés aux processus productifs majeurs. Les urbanistes et les politiques parlent de mixité sociale.
Le droit de choisir ses voisins est un moteur puissant des comportements
En réalité, dès que les revenus le permettent, le droit de choisir ses voisins est un moteur puissant des comportements. Le regroupement des plus aisés (souvent, dans les villes en développement, dans des espaces fermés) fragmente la société et l’espace. Et la centrifugation sociale résultant de l’absence de régulation des marchés fonciers repousse impitoyablement vers les périphéries lointaines les moins argentés.
Le risque majeur, y compris chez nous, est celui du sablier social. Dans la très grande ville, on peut échapper aux effets de congestion en payant cher. Elle continue donc d’attirer les plus riches, mais aussi les plus pauvres, qui y trouvent un espace d’opportunités bien supérieur à celui des petites villes ou des espaces ruraux.
Les classes moyennes, en revanche, ont du mal à trouver leur place sur le marché du logement ou du travail. Ce scénario est, en simplifiant beaucoup, celui qui se développe aujourd’hui en région parisienne.
Enfin, dans les « mégavilles » d’Afrique, d’Asie ou d’Amérique latine, l’accès aux services essentiels (eau, assainissement, énergie, mobilité) reste un défi gigantesque, peut-être le plus important de notre époque.
Le défi climat-énergie
Last but not least, notre avenir énergétique, climatique et écologique est bien sûr très lié à la question urbaine. Les villes qui concentrent la moitié de la population du monde consomment 60 % de l’énergie. Mais la situation est très variable selon les régions du monde.
En Chine, les villes consomment deux fois plus d’énergie « commerciale » par tête que les zones rurales. Et la consommation de l’industrie dans les villes reste largement prédominante. À l’inverse, aux États-Unis et surtout en Europe, les villes sont énergétiquement plus efficaces que les zones rurales ou suburbaines.
Des villes comme New York, Barcelone ou Paris sont à cet égard parmi les sites les plus « verts » du monde. Les formes urbaines jouent bien sûr un grand rôle et les modèles très étalés du type Atlanta ou Houston sont à juste titre épinglés pour leur absurde voracité.
Mais il faut analyser les consommations énergétiques des individus de manière globale. En région parisienne, l’habitant de grande banlieue consomme quatre fois plus d’énergie fossile (transports) que le Parisien intra-muros.
Cela, en semaine. Si l’on prend l’ensemble des déplacements, sur toute l’année, on voit en revanche que la consommation est grosso modo proportionnelle au revenu.
Un vecteur d’innovation
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- M. NEWMAN, A.-L. BARABASI et D.J. WATTS, The Structure and Dynamics of Networks, Princeton University Press, 2006.
La mutation énergétique des villes n’en reste pas moins un sujet central. Mais c’est aussi un formidable vecteur d’innovation et de redynamisation possible pour le tissu économique, biens et services confondus.
La croissance des trente glorieuses a été portée par la reconstruction et l’urbanisation de la France d’après-guerre. Aujourd’hui et demain, la transition énergétique et écologique est synonyme de la réinvention de nos villes et de nos territoires. Cela signifie à la fois des emplois non délocalisables et un formidable moteur potentiel d’exportation.
C’est une carte majeure à jouer pour notre pays, nos industriels du BTP, des services urbains, des transports, de l’énergie et du numérique.